Le tapage des mots (1)

yunahreb

La mort peut révéler bien des secrets...

Immobilisée. Suspendue à ce sac qui lui dissimulait les clefs de ce grand appartement. Camille se tenait, penaude, devant la grande porte -hissée telle une arche- du 12, rue Saint Nizier. Voilà enfin qu'elle dénichait ce lourd trousseau qui avait sûrement été terrassé par la profondeur de son sac. C'est un appel de la concierge qui l'a avertie du soudain décès de maman. Elle venait donc prendre possession de cet héritage, seul legs de la vieille dame : un magnifique appartement aux boiseries anciennes qui se tenait dans un immeuble bourgeois du début du vingtième siècle.

Camille avait l'allure de ces femmes sans âge : certes pas vingt ans, mais on ne lui donnait guère plus qu'une fin de trentaine, pour ne pas dire presque quarante.

Elle revenait après plus de quinze ans d'absence dans cette rue dont les constructions semblaient bien avoir été figées dans le temps, immuables et immortelles.

Elle pénétra dans le grand hall où étaient plantés l'ascenseur grillagé qui ne comptait plus les guerres, l'escalier en rotonde qui le contournait dans la grâce d'un vieux marbre grimaçant. Bien sûr, la loge de la concierge, madame Hédin, tenait bonne place dans la galerie de ce vieil immeuble bourgeois. Une porte à carreaux, dont les encadrements en bois de rose certifiaient du faste d'antan.

Elle tapa au carreau, attendant patiemment que madame Hédin vienne lui ouvrir. Toujours aussi alerte, Rose Hédin, tenait à elle toute seule les parties communes de ce bâtiment de quatre étages. On avait peine à croire qu'elle puisse tout briquer ainsi chaque jour, pourtant elle remplissait son rôle à la perfection malgré une cinquantaine bien avancée. Une femme assez corpulente, de petite taille lui ouvrit enfin la porte, dont les carreaux étaient voilés par de petits rideaux blancs qui masquaient à peine ce qui se trouvait derrière.

- Rose ! C'est Camille. Vous n'avez pas changé ! Quel plaisir de vous revoir ! Rose, les chairs gonflées de larmes, prit le temps d'une étreinte contre Camille, celle-là même dont elle avait le souvenir des jeux d'enfants.

- Entre Camille, entre. Viens t'asseoir près de moi. Attends, je vais faire du café. On sentait l'emballement, l'affection, de cette concierge qui aurait pu être sa mère, tant elle avait veillé sur elle dans sa jeunesse. Camille se sentait en sécurité, calfeutrée dans la loge de sa complice d'antan, celle qui savait taire les échappées libres de l'adolescente quand sa mère venait s'enquérir d'elle : « Oh, elle doit être au jardin avec Léonie. Ne vous inquiétez pas, je vous ferai savoir dès que je la vois. »

La discussion prenait bon train et avait des accents de nostalgie, évitant ainsi d'évoquer le présent, ce présent dont Camille ne savait que dire, ni ce qu'elle ressentait.

- Camille, tu devrais monter chez ta maman, tu as tant de souvenirs à visiter.

- Oui, merci Rose. Je voulais juste te dire bonjour, mais j'avoue aussi avoir un peu le trac...

- Il ne faut pas mon enfant, c'est ta maison d'enfance, et maintenant elle te revient de droit : tu es chez toi.

- Merci, à plus tard.

Camille monta au troisième où se trouvait l'appartement, le logis maternel, son Q.G. Les clefs dans la serrure, la lourde porte s'ouvrit sur un parquet qui avait conservé le vernis de ses souvenirs : presque neuf ! Les pièces s'amoncelaient le long de cet interminable couloir dont la destination finale était la cuisine, probablement la pièce la moins impersonnelle de la maison. Les six pièces de ce grand appartement lui donnèrent le vertige. Subitement, elle sentit le vide laissé par sa mère, elle capta la solitude de la vieille dame. Une captation bien étrange, car elle ne ressentait toujours pas cette grande fissure que provoque habituellement la perte d'un être cher.

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