Le tour d'y voir
vert-de-grisaille
La princesse vivait là, esseulée dans sa tour d'ivoire, bâtie autour d'un îlot aussi étroit qu'un égoût.
Elle ne voyait rien, ni personne.
Elle ne s'ennuyait qu'à peine, l'esprit plein de dessins, qu'elle façonnait mentalement sur ses murs altérés des pleurs d'antan.
Elle s'enferrait. Elle s'enfermait.
De temps à autres, elle s'autorisait une sortie, mais toujours en bonne escorte. Et avec parcimonie, pour ne pas trop sentir l'insécurité de l'extérieur. C'était un tour pour y voir, hors de sa tour d'ivoire.
On la croyait hautaine, et, si elle était bien souveraine, elle ne l'était qu'en sa demeure.
Et encore. Elle se voyait plutôt asservie à cette muraille, comme une gardienne des profondeurs.
Peu s'approchaient de cette haute tour. Certains avaient tenté de franchir la poutrelle effilée qui reliait la tour à la terre, mais comme elle avait aimé et nourri les crocodiles qui hantaient ces flots, beaucoup reculaient dès que le déséquilibre se faisait sentir.
Elle regardait, depuis la meurtrière, les progressions. Elle admirait ces courageux, prêts à tout tenter pour mettre leur bravoure au défi.
Et elle repartait dans la contemplation de ses murs. Elle les colorait, elle s'amusait. Parfois, elle repensait à ces équilibristes improvisés, et se plaisait à rêver que l'un d'entre eux apprivoiserait ses crocodiles bien-aimés, suffisamment pour pouvoir traverser en toute quiétude, et sourire aux lèvres. Elle se disait, que peut-être lui ferait-il découvrir un monde autre, où l'on peut admirer le paysage, et côtoyer les animaux sauvages, s'en faire des amis.
Et, pourtant, elle pensait aussi que, si la vie l'avait placée dans cette tour, ce n'était pas sans raison. Elle ne vivait pas au Moyen-Âge, elle connaissait Voltaire, et surtout "Candide". Les phrases de Pangloss lui revenaient en tête.
Le soir, elle entendait les murmures de la vie, qui lui parvenaient avec clarté, et résonnaient sur ses murs.
Certains disaient qu'elle pourrait sortir et faire la moitié du chemin, quand quelqu'âme affrontait la mare aux crocodiles.
Sauf qu'elle avait peur, elle qui n'avait connu que les murs, et les crocodiles. Et, si elle avait pu confier ses états d'âmes, elle vous aurait dit que, les crocodiles, bien que munis de grandes dents, lui étaient moins effrayants que les gens, dont l'âme acérée valait bien les crocs des reptiles...
Merci, Junon.
· Il y a presque 13 ans ·Je vois que tu es également prolifique. J'irai bientôt faire un tour sur tes propres textes, car la liste des titres me semble bien sympathique et je compte les explorer.
vert-de-grisaille
"elle vous aurait dit que, les crocodiles, bien que munis de grandes dents, lui étaient moins effrayants que les gens, dont l'âme acérée valait bien les crocs des reptiles..."
· Il y a presque 13 ans ·L'image est très juste, comme le reste du texte... j'aime beaucoup ! Et je suis ravie de t'avoir découverte grâce à un coup de coeur qui t'as mise en avant aujourd'hui.
junon