Le tombeau

Marie Leroy

   Il aurait été impossible, pour la jeune femme, de dater précisément le commencement de sa déchéance, tant la confusion, au fil du temps, avait fini par ravager son esprit. Sa verve et son ambition d’autrefois semblaient irrémédiablement éteintes ; et l’insouciance qui la caractérisait encore un an plus tôt, lorsqu’elle s’était installée dans sa nouvelle maison, lui apparaissait maintenant comme une sottise navrante dont elle se blâmait continuellement. Aujourd’hui, elle vivait presque à la manière d’un animal, comme guidée par des instincts primaires dont le sens lui échappait. Elle se levait et se couchait machinalement, sans dessein, et sans réelle volonté, et comblait le vide de ses journées par quelques tâches ordinaires qui n’exigeaient aucun effort émotionnel ou intellectuel. Il arrivait, parfois, qu’une insondable lassitude l’envahisse, la paralyse ; elle pouvait alors rester immobile durant plusieurs heures, en s’imbibant du bruit continu des radiodiffusions et des images abêtissantes que projetait son écran de télévision. Du son, et des images à outrance, comme si ces cacophonies artificielles avaient le pouvoir d’étouffer ses pensées !

   Le plus insupportable était sans doute d’avoir pleinement conscience de sa dégradation. Même si une fatigue invincible avait pris possession de son corps, même si ses aspirations passées lui paraissaient maintenant risibles et inatteignables, elle ne pouvait faire taire les voix intérieures qui l’accablaient de reproches. Car, quoi qu’on pût en dire, cette femme avait fait preuve durant toute sa vie d’une grande exigence envers elle-même ; et, malgré la dramatique métamorphose à laquelle elle s’abandonnait, sa conscience était encore capable de brefs soubresauts. Et, dès lors, elle croyait entendre quelqu’un hurler en elle-même : « Regarde-toi, misérable ! toi qui ne vivais que pour nourrir ton œuvre littéraire, la polir, l’étoffer, et compter un jour parmi les plus brillants écrivains, tu mourras dans l’indifférence ; nul ne se souviendra de ton nom, et les quelques ébauches que tu que tu laisses inachevées seront détruites ! »

   Oui, elle prêtait une certaine attention à ces dernières invectives, dont les propos l’attristaient, l’ébranlaient – ou, au mieux, la faisaient tressaillir un instant, mais elle retombait très vite dans son état de passivité extrême, et affectait de les oublier, comme on tourne le dos à un ennemi que l’on ne veut guère combattre.

   Puisque l’infinie solitude de la jeune fille avait inquiété certains membres de son entourage, quelques personnes s’étaient peu à peu rapprochées d’elle, et avaient pris l’habitude de la convier à leurs soirées. C’était, pour elle, si sauvage et inaccessible depuis l’enfance, une situation très inhabituelle et quelque peu angoissante ; de sorte qu’elle comptait toujours sur l’effet d’un breuvage alcoolisé pour atténuer sa torpeur. Elle se trouvait rapidement grisée, égayée, détendue ; elle éprouvait, comme rarement, du plaisir à être en société et se dévoilait sans crainte. Cependant, l’ivresse était quelquefois si grande qu’elle semblait perdre pieds : elle se livrait alors à des épanchements de paroles presque incontrôlables, et, abandonnant toute retenue, confiait certaines de ses pensées les plus intimes à ces gens qu’elle ne connaissait, en somme, que très peu. Elle s’éveillait, les lendemains, très honteuse et s’injuriait secrètement ; mais, à nouveau confrontée à la présence d’autrui, elle ne se passait que très difficilement des élixirs qui la libéraient d’elle-même…

   Un jour, pourtant, elle se trouva lasse de ces excès – qui, d’ailleurs, ne faisaient que la précipiter à chaque fois vers un désespoir insoutenable – et décida d’espacer les rencontres avec ses amis. Elle prit, à cette époque, plusieurs résolutions très louables qu’elle entendait tenir avec une discipline et une rigueur infaillibles : elle se leva plus tôt et tâcha de mener ses journées selon une organisation minutieuse ; elle se força à lire et à étudier les ouvrages de grands auteurs classiques, et même à peaufiner ses propres anciens travaux. Elle estimait travailler dur et fut surprise de trouver encore en elle-même autant de volonté, de détermination.

  Mais, elle n’était pas pour autant redevenue maîtresse de ses émotions, et la moindre contrariété suffisait à raviver ses angoisses irrationnelles d’autrefois, sa désespérance, et son immense lassitude. Elle avait beau se débattre comme un insecte qui, tombé sur le dos, agite frénétiquement ses pattes jusqu’à l’épuisement ; l’indolence, comme un venin, se répandait lentement en elle, jusqu’à ce que chaque agissement ne fût plus le fruit que d’un besoin purement mécanique. Absente, fantomatique, elle paraissait ne plus vivre que par la pensée et renoncer à jamais à toute forme d’ambition.

   On ne vit que rarement un être humain plus amorphe. Bientôt, son désintérêt pour l’existence devint tel qu’elle ne quitta presque plus sa chambre. Ses affaires personnelles s’amoncelaient dans la petite pièce : elles les avaient rassemblées, inconsciemment, comme pour ne manquer de rien, ainsi qu’un animal s’apprêtant à hiberner. Le monde extérieur lui semblait de plus en plus méconnu, inquiétant ; l’idée d’un simple dialogue la faisait frémir. Elle préférait demeurer dans sa chambre, sa grotte, son cocon, où les objets s’accumulaient, envahissaient l’espace jusque dans les recoins les plus exigus. Des feuilles de papiers et divers emballages jonchaient le sol ; des livres, des vêtements encombraient le lit où elle restait parfois allongée tout le jour, de sorte que, lorsqu’elle dormait, on l’eût prise pour une poupée déposée par un quidam, parmi tout ce fouillis.

   Elle se considérait comme morte et n’espérait plus rien. Il arrivait, pourtant, que son cerveau connaisse quelques moments de lucidité, durant lesquels d’étranges visions s’imposaient à elle… Elle imaginait que sa chambre, son antre, son refuge, pourrait être en réalité un tombeau. Elle se racontait qu’un jour, un tel désordre régnerait dans la pièce qu’elle ne pourrait plus s’y déplacer. Elle serait donc condamnée à rester dans son lit, et à finalement y mourir, étouffée par l’amas de ses propres affaires. Et, on retrouverait un jour, en dérangeant le chaos, son propre corps, aussi inerte et désolé que les objets qui l’entouraient…   

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