le train de la vie (2)

dechainons-nous

La sage femme me pose sur le corps de ma mère, la lumière aveuglante s'atténue, et la douleur de l'air qui pénètre dans les poumons disparait . Ma mémoire est intacte, mais je sens que je n'ai plus le contrôle de mon corps.
J'aperçois les sièges en bois d'un wagon, des voitures forestières de couleur verte sont attelées à une locomotive à vapeur qui crache une épaisse fumée noire dans le hall de la gare. La vapeur fait crisser le sifflet qui annonce le départ.

Je suis dans le train que je découvre dans son emballage et que je brandis tout fier à mes parents devant l'arbre de noël.
Mes souvenirs entament un mouvement tourbillonnaire et s'échappent comme l'eau de l'écluse que l'on vient d'ouvrir, à nouveau le sifflet strident de la bête humaine se fait entendre, les portes se referment, le paysage commence à défiler.

Je quitte le wagon, ma mère irradie la joie de me voir dormir sereinement ma tête logée au creux de sa poitrine.

Dans le wagon suivant, la nuit est tombée, des soldats habillés de manteaux gris bleus en coton épais, sont allongés dans une tranchée, j'entends le bruit des mortiers et je vois les projections de terre voler dans la brume et la fumée. Le matricule 197 est hagard ses yeux sont perdus dans le vide, il tremble, de peur ou de froid, peut être des deux, son regard accroche le mien, il semble me parler, me supplier mais je ne comprends pas. J'ai peur pour lui, pour moi.

Je change de wagon, quelque part en Afrique un jeune enfant pied nu, joue avec un pneu, ils sourit, il court après les poules qui cherchent leur nourriture autour des huttes en bois. Toujours le même regard qui se reflète dans le mien, je commence à sentir des remords m'envahir, je ne comprends pas toutes ces images qui défilent et m'interpellent.

Je me mets à courir pour traverser au plus vite tous ces compartiments. Ici un feu de camps, des carcasses d'animaux suspendues, autour du brasier des hommes, ou plutôt des australopithèques se sont réunis pour affronter la peur de la nuit.
Là, intemporel et je ne sais où, je guide une charrue accrochée à des bœufs, la terre est aride et se rebelle sous le soc.
Je ne regarde plus les tableaux de ces vies inachevées, l'angoisse étreint ma poitrine, je cours à perdre haleine. A un détour de ma course je traverse des montagnes, je suis en lévitation jambes croisées mains jointes au dessus des glaciers.

J'arrive au dernier wagon du convoi, à nouveau une lumière m'aveugle, je ne discerne plus rien. Le plafond, le plancher, les parois, le paysage tout est blanc translucide, uniforme, mon corps se fond dans cette masse incolore, seuls mes yeux continuent d'exister et commencent à apercevoir d'autres âmes. J'entends des plaintes et des gémissements, je les connais toutes, nous nous sommes croisés, nous formons qu'une seule vie. Elles ne m'ont jamais quitté et si souvent influencé pour ne pas dire tout le temps.
Toutes ces vies que j'ai abandonnées, que je n'ai pu finir, me réclament, elles attendent que je les délivre de leurs souffrances, elles m'appellent.

Dans la tranchée, le matricule 197 écoute le discours du lieutenant, demain matin à l'aube l'assaut sera donné pour reconquérir pour la énième fois une tranchée plus loin. Les rations sont délivrées à la hâte, des lettres écrites dans la précipitation sont collectionnées, dans une heure le signal retentira.
Il ouvre sa main et regarde la photographie, Lui, Céline sa femme, Pierre et Solange leurs enfants, il revoit la scène, immortalisée par le flash au magnésium quelques temps avant le grand départ. Ils n'avaient pas beaucoup parlé et avaient compris que ce serait un aller simple. Dernier sourire adressé à sa vie et la main glisse la photographie sous le manteau du coté du cœur, endroit du corps qui sera transpercé par le fer lors de l'assaut, je la redirige vers la poche droite de l'uniforme. Ce souvenir ne sera pas souillé par ce sang impur qui abreuvera les sillons de la patrie voisine.

Je ne tremble plus, j'ai trouvé cette paix intérieure, et ne m'enfuirai plus devant ce destin que je vais affronter. Quand l'ordre est donné par le lieutenant, je me lève et cours au devant de l'ennemi, je ne pointe pas la baïonnette de mon fusil en avant, à quoi bon ? je ne sens pas la lame s'enfoncer en moi, allongé sur le sol, la main serrant la photographie, j'entends au loin un train qui s'éloigne.

Recroquevillé sur le ventre de ma mère je dors paisiblement, mon cerveau est vierge de toute image.

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