Le Terrier (4)
carouille
Cette journée-là est une véritable torture. Elle n'a rien de nouveau à faire, à part râler parce qu'il n'a presque rien mangé. Et bien sûr, c'est ce jour-là qu'il laisse la porte de la pièce du fond entrebâillée.
Désœuvrée, elle reste plantée devant une bonne partie de ces deux heures, résistant à l'envie de jeter un œil. Elle ne doit pas entrer dans cette pièce, c'est clairement marqué dans les règles.
Sauf que jusqu'à maintenant, cela avait été facile d'obéir, car la porte était toujours soigneusement fermée, et même verrouillée, elle l'aurait parié.
Ça la démange, et bien sûr le chat s'est faufilé à l'intérieur en la narguant. Mais elle sait que si elle cède, une fois sa curiosité assouvie, elle s'en voudra à mort.
Plus le temps passe, plus elle s'attache à son fantôme. Il est un peu spécial, d'accord, mais il est gentil et drôle. Elle ne veut pas profiter d'un moment de distraction.
Bref, quand les deux heures sont enfin écoulée sans qu'elle ait fait grand-chose, elle est ravie d'échapper à la tentation.
*
Tout en lisant, il n'en croit pas ses yeux, il est en train de se faire enguirlander. Non, il ne rêve pas, c'est bien ça.
Elle lui rappelle les règles qu'il a lui-même fixées, et le prie, « fermement », de ne plus oublier de verrouiller sa porte.
Quant à toute la nourriture qu'il a laissée, c'est un beau gâchis, il n'y a pas de quoi être fier. Elle ne cuisine pas pour la poubelle, il lui est donc cette fois « fortement recommandé » de ne pas négliger toutes ces bonnes choses qu'elle lui a apportées.
Dieu du ciel, cette bonne femme est impossible, et la cuisine déborde à nouveau de victuailles.
*
Quand elle tourne la clé dans la serrure, elle fronce les sourcils d'un air sévère. Il a intérêt à l'avoir écoutée, surtout pour la porte, sinon elle fait demi-tour et repart aussi sec.
Mais quand elle arrive dans le couloir, elle reste suffoquée. Non seulement la porte n'est pas verrouillée, mais cette fois, elle est carrément grande ouverte. Et ce qu'elle découvre lui fait sortir les yeux de la tête. Pas étonnant que la maison soit presque vide, il a tout entassé là !
Elle baisse les yeux sur le petit mot déposé sur le seuil.
« Changement de règle. Au travail. Faites comme chez vous. Enfin…comme d'habitude ! »
Une fois la consternation passée, elle entre à pas de loup et s'abandonne au plaisir de la découverte. Ses yeux brillent devant les livres qui tapissent les murs et débordent en piles précaires tout le long des rayonnages. Ses doigts effleurent les tableaux accrochés aux murs ou entassés par terre. Elle tombe amoureuse du grand bureau à cylindre. Reste fascinée par les quelques sculptures disposées au petit bonheur. Ses pieds se prennent dans le tapis, faisant s'effondrer les tas de revues qui le bordent. Et son regard s'éclaire en découvrant l'ordinateur et la connexion internet. Elle tourne sur elle-même au milieu du capharnaüm d'un air entendu.
Pas si austère que ça son fantôme, finalement.
Elle est incapable d'imaginer ce qui peut blesser un homme au point qu'il se calfeutre ainsi, ni ce qu'elle a fait pour mériter sa confiance, mais tout à coup, elle se sent émue aux larmes.
Elle reste immobile un long moment en caressant le chat avant de se ressaisir et d'attaquer les poussières. Aujourd'hui, ce ne sera qu'une ébauche, une prise de contact.
Dans la cuisine, elle retrouve son froncement de sourcils. Qu'es-ce que c'est encore que cette histoire ? Sa cuisine est délicieuse, mais cela fait longtemps qu'il a perdu le goût de manger ? Il adore ce qu'elle prépare, mais si elle pouvait en faire un peu (beaucoup ?) moins, ce serait parfait, parce que aussi bon cela soit-il, quelques bouchées suffisent à le rassasier. Elle gonfle les joues et souffle d'énervement. Voilà que son fantôme trouve que manger est « ennuyeux ».
Décidément, elle a du mal avec les particularités ectoplasmiques de son client.
*
Les poussières. Il est presque déçu, il s'attendait à autre chose de sa part. Jusqu'à ce qu'il tombe sur son petit mot.
« Comme chez moi, vraiment ? Etes-vous vraiment sûr de bien mesurer la portée de vos propos ? »
Ah, voilà, là il la retrouve. Il hésite un instant puis hoche la tête. Ça risque d'être intéressant.
Quand il se dirige vers la cuisine, il se sent beaucoup moins confiant, s'attendant à quelques lignes furibondes. Mais il s'arrête sur le seuil les bras ballants. Elle a dressé une vraie table, avec juste une rose sur le côté au lieu de l'habituel bouquet. Sur le plan de travail, elle a installé le lecteur CD qui trainait quelque part dans la pièce du fond et déposé quelques disques à côté. Appuyé contre le vase, un petit mot lui indique son menu.
Quand il ouvre le frigo, il découvre des feuillets soigneusement pliés sur ses plats. Intrigué, il prend ceux du dîner et rit en lisant la première page.
Le ton est sans appel. Il doit mettre le plat dans le four à thermostat 6, allumer la musique, s'asseoir pour manger l'entrée et tourner la page.
Est-ce qu'il est capable de retrouver les trois sortes de noix utilisées pour ce repas (deux faciles, une à chercher un peu plus) ?
Peut-il donner le point commun entre les légumes crus de l'entrée et ceux cuits du plat ?
Saura-t-il dire s'il s'agit de saumon d'élevage ou de saumon sauvage et pourquoi ?
Combien de types de riz, et de modes de cuisson, peut-il citer ?
Et interdiction d'utiliser internet ou des livres. Il n'a droit qu'à ses cinq sens et à sa mémoire.
*
Même avec sa chariote, quand elle arrive devant la porte, elle est toute essoufflée. Son fantôme va finir par avoir sa peau. En plus de la cuisine, elle a passé la journée de la veille à inventer des devinettes, des jeux de piste et des histoires, et à trouver le moyen de les relier à ses menus.
En toute honnêteté, elle espère qu'il va vite retrouver le goût de manger, parce qu'elle n'est pas sûre que son imagination lui permette de tenir très longtemps.
Dans la cuisine, sa première préoccupation, c'est de vérifier le frigo et la poubelle. Brave petit fantôme, il a tout mangé. Quand elle voit les feuillets soigneusement disposés au milieu de la table, elle rit. Il a même fait ses devoirs.
Il râle qu'il a eu un mal de chien à trouver la noix de muscade, et avoue que pour cette histoire de saumon, il a dû aller chercher sur internet. Mais promis, après avoir avalé son plat (le chat l'a un peu aidé sur ce coup là). Quant à la devinette du déjeuner, il sèche. Il ne connaît aucune herbe ayant l'apparence du persil plat mais un goût très différent.
Elle sourit. De la coriandre, il y en a plein son dîner.
Elle se faufile jusqu'au couloir, impatiente.
« Oui ».
Excellent, elle s'en frotte les mains et fait de multiples allers-retours entre la grande pièce du fond et le reste de la maison. Elle prend des mesures, dessine toutes sortes de combinaisons dans sa tête, farfouille dans le capharnaüm pour être sûre de ne rien rater. Finalement, elle se plante au milieu de la pièce avec les mains sur les hanches.
Alors deux heures, ça ne va pas suffire.
*
Il entre presque en courant et s'arrête net. Elle n'a rien fait. Il s'attendait à un chambardement énorme, voire à retrouver sa maison en plein chantier. Et elle n'a strictement rien fait.
C'est écœurant.
Quand il trouve le petit mot, il reste toujours aussi frustré. Il va encore devoir attendre deux longues journées. Il traîne les pieds jusqu'à la cuisine en maugréant. Oui, il va manger, et oui il va suivre tous ses jeux qu'elle invente exprès pour lui.
Mais si la prochaine fois elle n'a toujours rien fait, il entame une grève de la faim.
Il s'installe sagement à table, la musique résonnant dans la pièce et son crayon à la main. Sauf qu'elle le prend à contre-pied. Cette fois-ci, pas de petit jeu, elle va lui raconter une histoire. Et la règle est simple : tant qu'il mange, il a le droit de lire. A l'instant précis où il arrête de manger, il arrête de lire.
Quand il termine son dessert, il regarde le reste des pages avec envie. Il va devoir attendre le déjeuner du lendemain pour connaître la suite. Il sourit tout seul en donnant son assiette à lécher au chat.
En fait, il a embauché Shéhérazade.
*
Elle attache ses cheveux d'un air déterminé. Jusqu'à ce soir, c'est bien, mais avec tout ce qu'elle a à faire, le temps va passer très vite. En tout cas, elle est soulagée, il a encore tout mangé. Et il en redemande.
C'est parfait, des histoires rocambolesques de dieux indiens, elle en a plein les poches, cela va lui permettre de s'économiser sur les jeux et devinettes.
Elle se tape sur les doigts avec le marteau en fixant les crochets des tableaux au mur. S'écrase le pied avec l'une des sculptures. Se fait assommer par une pile de livres que le chat fait dégringoler du haut d'une étagère. Se fiche des échardes sous la peau en cirant le grand bureau à cylindre. S'étale de tout son long en se prenant les pieds dans le tapis. Et manque se coincer le dos en transportant l'énorme télé.
Quand elle déambule entre les pièces alors qu'il ne lui reste que quelques minutes, elle se dit qu'elle devrait être fière d'elle. La maison est métamorphosée. Elle est chaleureuse, accueillante, vivante. Elle respire.
Mais quelque chose la chiffonne. Elle l'a au bout de la langue, ça la titille, ça l'énerve. Quelque chose cloche, mais elle n'arrive pas à mettre le doigt dessus.
Ça lui vient d'un coup au moment où elle claque la porte d'agacement. Elle fait demi-tour aussi sec.
Il va lui falloir une autre grande journée.
*
Ça, pour être estomaqué, il est estomaqué. Il n'aurait jamais imaginé qu'elle puisse abattre un tel travail en une journée.
La silhouette qui vit dans sa tête ondule à nouveau. Le bouquet de fleurs avait suscité l'ombre d'une robe légère et aérienne, que les chaussures reluisantes avaient transformée en uniforme impeccable. Lui-même remplacé par un tablier de ménagère efficace cueillant des cerises et maniant énergiquement le fer à repasser. Avec le jardinage, il lui avait rajouté une bonne paire de bottes, des mains rêches et, allez savoir pourquoi, des cheveux courts et permanentés. Les pâtisseries maison, il ne savait toujours pas pourquoi non plus, avaient fait pousser les boucles artificielles jusqu'à obtenir un lourd chignon blanc reposant sur la nuque.
Il était resté sur cette image de gentille petite mamie aux cheveux comme neige, avec un tablier à fleurs et trimballant sa chariote en trottinant à petits pas. La farce de la salle de bain n'avait fait que lui rajouter un sourire malicieux, et il l'imaginait raconter histoires et devinettes à des petits enfants avalant sans piper mot leurs épinards, suspendus à ses lèvres.
Sauf qu'avec ce déménagement, il devait enlever vingt ans à sa petite grand-mère et lui coller des biceps de bûcheron.
Sous le charme, il déambule entre les pièces, effleurant les meubles du bout des doigts, s'enivrant de l'odeur de cire qui envahit la maison, et se réappropriant tous ces objets qu'il aime tant mais qu'il avait comme perdus de vue.
Il se sent bien, ému, presque libre. Il y a toujours ce fardeau qui pèse sur ses épaules comme la Terre sur Atlas, et transforme le monde en un lieu froid et gris où il n'a plus sa place.
Mais au milieu de cet univers hostile, il a retrouvé un petit coin chaud et lumineux, un espace où il a le sentiment d'avoir le droit de vivre en paix.
Il regarde la télé en feuilletant ses revues, les pieds sur la table basse et le chat sur les genoux, tout enveloppé par les parfums venus du jardin. Il dîne dans le salon, toujours en musique et ses feuillets à la main, sous le regard de ses tableaux dont l'émotion ne s'use jamais. Il dévore ses plats avec un enthousiasme qu'il n'a pas connu depuis des siècles. Il bouquine dans la grande pièce du fond, heureux de savoir tous ses livres soigneusement rangés et non plus écrasés et parfois piétinés.
Quand il sort de la douche, il réalise que sans même qu'il s'en rende compte, sans peut-être même y penser, elle lui a fait un autre cadeau. Elle lui a rendu une part de lui-même.
D'accord, il va vider le bureau à cylindre pour qu'elle puisse le déplacer. Evidemment qu'il lui accorde une autre journée complète, bien qu'il ne voit absolument pas ce qu'elle puisse encore faire.
Et bien sûr qu'elle peut lui emprunter des livres, autant de livres qu'elle veut.
*
En ouvrant l'armoire de la chambre pour la vider, elle a un mouvement de surprise. C'est comme s'il avait enlevé tous ses habits pour les remplacer par des neufs. Elle fronce les sourcils, elle ne comprend pas. Elle attrape tous les vêtements, et au fur et à mesure qu'elle les sort, si, elle comprend. Parce qu'ils ont tous deux ou trois tailles de moins que les anciens.
En voyant cette folie dépensière, elle peut presque ressentir sa joie, son bonheur. Il a encore des proportions relativement imposantes, mais il est revenu à des dimensions plus raisonnables. S'il continue à manger sa cuisine, elle est sûre qu'il continuera à mincir.
Et elle est heureuse pour son fantôme, puisque cela semble si important pour lui.
Elle se remet au travail, il ne lui reste que quelques heures. C'était cette chambre qui n'allait pas, beaucoup trop petite. Il faut de l'air pour bien dormir. Maintenant que le capharnaüm s'est ventilé dans toute la maison, cette petite pièce fera un bureau très agréable, avec une belle vue sur le jardin.
Et dans la grande pièce du fond, ses rêves auront tout l'espace nécessaire pour s'épanouir.
Elle finit dans les temps, mais avec tous ces gros meubles qu'elle a transbahutés, elle n'en peut plus. Chacun de ses muscles l'a fait souffrir, elle est épuisée. Dès qu'elle rentre chez elle, elle se douche et elle dort.
Et promis, plus jamais elle ne râle parce qu'elle n'a rien à faire.
;-)
· Il y a environ 9 ans ·Maud Garnier
j'adore te suivre pas à pas ;))))
· Il y a environ 9 ans ·carouille
Elle lui obéit malgré tout au doigt et à l'oeil ;) La suite...où j'achète le bouquin.
· Il y a plus de 9 ans ·erge
Bon, d'accord, la suite. Et fin.
· Il y a plus de 9 ans ·carouille
Fidèle à mon esprit d'escalier, je viens seulement de comprendre la référence "au doigt et à l’œil"... Grand moment de solitude...
· Il y a plus de 9 ans ·carouille