le vaisseau fantôme

phil75004

Dans une ville sinistre, brumeuse, humide, engluée dans les habitudes et la médiocrité, arrive le Hollandais Volant et ses rêves d’amour éternel. Face à lui, une vieille pute et le poète du village, un touriste enthousiaste, une crémière nymphomane, une tenancière de bistro, un vieux aigri et désespéré…. Tout ça se terminera mal, bien entendu, comment faire autrement dès qu’on parle d’amour ?

LE VAISSEAU FANTÔME

Pièce en deux actes

PERSONNAGES

MADAME

LA CAISSIERE

LA SERVEUSE

ISABELLE

LA CREMIERE

LE HOLLANDAIS

MONSIEUR ARMAND

LE TOURISTE

ERIC

LE VIEUX

LE PATRON

LE BOUCHER

ACTE 1

Une terrasse de café, dans un port nordique humide et brumeux.

Plusieurs clients sont déjà attablés, l'air sinistre.

L'intérieur du café est protégé par de grandes verrières : on y voit un bar au zinc terni derrière lequel officie le patron; une caissière majestueuse trône à côté de son outil.

Un homme vient s'asseoir à une table; son enthousiasme béat et ses habits colorés trahissent immédiatement le touriste.

 

LA SERVEUSE : Ce sera quoi?

LE TOURISTE : Un Apfelsinnenbaum.

LA SERVEUSE : Un quoi?

LE TOURISTE forçant encore  l'accent : Un Apfelsinnenbaum.

LA SERVEUSE : Connais pas.

LE TOURISTE : Cela m'étonne. C'est votre spécialité.

LA SERVEUSE : Connais pas quand même. Attendez. Je me renseigne.

(Elle va vers la caissière.)

 

Maman, il y a là un Monsieur qui demande un truc, un Apfel quelque chose. Tu peux venir?

LE TOURISTE : Madame, vous savez certainement ce qu'est un Apfelsinnenbaum.

LA CAISSIERE, carnassièrement commerciale : Je ne sais pas si je me souviens ...

LE TOURISTE : C'est pourtant votre spécialité.

LA CAISSIERE : Peut être, mais ...

LE TOURISTE : Enfin, je suis bien dans la ville de Götz, comté de Schwurr, duché de Spatz?

LA CAISSIERE : Pour ça, oui.

LE TOURISTE : Alors vous devriez savoir faire de I'Apfelsinnenbaum. Vous avez dû en boire à la mamelle, en sucer au biberon, vous avez dû vous cuiter avec dès l'âge de quinze ans, vos reins doivent nager dans de I'Apfelsinnenbaum, vous devez mariner dedans.

( II brandit son guide)

 

C'est écrit là. Mon guide est un peu vieux, mais vos traditions le sont aussi.

(avisant un vieux en train de boire à une table voisine).

 

Monsieur, vous qui semblez être un vieil habitant de cette cité, vous connaissez certainement la recette de I'Apfelsinnenbaum ?

LE VIEUX, très agressif: M'en fous.

LA SERVEUSE : Bon, alors je vous sers quoi?

LE TOURISTE, un peu démonté : Un demi.

LA SERVEUSE : Ça, on connait. Patron! un demi pour la terrasse.

LE PATRON : Ca marche.

LE TOURISTE, à la serveuse qui lui apporte son verre: Et le Spotflugweiss?

LA SERVEUSE : On fait pas ça non plus.

LE TOURISTE : C'est une danse. Deux pas en avant, un pas en arrière légèrement sur le côté. Un peu comme le tango, mais sur trois temps.

LA SERVEUSE : Connais pas. Maman, tu sais danser le Spot ... comment vous dîtes déjà?

LE TOURISTE : Le Spotflugweiss. C'est la danse folklorique de Gotz. Seuls les couples mariés peuvent y participer. Le jour de la noce, la jeune épousée peut enfin s'y joindre avec son époux. Elle a revêtu sa Protzheim et son mari, tout en dansant, doit essayer d'attraper sa Flugheimsuch, qui est ensuite tirée au sort entre toutes les vierges

de la ville. La gagnante aura le droit de conduire la Rollschuf, qui est votre procession rituelle lors de la fête des Schallenbrett.

LA CAISSIERE, un peu ébahie: C'est drôlement bien documenté votre bouquin.

LE TOURISTE : Un chef d'oeuvre, Madame, une somme. Un index de dix mille entrées. Fini le tourisme superficiel, la course au musée, le palmarès des monuments, les hôtels bon marché et le sandwich international. Je ne visite pas : je fouille. J'ausculte. J'analyse. J'interroge.

LE VIEUX, explose : Vous rêvez, oui! Qu'est-ce que vous croyez? Qu'on s'éclaire à la bougie? Qu'on se soigne au clystère et aux sangsues?

LE TOURISTE : Mais les traditions ... les contes, les légendes ...

LE VIEUX : Légendes mon cul, Monsieur. C'était bon du temps où on n'avait pas la télé. Maintenant, ça bouge et en plus c'est en couleurs.

LA CAISSIERE : Ne vous inquiétez pas, Monsieur. II est gâteux.

LE VIEUX : De toute manière à Götz il n'y a plus de vierges. Elles se font toutes sauter à quinze ans dans le bois au dessus du port, en s'imaginant que c'est plus romantique que dans un lit.

LA CAISSIERE : Calme-toi, grand père.

( Montrant la serveuse :)

J'aime pas qu'on dise des cochonneries devant ma fille.

LE VIEUX : A votre âge c'est des cochonneries mais au leur c'est de l'amour! Et autant qu'elles fassent ça en plein air. Au moins elles passent leur après midi à la campagne!

LA CAISSIERE : Patron, le vieux a sa crise.

LE PATRON : Allez, grand père, t'a assez bu aujourd'hui. Va cuver ailleurs.

LE VIEUX : Parce que quand elles sont mariées c'est pire! Ca pue le renfermé, le moisi, les vêtements pas nets qu'on a portés trop longtemps. C'est alors que c'est dégoûtant, Madame! Quand ça sent la sueur tous les samedis soirs!

LE PATRON : Tu t'en vas tout seul, ou je viens t'aider?

LE VIEUX, s'en allant, au touriste : Et si votre guide s'imagine que Götz a les moyens de se payer des processions de rosières, foutez-le dans un musée, Monsieur, section papyrus. Notre ville est une ville moderne, qui coïte hebdomadairement, civiquement , consciencieusement! Sur ce, bienvenue, Monsieur. Je vais me cuiter ailleurs. L'alcool est une chose précieuse à Götz! C'est une des seules qui s'évapore.

LE TOURISTE, le vieux une fois parti: Je suis désolé d'être à l'origine de cet incident un peu pénible.

LA SERVEUSE : Pensez donc! on a l'habitude. Trois ballons dans le nez et c'est reparti. Un vrai obsédé.

LA CAISSIERE : Faut vous dire que sa femme l'a plaqué y a vingt ans, comme ça, du jour au lendemain. Fatalement, ça aigrit.

LA SERVEUSE : C'est nous qui sommes navrées. Vous allez avoir une opinion de notre ville! Déjà qu'on voit pas grand monde ...

LE TOURISTE : De fait, la route n'est pas très bonne. Et pas très bien indiquée. J'avoue que sans mon guide ...

LA SERVEUSE : On avait un beau panneau avant, sur la nationale, qui brillait la nuit. Et puis il y a eu un gros accident, trois poids lourds qui ont voulu doubler une moissonneuse batteuse, vous imaginez. On l'a retrouvée en miettes sur cinquante mètres.

LA CAISSIERE : Depuis, plus rien. Manque de crédits. La ville est pauvre. Pas de travail.

LE TOURISTE : Pourtant, vous avez un artisanat célèbre ... Les ébénistes de Götz...

LA CAISSIERE : Le dernier est mort il y a dix ans.

LA SERVEUSE : Victime du formica. Faut quand même reconnaître que question nettoyage c'est plus pratique.

LE TOURISTE : Depuis, plus d'industrie, plus rien?

LA CAISSIERE : Une usine de traitement de déchets, un peu plus haut sur la rivière ...

LE TOURISTE : C'est elle sans doute qui donne à votre ville son odeur si particulière?

LA CAISSIERE : Non, aujourd'hui le vent vient de la terre. Là, c'est la porcherie industrielle.

LE TOURISTE : Et la pêche? Le port? Les fameuses truites roses de Götz, au ventre si délicatement nacré?

LA SERVEUSE.: La dernière qu'on ait pêchée, elle avait un ventre vert et l'eau a commencé à mousser quand on a voulu la cuire. Maintenant, on les élève dans des bassins, c'est plus hygiénique.

LE TOURISTE : Et les charmants petits bateaux, que je vois là dans le bassin?

LA CAISSIERE : Ils coulent.

LE TOURISTE : Mais c'est regrettable! Regrettable, et criminel! Votre côte est une des plus belles du duché de Spatz. Vous pourriez la faire visiter! Retaper un de ces délicieux navires, organiser des croisières, des journées en mer, je ne sais pas!

LA SERVEUSE : Sans vouloir vous vexer, Monsieur, votre dictionnaire il n’a pas l'air très connu. Personne ne vient à Götz. Déjà qu'on a du mal à y rester.

LA CAISSIERE : La plupart des maisons sont vides. Le soir, les rues sont noires et les cafés fermés. Que voulez-vous, Monsieur, quand un port n'a plus de bateaux, il crève, c'est fatal.

MADAME, à une table voisine: Plus de bateaux, plus de marins! Les bateaux on s'en fout. Quand ils étaient en bois, encore, ça avait de la classe. Maintenant c'est des vieux machins rouillés qui flottent aussi bêtement que des bouées ... Mais les marins! Ce sont les marins qui manquent à Götz.

LA SERVEUSE : Tiens. Madame se réveille.

LA CAISSIERE, au touriste : Vous qui cherchiez une curiosité, ça m'étonne que celle-ci ne soit pas dans votre bouquin.

MADAME, très polie : Monsieur.

LE TOURISTE, rendant le salut : Madame.

LA CAISSIERE : C'est la pute de Götz.

MADAME : Pas la pute. La fille à marins. Ou la mère. Ou la sœur. La femme aussi, bien sûr, mais finalement c'était très accessoire.

LE TOURISTE : Vous avez connu le vieux Götz, Madame?

MADAME : Si j'ai connu le vieux Götz! Quand un bateau arrivait dans le port, c'était merveilleux, je voyais descendre une cargaison de tendresse et de frustrations, de confidences, de souvenirs. Et j'étais là, Monsieur, j'étais là pour écouter, pour consoler, pour embrasser. Et quand le bateau partait, il restait encore à Götz comme un parfum d'amour qui flottait derrière toutes ces solitudes. Maintenant ça ne sent plus rien. Il n'y a plus d'amour à Götz. C'est de ça dont la ville crève.

LA CAISSIERE : L'amour, l'amour, c'est bien joli mais ça paie pas les patentes.

LA SERVEUSE : Tout le monde peut pas vivre de ça!

MADAME : Regardez ces tables. Cette décoration achetée par correspondance. Cet éclairage d'hôpital. Pensez-vous sérieusement qu'on puisse dire "je t'aime" à quelqu'un, assis dans ces chaises qui collent aux fesses? Impossible, mon cher Monsieur, impossible. Tenez, penchez-vous vers moi et dîtes-moi : "Je vous aime."

LE TOURISTE : Pardon?

MADAME : Ça vous gêne? vous êtes timide?

LE TOURISTE : C'est que ... je n'ai pas l'habitude.

MADAME : Tant pis pour vous. Penchez-vous quand même. C'est pour  l'expérience.

LE TOURISTE : Je vous aime.

MADAME : Tenez! Vous avez entendu? Votre chaise. Elle grince. Elle grince comme du plastique, avec une espèce de couinement grotesque. Résultat : vous êtes ridicule. Fatalement ridicule. Allez séduire quelqu'un avec ce fond sonore. Allez séduire quelqu'un dans cette ville où les couchers de soleil se cachent derrière du

béton, où les feuilles des arbres ont des espèces de boutons brunâtres, où même les oiseaux chantent faux le matin! Plus de séduction. Plus de charme, plus de poésie. Partant, plus d'amour. C'est implacable comme une preuve par neuf.

MONSIEUR ARMAND, un peu maniéré, à une table voisine: Permettez. Je m'insurge. Excusez mon indiscrétion, j'écoutais votre conversation et je m'indigne. Plus de poésie à Götz! Mensonge, Monsieur, mensonge. Je me présente : Monsieur Armand. Poète. Plusieurs de mes écrits ont déjà eu les honneurs d'une publication.

Peut-être avez-vous lu "Le Vase brisé"? C'était ma femme.

LE TOURISTE : Qui donc?

MONSIEUR ARMAND : Le Vase brisé. C'était ma femme.

MADAME : Un bas-bleu. Froide comme un surgelé et gaie comme un faire-part. Monsieur a eu le bonheur d'être veuf une année après son mariage et s'en console en mirlitonant des sonnets dans la feuille de chou municipale.

MONSIEUR ARMAND : Ne raillez pas ce que vous ne pouvez comprendre, Madame. Une femme comme vous peut-elle savoir ce qu'est l'amour? Mon épouse, Monsieur, était un être d'élite que j'adorais. Vous qui êtes venu, votre guide à la main, visiter notre ville, sans doute n'y voyez-vous que des murs sales, des boutiques vides, des papiers gras dans les caniveaux et l'eau huileuse de notre

port. Pour moi, ce sont des rues où elle marchait, un air qu'elle respirait, des odeurs qu'elle sentait. Tout Götz porte son empreinte, et qu'importe la laideur quand elle est transfigurée par l'amour? Tenez, je la vois encore, ici, à cette même table, buvant une tisane après sa petite promenade quotidienne ... Vous souvenez-vous,

Madame Lucienne, de sa verveine? Elle la commandait forte et sans sucre ...

LA CAISSIERE : Mon Dieu, Monsieur Armand, c'était il y a vingt ans ... S'il fallait que je me souvienne des commandes de tous mes clients!

MONSIEUR ARMAND : Et elle la buvait, là, toute droite, ses lèvres touchant à peine la faïence bleue de sa tasse ...

MADAME : Ah bon? Elle aspirait?

MONSIEUR ARMAND : Riez, riez, Madame. Au fond je vous plains. Vous qui êtes passée de marin en marin, de bras en bras, de bouche en bouche, que vous reste-t-il de ce défilé d'inconnus? Je n'ai certes pas eu votre vie ni connu vos débauches, mais au moins il me reste mes souvenirs et mon amour.

MADAME : Parce que vous appelez cela de l'amour? Se promener dans cette ville pourrie en compagnie d'une morte? Merci. Autant visiter des cimetières. Au moins c'est propre et on a des chances d'y voir des fleurs.

LA CAISSIERE : Vous inquiétez pas. Ces deux là ne peuvent pas rester cinq minutes l'un à côté de l'autre sans se crier dessus.

MADAME : On ne crie pas. On discute. De l'amour. Puisque plus personne ne sait ce que c'est par ici, il faut bien au moins qu'on en parle. Sinon, dans quelques années, ce sera comme votre recette, vos danses folkloriques et vos truites, il faudra compulser des archives. Patronne! Remettez-moi un ballon. Ca me déprime.

MONSIEUR ARMAND, la caissière une fois éloignée, plus simple soudain et presque en confidence : Du reste, à vous dire très franchement, nos voix montent parce que nous connaissons nos rôles par cœur. Depuis tant d'années que nous répétons cette conversation!

MADAME : La seule conversation de Götz, Monsieur. D'ordinaire ce café est silencieux comme un caveau. On n'y discute même pas du temps qu'il fait, puisque c'est toujours le même.

MONSIEUR ARMAND : De la pluie. Du vent. Régulièrement, doucement, obstinément. Pas même une petite tempête de temps en temps, pour distraire un peu.

LA CAISSIERE, apportant la boisson : Les écoutez pas, Monsieur, ils exagèrent. Tenez,là, il commence à pleuvoir, c'est bon signe, ça veut dire que le brouillard se lève ... Bougez pas, on est équipés, je baisse le store.

MADAME : C'est nous qui sommes les archives de Götz. Lui avec sa buveuse de tisane, moi avec tous les hommes qui m'ont connue et qui ont bien fait de repartir vers leurs mers transparentes et leurs plages à cocotiers ... Vers tous ces paradis que je voyais dans leurs yeux le matin, avant qu'ils ne reflètent l'horrible papier peint de la chambre d'hôtel où je les emmenais ... Chambre 33, hôtel de la Marine. C'est pas là où vous êtes descendu, au moins?

LE TOURISTE : Hôtel Exelsior. Chambre 44.

MADAME : Les robinets sifflent et la douche est froide. Demandez la 35. J'y allais quelquefois, avec les capitaines. On y voit la mer et quand on ouvre les fenêtres l'air est si dense, si parfumé, qu'en parlant on a presque l'impression de manger des huîtres ... Enfin, c'était il y a vingt ans. Depuis qu'ils ont mis leur bouche d'égout

près de la jetée, on doit y manger autre chose.

MONSIEUR ARMAND : Même à l'hôtel Exelsior. Moi qui pensais que c'était un établissement propre!

MADAME : Ecoutez-le. On a toujours l'impression, quand il parle d'amour, qu'il compare des lessives : c'est propre, c'est pas propre. Vous utilisiez quoi, avec votre femme? De l'eau de Javel? Vous aviez tort. Il faut toujours laisser quelques taches, où la tendresse puisse se dissoudre. Sans ça, c'est un amour en blouse blanche, qui

pue l'hôpital, le désinfectant et l'expertise anatomique.

LA CAISSIERE : Et pour ça, à Götz, nous avons des spécialistes!

MONSIEUR ARMAND : Des experts!

MADAME : Des techniciens!

LA CAISSIERE, avec un regard en coin vers la table où ils sont assis : La crémière et le boucher.

MADAME : Ou le fleuriste. Ou l'épicier. Ou le droguiste.

LA CAISSIERE : Tous les magasins de la grande rue y sont passés.  Systématiquement. On dirait qu'elle fait ses courses.

MONSIEUR ARMAND : Pour l'instant c'est le boucher.

LA CAISSIERE : En toute logique le prochain devrait être le marchand de primeurs.

LE TOURISTE : :..Et leurs femmes ne disent rien?

MADAME : Elles s'en foutent et elles ont bien raison. C'est inévitable comme une maladie infantile et ça donne des idées à leurs maris.

LA CAISSIERE : Et puis généralement ça dure pas longtemps. Moi, c'est bien simple, c'est planifié, ça devrait être dans deux ans puisqu'on est dans la deuxième rue perpendiculaire à droite. Quand on prévoit, c'est comme les impôts, on n'y pense plus.

MONSIEUR ARMAND : Mais l'amour dans tout ça ...

MADAME : Elle le fait. C'est déjà un début.

Lumière sur la table où sont assis la crémière et le boucher. La crémière griffonne un dessin sur la nappe en papier.)

 

LE BOUCHER : C'est quoi, cette espèce de spaghetti?

LA CREMIERE : C'est toi. Je schématise, forcément. Là, tu vois, ce W un peu de travers, c'est moi. Et les deux traits, là, c'est les accoudoirs du fauteuil. Le fauteuil est indispensable, sinon, fatalement, on tombe.

LE BOUCHER, perplexe : Bien sûr.

LA CREMIERE : Ah, c'est pas l'amour pépère. C'est sportif. Toute une préparation, des accessoires. L'amour, ça se mérite. Mais après, on regrette pas. Position 114 bis, dite de la tringlette tonkinoise. Tu verras.

LE BOUCHER : ... En tout cas, ça change.

LA CREMIERE : Ce qui est formidable, tu vois, c'est que dans cette position le mastoïdien vient frotter sur le phrénoïde postérieur, ce qui entraîne une inflammation du pariétal gauche. Et alors là, c'est l'extase. A chaque fois que je l'ai fait, j'en ai eu au moins vingt.

LE BOUCHER : Crampes?

LA CREMIERE : T'es un rigolo, toi. On va pas s'ennuyer.

LE BOUCHER : Et moi, à quoi j'ai droit?

LA CREMIERE : Pour toi, fatalement, c'est plus classique. Mais enfin, c'est toujours agréable, non?

LE BOUCHER : Même avec le dos, là, à quarante cinq degrés?

LA CREMIERE : Ah, bien sûr, faut être un peu souple. Mais enfin, c'est quand même un peu exagéré sur mon dessin. J'aurais dû t'amener mon livre. Incroyable. Une somme. Un index d'au moins dix mille entrées. Les types qui ont écrit ça, ils n'avaient pas l'imagination dans leur poche!

LE BOUCHER : Ça, on peut pas dire. Il l'avaient plutôt tout à côté.

LA CREMIERE, dans un long rire un peu trop aigu : T'es vraiment un rigolo. Tu me plais. En tous cas c'est mieux que le fleuriste. Celui là. Une demi-heure pour comprendre une blague. Mais pour le reste, trente secondes et puis c'est tout. T'es pas un rapide au moins? Pour la tringlette tonkinoise c'est pas trop grave, mais pour la molette mauritanienne faut que ça dure un minimum, histoire de rentabiliser l'installation.

(Elle recommence à dessiner sur la nappe).

 

Tu prends deux armoires normandes et tu mets un transat au milieu ...

(La voix s’éteint en même temps que la lumière.)

 

LE TOURISTE : Impressionnant.

MADAME : Dérisoire.

MONSIEUR ARMAND : Vous faisiez sans doute mieux, comme acrobaties ?

MADAME : Les vraies acrobaties commencent plus tard. Elles commencent le matin, sur l'oreiller, quand ce ne sont plus les corps qui cherchent à se rejoindre mais les rêves. Et là, la pauvre, elle pourra toujours chercher dans son  encyclopédie, on lui donnera pas le mode d'emploi. Les hommes, c'est fermé à double tour, cadenassé partout, blindé comme un coffre suisse. Vous n'avez jamais eu envie de voler une banque?

LE TOURISTE : Je ... non, je ne crois pas.

MADAME : C'est que vous êtes comme tout le monde et vous m'en voyez désolée. Vous ne saurez jamais aimer.

MONSIEUR ARMAND, ricane: Belle moralité!

MADAME : Je ne parle ni de malhonnêteté, ni de violence. Je vous parle de vol et vous pensez braquage, gros calibres, sirènes hurlantes et collants sur la figure. Bruyant, inefficace et gagne-petit. Si votre seul plaisir est de faire peur aux caissières ... Moi, j'imagine la volupté qu'on peut avoir de se retrouver seule, dans un endroit interdit, avec derrière soi toute une suite de cadenas patiemment, élégamment forcés, et à portée de main des richesses qui ne vous font même plus envie ... Voilà, pour moi, ce qu'est l'amour.

(Isabelle rentre en scène, sans que personne ne s’intéresse à elle. Elle a visiblement l’air de chercher quelqu'un qui n’est pas là, et finit par s’asseoir, déçue).

 

MONSIEUR ARMAND : Un casse.

MADAME : Ma métaphore a ses limites. Elle ne marche que dans un sens. Disons, un casse réciproque. Donnant, donnant.

LE TOURISTE : Et après?

MONSIEUR ARMAND : Intéressante question, Monsieur. Et après?

MADAME : Après quoi?

MONSIEUR ARMAND : Eh bien, quand vous en êtes à visiter votre salle des coffres? Vous vous échangez vos argenteries?

MADAME : Si vous voulez. On s'échange des souvenirs, des rêves, des désirs. On guette les faiblesses, on épie les confidences. Connaissez-vous quelqu'un de plus démuni qu'un homme nu s'éveillant dans un lit qui n'est pas le sien, dans une chambre qu'il ne connait pas?

MONSIEUR ARMAND : Je vous en prie. Epargnez-nous les détails.

MADAME : Et pourquoi? Ce sont précisément les détails qui créent la tendresse. II faut bien commencer par quelque chose, ce n'est pas de la génération spontanée. Moi, je commençais par le sexe. Ne prenez pas cet air dégoûté, ce début là en vaut bien un autre, et il a l'avantage d'être franc.

MONSIEUR ARMAND : D'être bestial!

MADAME : Cher Monsieur, votre siroteuse de tisanes serrées, malgré la discrétion de son anatomie, était quand même une mammifère.

(Monsieur Armand se lève, indigné.)

 

Et, quoique vous n'ayiez malheureusement pas eu le temps, ou l'envie, de le vérifier, également une vivipare.

MONSIEUR ARMAND : C'est indigne! Retirez, Madame, retirez ce que vous venez de dire! Vous salissez la mémoire d'un être exceptionnel, dont vous n'arrivez pas à la cheville!

LA CAISSIERE : Ça y est, voilà les deux amoureux qui s'engueulent.

(Au touriste )

Vous en faites pas, ça finit toujours comme ça.

MONSIEUR ARMAND : Monsieur, soyez témoin. On n'est pas plus insultant envers une femme.

(Geste évasif du touriste, un peu dépassé par les événements.)

 

Du reste, j'ai sans doute tort de m'énerver. L'injure est l'arme des jaloux, comme disait Chateaubriand. Je comprends, Madame, que vous soyiez aigrie après avoir passé votre vie à braquer des succursales sans jamais avoir trouvé la bonne. Vous ne diriez pas cela si vous aviez trouvé l'homme de votre vie.

MADAME : L'homme de ma vie! De quelle vie, d'abord? Tant pis pour vous si vous n'en avez qu'une. J'en ai plusieurs, toutes distinctes, toutes importantes, complémentaires et séparées . J'aimais autant ce marin noir, qui le matin rêvait de sa brousse avec une voix grave comme un tam-tam, et me chantait quelquefois des

airs étranges et interminables, que ce scandinave, muet et froid comme une tombe, qui me laissait nager dans ses yeux bleus profonds comme les lacs de son pays. Vous connaissez des noirs aux yeux bleus? Vous avez vu des fjords sous les tropiques? Pensez-vous que Monsieur, s'il trouvait dans une même ville le Colisée,

l'Arc de Triomphe et les chutes du Niagara, aurait besoin d'échouer avec son encyclopédie dans des trous comme celui-ci, à la recherche de recettes oubliées et de danses ridicules?

MONSIEUR ARMAND : A quoi bon, Madame, continuer cette discussion? Je vous parle d'amour et vous me répondez tourisme. Vos souvenirs sont comme un album de cartes postales ou un catalogue de voyages, dont vous voudriez nous vendre un forfait.

MADAME : Eh bien? Au moins j'ai de la lecture. Vous n'en avez jamais eu assez. de regarder depuis vingt ans la même photo?

MONSIEUR ARMAND : Monstrueuse. Vous êtes monstrueuse. Monsieur, n'est-ce pas qu'elle est monstrueuse?

(Geste définitivement vague du touriste.)

 

Il ne vous est jamais venu à l'esprit que ces cartes postales étaient aussi des hommes, susceptibles de vous aimer, et que cette collection est ignoblement cynique et parfaitement révoltante?

LA CREMIERE : Oh eh! Du calme là bas. On s'entend plus. Patronne, une autre nappe s'il vous plaît.

MADAME : Et un autre ballon. Ça me calmera. Parce que vous m'énervez, Monsieur le poète, vous m'énervez beaucoup. Il ne vous énerve pas, vous, avec sa gueule de séminariste priant tous les soirs devant son chromo? Si mes souvenirs sont un catalogue de voyages, les siens, c'est la Légende dorée, une Légende dorée qu'on dirait écrite en allemand à force de voir des majuscules aux noms communs. Si vous croyez que l'amour, c'est grandeur, altruisme et don de soi, c'est l'erreur la plus crétine que vous puissiez faire. L'amour est fondamentalement égoïste, méchant, calculateur. Et ceux qui s'imaginent que c'est de l'eau de rose se préparent à des digestions difficiles! Ça n'est buvable qu'en cocktails - et encore, en cocktails dilués. Pur, c'est infect. Je dirais même dangereux, nocif, mortel ! Je ne dis pas la première gorgée - celle-là est facile, elle soûle un peu , elle rappelle des goûts délicieux et oubliés, elle fait croire un moment que la vie pourrait être simple et moins solitaire. Mais après! bonjour la vinaigrette et les rancœurs réchauffées.

LA SERVEUSE, à Isabelle : Je vous sers quoi?

ISABELLE : J'attends quelqu'un.

MONSIEUR ARMAND, à Madame : Il faudrait savoir. Vous réclamez de l'amour, vous vous plaignez de son absence, et puis vous crachez dessus. Qu'est-ce que vous voulez, au juste? Monsieur et moi sommes un peu perdus.

LE TOURISTE, qui voit enfin une occasion de changer de conversation : Peut-être est-ce une question de vocabulaire ... Savez-vous qu'il existe, en Boswanie occidentale, une tribu disposant de vingt neuf verbes différents pour dire "je t'aime"? Leur langue est parait-il une des plus compliquées et des plus précises du monde, au point que les enfants ne commencent à parler que vers dix ans, le temps de comprendre ce que disent leurs parents, et que seuls les vieillards atteignant leur soixante dixième année arrivent à maîtriser la trente sixième déclinaison des mots neutres ...

MADAME : Tant pis pour eux. Vingt neuf verbes pour dire "je t'aime", c'est vingt neuf de trop. Je ne réclame pas du vocabulaire supplémentaire;  je préfèrerais plutôt que vous simplifiiez le vôtre, en cessant d'amalgamer des mots qui n'ont rien à voir entre eux - désir, devoir, jalousie, souvenir et j'en passe, pour en faire ce que

vous appelez amour, avec quelques adverbes de temps pour lier la sauce. Mon amour à moi est beaucoup plus simpIe - il se résume à la tendresse, et peu importe si elle ne dure que trois secondes.  C'est quand la tendresse disparait que les choses et les mots se compliquent. Et c'est alors que l'on commence à parler. Parce que le

vrai amour est muet, Monsieur le poète. Muet et analphabète. Aucune conversation. Pas fréquentable. Une scène d'amour, au théâtre, mais ce serait vertigineux d'ennui, terrifiant de stupidité, une suite de banalités grotesques débitées par de mauvais acteurs ne croyant aucun mot de leur rôle ...

(Eric est entré en scène et va s’asseoir près d'Isabelle)

 

ISABELLE : Je pensais que tu ne viendrais pas.

ERIC : Excuse-moi. J'ai été retardé. Je n'avais plus rien chez moi. J'ai dû faire quelques courses ...

ISABELLE : Qu'est-ce que tu as acheté?

ERIC : Oh, rien ... du lait, du beurre, des fruits, du café ... Ah! et puis aussi du sucre. Mais ça a pris du temps. Le nombre de gens qui font leurs courses le samedi.

ISABELLE : C'est qu'ils travaillent la semaine. Avant, il y avait ce magasin, tu sais, à l'angle de l'avenue, il fermait à neuf heures du soir.

ERIC : Ah! oui.

ISABELLE : Il a fermé.

ERIC : Ah! bon.

LA SERVEUSE : Je vous sers quoi?

ISABELLE : Je ne sais pas, je n'ai pas réfléchi ... Tu prends quoi?

ERIC : Une bière.

ISABELLE : Une orangeade, alors.

LA SERVEUSE : Ça marche.

MADAME : Et ça peut continuer comme ça pendant des heures. Des mots qui glissent. Des mots vides, un son, un bruit de fond. Une forteresse de banalités pour que la tendresse se sente en sécurité, bien au chaud dans toutes ces phrases idiotes, bien à l'abri dans les lieux communs. Le temps de préméditer le hasard des mains qui se touchent ou du genou qu'on frôle. Alors les mots se taisent d'eux mêmes, fatigués de leur inutilité - Et arrive le silence ... Le silence insolent des amoureux, qui semble vous dire : "Regardez-nous, enviez-nous, nous n'avons plus besoin de rien, plus besoin de vos bruits, de vos rires. Nos deux peaux, l'une contre l'autre, valent mieux que tous vos efforts pour vous comprendre, tous vos échanges, tous vos discours ... Ce n'est pas nous qui sommes seuls au monde, c'est vous qui êtes désespérément solitaires, tentant grotesquement de vous rejoindre par la parole, quand tout se devine entre deux mains croisées ..." Regardez-les. Est-ce que nous

n'avons pas l'air idiot, nous tous autour d'eux? Idiots, exclus et jaloux ?

MONSIEUR ARMAND : Exclus? Jaloux? Parlez pour vous. Je les trouve attendrissants, moi.

MADAME : Attendrissants! Il n'a rien compris. Bientôt il va nous mettre tout ce silence en alexandrins, et la caissière se mouchera dans son tablier en pensant au Docteur Jivago. Mais vous ne sentez pas comme ils nous agressent, chacun d'entre nous, comme ils nous rejettent?

LE TOURISTE : En tous cas, vous voyez bien qu'il ne faut pas tout voir en noir, et qu'il y a encore de l'amour à Götz. C'est vrai qu'ils sont mignons, ces deux jeunes gens.

MADAME : Je leur donne une minute. Une minute, pas plus, avant que la laideur de cette ville ne se venge. Qu'ils en profitent!

MONSIEUR ARMAND : Une minute! Quelle précision, Madame!

MADAME : Electronique. Comme la pendule ridicule au dessus du bar. Il est midi moins une, et le patron ne va quand même pas louper les résultats du tiercé.

(Le patron allume la radio, déchaînant les commentaires surexcités d'un journaliste)

Et voilà. Romantique, non? Même les sourds ont du mal. Et si ça ne suffit pas, vous avez ça ...

LA SERVEUSE, criant pour couvrir la radio : Un demi. Une orangeade. Ca fait trente. J'encaisse tout de suite, merci.

LE PATRON, éteignant la radio après l'annonce des résultats: Et merde.

MADAME : Exactement. Comment voulez-vous que la tendresse survive après une telle tornade? Bienvenue à la laideur et à la bêtise du monde, aux hauts parleurs, aux perceuses électriques et aux tondeuses à gazon. Bienvenue dans cette ville où le silence est si menacé qu'il en devient incongru et obscène. Et parlez, maintenant que vous êtes gênés de ne pas le faire. Allez-y, parlez, et gâchez tout. Parlez puisque vos deux mains ne vous suffisent plus. Parlez, dites ce mot qu'il faut bien dire mais que personne ne comprend de la même manière, celui qui déclenche l'irréparable et tout le malheur du monde ...

ERIC, se penche vers Isabelle et l'embrasse : Je t'aime.

(Sa chaise grince épouvantablement).

MADAME, conclut, sinistre : Et maintenant vous pouvez commencer à souffrir.

LE VIEUX, entre en beuglant : Patronne, une autre bière et vite, j'ai soif.

LA SERVEUSE, au patron : Papa, le vieux revient.

LE PATRON, flegmatique comme toujours : Casse-toi, grand père, on t'a assez vu.

LE VIEUX : Normal. Cyclique. J'ai fait les deux autres bars de la ville, je reviens ici et puis je recommencerai. Je m'arrête quand je tombe, mais ça vient de plus en plus tard.

MADAME : Donnez lui sa bière. Sur mon compte.

LA CAISSIERE : Mais il est soûl!

MADAME : Tant mieux pour lui. J'aimerais bien, mais je tiens l'alcool, malheureusement. Vous me donnerez quand même un autre ballon. On ne sait jamais, faut persévérer.

LA CAISSIERE, au touriste : Excusez-nous, Monsieur, vraiment. Vous allez garder un souvenir de cette ville!

MADAME : Remettez lui un ballon à lui aussi. C'est ma tournée. Qu'il se mette dans l'ambiance. C'est ça, le tourisme. Et à la crémière aussi. Et au boucher. Tournée générale. Vive l'amour à Götz!

LE PATRON : Bière pour tout le monde?

LA CREMIERE : Ah non, non, non, pas pour moi. Un jus de pamplemousse écrémé, s'il vous plaît. Et pour lui aussi.

MADAME , a un regard pour Eric et Isabelle qui continuent à s’embrasser : Pour eux aussi de l'alcool. Fort. On ne boit jamais assez tôt.

LE VIEUX, suivant le regard de Madame : Ah ah, on s'embrasse dans les coins. C'était assez agréable, si je m'en souviens bien.

MONSIEUR ARMAND : Vous aussi, vous avez le vin triste?

LE VIEUX : Pas encore. Ça vient plus tard. D'abord agressif, ensuite gai, puis sinistre et enfin comateux. Pourquoi triste ? Ça ne vous réjouit pas de voir notre jeunesse s'entre-lécher? Passe encore que ça déçoive Monsieur, ça lui fait une jeune fille de moins dans ses processions ... Mais vous! vous allez nous rimer tout ça dans le prochain journal, c'est votre fonds de commerce à vous autres : Roméo et Juliette, Tristan et Iseult, chez vous ça finit toujours bien.

MONSIEUR ARMAND : Finir bien! Ils meurent tous.

LE VIEUX : A cause de coïncidences invraisemblables, dans des histoires à dormir debout ... dans la vie normale on dort allongé et on se réveille un beau matin avec à côté de soi un corps qui ne vous dit plus rien, qui transpire un peu et sent vaguement mauvais. Si vous croyez que c'est mieux!

MONSIEUR ARMAND : Vous êtes répugnant et ivre!

LE VIEUX, toujours enjoué: Je croupis! Comme l'eau du port, depuis que les grands bateaux ne remuent plus la vase. L'alcool, c'est pour tuer les miasmes, le plancton qui survit entre les bulles.

(Au touriste )

En tout cas, félicitations, Monsieur. Les rares personnes qui passent par ici y restent dix minutes, le temps de boire un café et de faire pipi en laissant tourner leur moteur. Belle ténacité!

MONSIEUR ARMAND: Cela prouve simplement que cette ville a du charme.

LE VIEUX : Celui que vous aimez, sans doute ... Celui des vieilles filles qui se laissent aller, qui s'habillent n'importe comment et se lavent deux fois par semaine. Vous arrivez trop tard, Monsieur. Il fallait venir il y a vingt ans, quand elle se faisait belle pour accueillir tous ses fiancés ... avant que ceux-ci ne changent, ne deviennent de gros bibendums gonflés au méthane, gris et sales comme des employés de ministère, conduits par deux ou trois marins polytechniciens ... Ils l'ont trouvée trop petite, trop chétive pour eux, ces gros pleins de pétrole, gras comme les loukoums de leurs propriétaires et ils l'ont laissée seule, à ne plus rien espérer, sans rêves et sans départs. Car seuls les bateaux à voile peuvent partir, Monsieur, vraiment partir. Les autres, les gros culs à hélices, ne peuvent que se déplacer, avec la tristesse de ceux qui savent toujours exactement où ils vont. Et

vous pourrez visiter tous les plus impressionnants monuments du monde, voir tous les plus beaux paysages, rien ne vaudra jamais la vue d'un bateau qui part et emmène avec lui toute votre imagination et tous vos désirs ...

LE TOURISTE : Et pourquoi n'êtes-vous pas parti, alors?

MADAME, enchaîne, sourdement : Parce qu'il y a ceux qui partent et ceux qui restent, ceux qui osent et ceux qui attendent, parce que tout bateau qui s'en va est un bateau qui revient, et que si les départs étaient émouvants les retours étaient encore plus beaux ... Parce que nous passons notre vie à espérer qu'un jour, au bout de ce quai, nous reverrons dans le brouillard surgir silencieusement des mâts et des voiles, puis la masse sombre d'une coque, et que nous saurons qu'avec ce bateau reviennent toutes nos raisons de vivre, tout ce qui nous fait croire encore à la beauté du monde ... Sinon, pourquoi passerions-nous notre temps à nous soûler dans ce café, alors qu'on peut le faire chez soi pour moins cher, au chaud, et sans risquer de s'empoisonner avec leur piquette?

(Un silence un peu lourd).

 

LE TOURISTE, chassant désespérément les anges qui passent : Vous savez ce que vous devriez faire? Visiter le musée de Sputz am Buhn. Ce n'est pas très loin d'ici, une centaine de kilomètres peut-être, et en étudiant un peu son voyage je suis sûr qu'on peut y aller en train. Vous ne seriez pas déçue. Le nombre de bateaux qu'ils ont pu réparer! Et on ne se contente pas de les regarder bêtement du quai, non, c'est formidable, c'est interactif. On peut assister à des manœuvres, aux repas des marins, à leurs veillées, à la cuisine, aux menus travaux de tous les jours, aux punitions, c'est très bien fait. Ils ont poussé la précision jusqu'à recruter des équipages de la nationalité du bateau! Ça ne bouge pas, bien sûr, tout ça n'est pas

bien solide, mais on peut ramener des souvenirs ... j'ai acheté là-bas une corde avec des nœuds invraisemblablement compliqués, qu'un vieux marin a fait lui-même devant moi, et que j'ai accrochée dans mon salon, ainsi qu'une lampe tempête qui fonctionne avec du vrai pétrole, une boussole qui fait en même temps hygromètre, une pipe qui ...

( Il s'arrête pour regarder, comme tous le autres personnages l'ont fait successivement, le vieux qui s'est levé pendant sa tirade et avance vers le devant de la scène l'air illuminé et le doigt pointé. Silence).

LA CREMIERE : Qu'est-ce qu'il a, le vieux? Il se prend pour Moïse ? Il veut traverser à pied sec ?

LE VIEUX : Un bateau.

(Agitation. Tout le monde se lève.)

 

LA CAISSIERE : Impossible. Ça sent pas la lessive.

(Elle explique, au touriste :)

A marée haute, les égouts refluent par ici. A marée basse, c'est les odeurs normales.

LE TOURISTE : Je ne vois rien.

LE VIEUX : Là bas, à l'entrée du port.

MADAME, sortant une longue vue de son sac : Toujours prête. Comme les scouts et leurs couteaux suisses.

LE BOUCHER, à la crémière : Tu vois quelque chose, toi?

LA CREMIERE : C'est l'alcool. Imbibé comme il est, il hallucine, forcément.

MADAME : Aucun bateau. Le port est vide.

LE VIEUX : Mais vous ne voyez pas? Les voiles. Les trois grands mâts. La basse voile à corne sur le mât de misaine, avec le hunier et le perroquet carré.

MADAME : Goëlette trois mâts. Soûl, mais documenté. Le pavillon?

LE VIEUX : Pas de pavillon.

MADAME : La coque?

LE VIEUX : Noire. Vieille. Presque trouée par endroits.

MADAME : Les voiles ?

LE VIEUX : Brunes. Déchirées.

MADAME : L'équipage?

LE VIEUX : Le bateau est vide.

MADAME : A la dérive?

LE VIEUX : Non. II manœuvre sûrement, il rentre droit, sans faute. Il accoste là-bas, au quai nord.

MADAME : II n'y a plus rien au quai nord. Des entrepôts désaffectés, une voie ferrée rouillée depuis longtemps, des mauvaises herbes.

LA CAISSIERE : Hé bé, il a dû en boire, de la bière, pour délirer comme ça.

MADAME, boit son verre et le donne immédiatement à la serveuse : Remettez-moi ça. Mais en plus grand, la bouteille, le magnum. Je veux voir, moi aussi.

LE VIEUX : Il s'immobilise maintenant. Ses voiles descendent. Je ne vois personne, aucune marchandise, rien. Oh! dites-moi que ce n'est pas pour cela que nous avons attendu pendant toutes ces années, que ce n'est pas pour cette coque vide que nous nous sommes soûlés à en tomber par terre, que nous avons pleuré, que nous avons souffert!

LA CREMIERE : Lyrique, le vieux.

MONSIEUR ARMAND : Troisième stade. Le vin triste. Les transitions sont brutales.

LE BOUCHER : Un bateau qui arrive vide dans un port où il n'y a rien, ce n'est pas ça qui va relancer la marine à voile.

(II crie grotesquement :)

Ohé! du bateau! Que venez-vous faire? Que nous voulez-vous? Qui êtes-vous?

( Tous les personnages s'immobilisent. L’éclairage change)

 

LE HOLLANDAIS : Habitants de Götz, je viens vous aimer! Je suis celui dont vous avez toujours rêvé : je suis l'amour profond, éternel et exclusif. Je suis l'amour qui ne faiblit pas, le désir sans lassitude; je suis la tendresse inusable, perpétuellement attentive. Je suis vos espoirs d'adolescent et vos regrets de vieillard; je suis votre poésie, votre peinture, votre musique. Je suis ce qui vous empêche de vivre trop mal, et qui vous fera toujours mourir déçus. Habitants de Götz, je viens réveiller en vous tous vos rêves d'éternité. Et je voudrais tant que vos rêves soient égaux aux miens! Car mes amours frustrées sont plus fortes que la mort, et cette recherche impossible m'épuise et m'isole de vous comme un fantôme. Regardez-moi, habitants de Götz! Ma plainte est celle de la pureté, indestructible et dure comme le diamant, qui illumine et qui raye. Accueillez-moi, je viens vous offrir toute ma tendresse contre l'exigence épuisante de la fidélité. Y aura-t-il enfin parmi vous quelqu'un qui saura rompre la plus cruelle malédiction qui puisse peser sur l'homme - celle du besoin d'aimer?

ACTE I I

Même décor, au matin. Un maigre soleil perce entre les nuages et l’on  entend de temps à autre, quelques oiseaux.

Madame semble être restée collée à sa chaise, essayant désespérément de se saouler.

La caissière regarde la décoration de son café, l'air mélancolique. Le patron essuie les verres, comme d’habitude, opinant vaguement aux discours de sa femme.

 

LA CAISSIERE : Je casse tout. C'est pas tant pour l'esthétique, tu comprends, que pour l'entretien. Prends les rideaux par exemple : le vichy, c'est gentil, c'est gai, mais même si on le prend avec des carreaux gris faut quand même nettoyer. J'enlève tout, et je mets des stores vénitiens en aluminium anodisé anti-statique. C'est beau, c'est propre, ça donne l'impression qu'il pourrait y avoir du soleil de temps en temps. Pareil pour les chaises et les tables : rentrer, sortir, ça m'use, et sans compter que l'air marin ça les arrange pas. On remplace tout et on coule des bancs en ciment à même le trottoir. Avec les relations qu'on a avec le maire, ça

devrait s'arranger avec la municipalité. Plus rien à sortir, et puis c'est là pour longtemps, ça dure. Tu me diras : ça fait mal aux fesses. Mais les chaises en plastique aussi, avec la barre métallique qui perce. Je dirais même : ça fait encore plus mal, parce que c'est pas uniforme, on sait pas comment se mettre. Avec le ciment, c'est plus simple, ça fait mal partout. Pour les tables, on fait le pied en

béton et le plateau en marbre, j'ai vu ça dans le catalogue, c'est indestructible et ça se nettoie d'un coup d'éponge. Gain de temps, gain de papier, c'est hygiénique et c'est classe. Et pour les toilettes, alors là, pour les toilettes, je ne te dis pas. Tu appuies sur le bouton et tu as trois douches à débit pulsé qui t'envoient de l'eau

de javel du sol au plafond, avec cinq balais brosse qui te nettoient tout ça que ça en use le carrelage. Evidemment, faut sortir vite, mais quand tu rentres, ça sent Douceur des tropiques ou Verger au printemps, c'est au choix. C'est tellement inusable que c'en n'est même plus garanti. Ça te rend pas fier, de penser que dans cinq siècles ce café sera toujours là, intact, comme flambant neuf, quand tu vois toutes ces cathédrales du treizième avec des filets sous les plafonds pour empêcher leurs gargouilles de tomber ?

LE BOUCHER entre épuisé : Patronne, n'importe quoi au dessus de soixante dix degrés, c'est pour une urgence.

(Il boit cul sec un premier verre).

 

Encore.

LA CAISSIERE : Faut pas abuser quand même. Ce truc là, c'est un vrai débouche évier, c'est mon oncle qui le fabrique en distillant du calva.

(Le bouclier tend son verre une troisième fois).

 

Ça n'a pas l'air d'aller fort.

LE BOUCHER : Je passe la main. Fais durer, fais durer, c'est tout ce qu'elle sait dire. Moi, je demandais pas mieux mais qu'est ce que vous voulez, y a la nature et elle, elle n'attend pas. Déjà, les mains au sol, les pieds au plafond, le dos à trente degrés et la tête de travers, elle commençait à protester, la nature. Mais enfin, je m'y faisais, c'était pas très confortable mais ça s'assouplissait. Mais durer! La nature elle ne dure pas, il arrive un moment où bon, vous avez beau penser à n'importe quoi, elle est là et elle s'en fout, faut qu'ça aille.

( Il réalise soudain)

 

Excusez-moi, mesdames, c'est pas vraiment élégant ce que je dis là.

(Geste désabusé de la caissière et de Madame).

 

LA CAISSIERE, bonhomme : On connaît, vous en faites pas. Et alors?

LE BOUCHER : Et alors, j'ai passé la main, j'ai appelé le marchand de primeurs, il m'a relayé, elle n'a même pas dû s'en apercevoir. Il restait encore deux cents pages à lire dans son bouquin, je lui souhaite bien du plaisir.

LA CAISSIERE : Ah, elle est exigeante à ce qu'il paraît.

LE BOUCHER : Elle est folle, oui. C'est dingue de penser que rien ne puisse s'arrêter, jamais. C'est inhumain.

MADAME sourdement :Oui.

(Apostrophant le Hollandais, qui apparaît derrière elle, immobile dans un faisceau de lumière)

 

C'est inhumain, tu comprends ?

LE HOLLANDAIS tout doucement: Non.

LE BOUCHER à Madame : Vous m'avez parlé ?

LA CAISSIERE : Faites pas attention. Elle démarre au rouge dès le petit déjeuner. Elle parle toute seule, maintenant, de temps à autre.

LE BOUCHER poliment à Madame: Alors, vous le voyez, maintenant, le bateau ?

MADAME : Pas encore. Mais je sais qu'il est là.

LE BOUCHER : C'est déjà ça.

MADAME : Et je sais quel est son capitaine.

LE BOUCHER : Formidable.

MADAME : C'est le Hollandais.

LA CAISSIERE : Un Hollandais. Vous vous rendez compte. C'est fou le nombre de touristes qui passent par ici depuis quelques jours - qui passent, et qui s'incrustent. Parce qu'il est resté, l'autre fou, avec son encyclopédie.

LE BOUCHER : Non ?

LA CAISSIERE : Fallait vraiment que vous soyiez bien occupé pour ne pas vous en apercevoir. Il est partout. Il fouille tout. Il passe ses soirées dans la bibliothèque municipale, vous savez, le vieux tas de ruines qui a failli terminer en faste foude. Hier, on l'a rencontré en train de faire du jardinage dans le bois au dessus du port. C'est la femme du charcutier qui l'a trouvé, à quatre pattes en train de brouter du gazon. Elle lui a demandé ce qu'il faisait, fatalement, ça surprend. Vous savez ce qu'il lui a répondu ? "Je cherche vos racines", qu'il lui a dit. Hein ? Faut-il qu'il soit atteint lui aussi. Le cul en l'air, à chercher des racines, comme un cochon.

MADAME au Hollandais : Les racines. Tu aimes ça, hein, les racines. Le souvenir. L'histoire. Ne jamais, jamais rien oublier.

LE HOLLANDAIS doucement : Oui.

LE BOUCHER : Mais qu'est ce qu'elle a ?

LA CAISSIERE : Elle parle à son Hollandais. Au début, ça surprend, mais on s'y fait, j'ai simplement l'impression d'avoir un client à l'œil. Pour revenir à l'autre fou, vous savez ce qu'il a proposé à ma fille ? Des cours de danse. Les étrangers, on s'en méfie jamais assez. Ils arrivent la bouche enfarinée en causant folklore, et ils finissent par violer nos enfants.

MADAME : Ou pire, Madame Lucienne, ou pire. Par les charmer, les séduire, leur faire croire à des rêves impossibles- et puis les meurtrir, les broyer, les laminer.

LA CAISSIERE, un peu ébranlée : Ah ? enfin, j'ai bien fait de refuser. Et l'autre vieux, là bas, sur le quai d'en face, qui passe ses journées à regarder un port vide en hurlant qu'il veut embarquer, qu'il veut partir, qu'il est prêt à faire n'importe quoi pourvu qu'on l'accepte sur un bateau qui n'existe pas, vous croyez pas qu'il est

aussi atteint que l'autre herbivore ? Tous fous, je vous dis. Des fois, je me sens bien seule.

MADAME : Bien seule, Elle ne s'est pas regardée, avec son bar en béton armé. Rester, durer, espérer que rien ne change, jamais. C'est toi aussi, hein ?

LE HOLLANDAIS : Bien sûr.

MADAME : L'Eternité. On n'en a rien à foutre, de l'éternité. C'est le rêve le plus meurtrier de l'homme. Va-t-en.

LE HOLLANDAIS : Je ne peux pas.

LE BOUCHER : C'est qu'elle deviendrait violente.

LA CAISSIERE : Pensez-vous. Tant qu'elle engueule des clients qui n'existent pas, moi, ça me dérange pas. De toute façon, je ne comprends rien à ce qu'elle dit.

(Isabelle entre, et va s'asseoir comme au premier acte, seule à une table)

Ce sera quoi ?

ISABELLE : J'attends quelqu'un.

MADAME,entre ses dents : Laisse-la tranquille. Je te vois la regarder, comme un ogre sa ration de chair fraîche. La voilà, ta victime, une pauvre enfant qui croit encore à l'amour, aux serments, à la fidélité. N'y touche pas. C'est trop facile.

LE HOLLANDAIS, toujours doucement : J'attends aussi.

(La caissière, par un geste éloquent fait comprendre à Isabelle l’état de Madame)

MADAME : .... Qu'elle tombe comme un fruit mûr à la première déception, à la première trahison ?

LE HOLLANDAIS : Oui.

MADAME : Monstre. Tu sais bien que ça ne sera pas long.

LE HOLLANDAIS : Si elle souffre, c'est que c'est moi qu'elle attendait ...

MADAME : Imbécile. Tout le monde attend la fidélité. Mais on se passe très bien de la rencontrer.

LE TOURISTE, entre en gueulant : Patronne ! Un verre.

LA CAISSIERE, méfiante : De quoi ? Rouge, blanc, rosé ?

LE TOURISTE : De rien. Un verre vide.

LA CAISSIERE, part en grommelant : Voilà autre chose.

LE TOURISTE, toujours avec son enthousiasme exaspérant : Mesdames et Messieurs les habitants de Götz, c'est un grand jour qui se lève pour vous aujourd'hui ! Un jour historique ! Trop longtemps, vous avez vécu dans votre amnésie collective, ignorant des beautés de votre passé, oublieux de votre héritage. Fini le tourisme culturel, passif et spectateur. Nous sommes là pour vous rendre vos traditions, pour dénicher chez vous les splendeurs que vos ancêtres vous ont léguées, pour que vous vous aimiez vous-mêmes enfin ! Et comme première étape de votre réconciliation avec votre histoire, voici, patiemment élaborée à partir d'une

recette trouvée par miracle dans un vieux livre décomposé de votre bibliothèque, la liqueur de votre ville, la boisson de vos aïeux, voici I'Apfelsinnenbaum !

( II sort victorieusement de son sac une bouteille remplie d'un liquide douteux).

 

Mélange subtil d'épices rares et d'herbes des forêts, de racines et de feuilles, décoction savantes de plantes allant du persil jusqu'à l'arum violet de Birmanie, résumé de votre terre et de votre commerce avec les îles lointaines, poésie de

l'Inde mêlée à la rugosité de vos légumes, parfums d'orient et senteurs du terroir !

(I1 verse précieusement le liquide dans le verre, qui paraît encore plus douteux si c'est possible).

 

LA CAISSIERE : Vous y avez goûté, à votre truc ?

LE TOURISTE : A vous l'honneur, indigènes de Götz ! c'est votre histoire et non la mienne.

(Le boucher, plus courageux que les autres, finit par tremper ses lèvres dans le verre. Grimace.)

 

LE BOUCHER : Elle a un drôle de goût, notre histoire.

LA CAISSIERE, qui a bu à son tour non sans hésitation : C'est ... c'est curieux ... on dirait de l'anisette avec un arrière goût de salsifis.

LE TOURISTE : Hommage à votre culture ! le salsifis a été, pendant deux siècles, le revenu principal du duché de Spatz, avec la pêche. Votre cuisine a poussé l'art de l'accommoder jusqu'à la perfection, on le trouve jusque dans vos desserts, en coulis.

LE BOUCHER : Et le petit goût amer, là, qui reste ...

LE TOURISTE : Ce doit être la piroulette des falaises, une plante qui ne pousse que dans des conditions très particulières d'humidité qui ne se trouvent que dans votre région ... En fait ce ne sont pas les feuilles elles-mêmes que l'on utilise, mais les petites moisissures qui poussent dessus. Ça donne peut-être, effectivement, un goût un peu corsé.

LE BOUCHER, définitivement écœuré : Tenez. Si vous voulez goûter, c'est bien le moins que vous en profitiez aussi.

LE TOURISTE , après avoir goûté, ravi comme si on lui avait offert un alcool millésimé : Impressionnant. Superbe. C'est toute votre région dans un verre, dure, sauvage, austère, ingrate ...

LE BOUCHER : A mon avis, ça sera difficile à exporter.

LA CAISSIERE : Vous n'avez pas de chance. Avec ces recettes régionales, quelquefois ça parait bizarre à la lecture et puis boum, on tombe sur du Coca cola et c'est le gros lot.

LE BOUCHER : Mais là ...

LA CAISSIERE : A la limite, je ne sais pas, peut-être qu'avec un peu moins de poivre ...

LE TOURISTE, de plus en plus enthousiaste : Je vous laisse, j'ai mille choses à faire, votre folklore est d'une richesse incroyable. Je vous donne rendez-vous dans deux jours, dans la grande salle de la mairie, pour une soirée de danses traditionnelles, j'ai retrouvé tous les pas et les figures du Spotflugweiss, c'est d'une fraîcheur surprenante, vous verrez.

(fausse sortie).

 

Un petit verre, pour la route.

(Il boit un deuxième verre, avec le même plaisir).

 

Inouï, vraiment. Je vous quitte, ou je ferais attendre ma danseuse.

LA CAISSIERE : C'est qui ?

LE TOURISTE : La fille de votre crémière. Remarquable. Quelle souplesse! quel dynamisme !

LA CAISSIERE,une fois le touriste parti: Hé ben, elle a de qui tenir, celle-là.

(Elle tend la bouteille à son mari):

Patron, jette nous ça dans l'évier, ça pue. Et sers nous deux ballons, pour chasser le goût.

MADAME, à Monsieur Armand qui entre: Trop tard, Monsieur Armand, trop tard. Dommage, vous venez de louper l'ambroisie locale.

LA CAISSIERE : Café, croissant, comme d'habitude ?

MONSIEUR ARMAND : Champagne ! Champagne pour tout le monde!

LA CAISSIERE : Au petit déjeuner ?

MONSIEUR ARMAND : Petit déjeuner ? dîner ? Déjeuner? Je ne sais plus, je ne sais pas, j'ai passé une nuit inouïe, une nuit invraisemblable, une nuit blanche !

MADAME, maussade : Félicitations. Elle est ressuscitée ?

(au Hollandais)

 

Merci pour lui. Ca devrait te plaire, ça fait vingt ans qu'il pleure sa femme en alexandrins.

LA CAISSIERE. à Monsieur Armand: Vous inquiétez pas, elle parle toute seule.

MONSIEUR ARMAND, avec force : Vingt ans que je pleure ma femme, et vingt ans que j'écris de la merde !

(tout le monde sursaute).

 

LA CAISSIERE, aimable : Mais non , Monsieur Armand, je vous assure. C'est joli ce que vous écrivez ... J'aime bien votre bouquin, là, votre histoire de vase ...

MONSIEUR ARMAND : De la merde !

LA CAISSIERE, conciliante : Si c'est vous qui le dites ...

MONSIEUR ARMAND : De la merde, et une impression vague de déjà écrit. Aucune originalité. Aucune profondeur.

(I1 répète, comme si cela lui faisait plaisir) :

De la merde.

LA CAISSIERE : Le champagne, c'est pour ça ?

MONSIEUR ARMAND : C'est pour le reste ! Pour ce que je viens d'écrire, pour ce que je vais écrire encore, pour mes chefs d'œuvre, pour elle !

LA CAISSIERE : Monsieur Armand. A votre âge, c'est pas sérieux. Qui ça, elle ?

MONSIEUR ARMAND : L'inspiration.

MADAME, grommelle : Allons bon.

(au Hollandais) :

Ça doit être joli.

MONSIEUR ARMAND : Trois ans. J'avais mis trois ans à écrire mon premier recueil. Trois ans à buter sur chaque mot, à reprendre chaque vers, à corriger chaque phrase, à trouver chaque rime. L'horreur ! Des journées entières devant une page blanche, incapable de trouver une seule idée. Et tout ça pour aboutir à des

vers éculés, mirlitonnant des lieux communs, trompettant des évidences ! Quelle dérision, mes amis, quelle dérision ! Trois ans, trois ans d'effort, et pour quel résultat ! Et puis hier soir, soudain, les mots qui se bousculent, qui se mettent en place d'eux-mêmes, qui trouvent leur rythme, leur sonorité, des poèmes fluides comme du Mozart, doux comme du Chopin, puissants comme du Bach ! Cinquante poèmes, cinquante chefs d'œuvre, le recueil du siècle, le Néant éternel.

LA CAISSIERE : Le quoi ?

MONSIEUR ARMAND : Néant éternel. C'est le titre.

LA CAISSIERE : C'est pas très gai.

MONSIEUR ARMAND : C'est ce vers quoi le monde entier aspire !

LA CAISSIERE : Je disais ça pour les ventes.

MADAME : Le néant éternel. Ça commence bien.

MONSIEUR ARMAND et LE HOLLANDAIS, ensemble : N'est-ce-pas ?

LE BOUCHER ,bonhomme, levant son verre : Eh bien, au Néant alors, avec toutes nos félicitations, ça nous fait bien plaisir pour vous.

MADAME ,au Hollandais, pendant que les autres trinquent : Illusionniste. Bluffeur. Ce crétin s'imagine avoir pondu les Fleurs du mal, et ce doit être pire encore que toutes les fadaises qu'il nous a infligées. La beauté. La pureté. L'art. C'est quand on les cherche que c'est émouvant, pas quand on les trouve.

LE BOUCHER, pose son verre: Bon, c'est pas tout, ça, mais il faut que j'aille couper ma viande, j'ai déjà du retard et ça fait plusieurs jours que je fais plus grand chose.

LA CAISSIERE : On sait ce que c'est, allez, toute la ville était avec vous, de toute façon on s'était fait des réserves.

( repoussant les pièces que le boucher lui donne)

 

Laissez, laissez, c'est pour la maison, faut bien s'entraider. J'espère simplement que pour le marchand de primeurs ça sera pas trop long, parce que là on risque de tomber à court.

MONSIEUR ARMAND, à  Madame : Vous ne trinquez pas avec nous?

MADAME : Pas envie.

LA CAISSIERE : Elle a le vin boudeur.

MONSIEUR ARMAND : Vous avez tort, un champagne comme celui-là ne se boude pas.

LA CAISSIERE : Je pense bien! C'est pas souvent qu'on en débouche une. Ce champagne là, il est au moins aussi vieux que vos bateaux à voile. Et puis ça tache pas, ça soûle pas, ça vous changera du rouge, et c'est Monsieur Armand qui paye.

MONSIEUR ARMAND : N'insistons pas, Madame Lucienne, laissons la se cuiter au primeur si elle préfère. Vous cherchez toujours à voir ce fameux bateau ?

MADAME, sourdement : Je veille.

(Le Hollandais rit doucement).

 

MONSIEUR ARMAND:  Pourquoi, ? II est armé ? Les canons sont déjà pointés sur nous ? Ça sent la poudre ?

LA CAISSIERE : Laissez tomber, Monsieur Armand, elle est soûle.

MADAME :Soûle ! moins que vous tous. Je suis la seule ici à avoir la tête sur les épaules. La seule à ne pas rêver de perpétuité, de beauté, d'éternité ! La seule à ne pas désirer ressusciter des choses oubliées, et rendre immuables les nouvelles. La seule ici à me battre pour que les choses restent éphémères !

MONSIEUR ARMAND : Vaste programme. Mais tout ça ne me paraît pas très menaçant.

MADAME : Pour vous, non ! Vous pouvez écrire tous les sonnets que vous voulez, comme Ronsard plastronnant devant Hélène, vous serez ridicule dans trois siècles, tant pis pour vous.

(Avec un regard pour Isabelle) :

Mais elle !

LA CAISSIERE : Quoi, elle ? Elle attend son ami, laissez-la tranquille.

MADAME : Elle qui s'imagine que son amour est éternel, qu'ils résument à eux deux la beauté du monde, qu'ils referont toute leur vie, à l'identique, les premiers gestes qu'ils ont fait ensemble. Elle dont les souvenirs, nourris par ces attentes interminables, deviennent aussi irréellement beaux que des légumes hors saison

mûris en serre et gonflés aux engrais chimiques ... Et lui, dans l'ombre , qui attend les indigestions ...

MONSIEUR ARMAND : Qui, lui ?

MADAME : Votre ami. Le Néant éternel. Celui qui vous a fait croire, la nuit dernière, que vos phrases pouvaient être autre chose que des mots, et rien que des mots, que vos idées étaient universelles alors qu'elles n'éblouieront jamais que vous-même et les quelques admirateurs que n'importe quel imbécile peut toujours trouver ...

MONSIEUR ARMAND, avec LE HOLLANDAIS pour le premier mot : Jalousie ! Mais si vous voulez me blesser, il faudra tirer plus fort et viser plus haut. Je me sens tellement au-dessus de ces mesquineries. Un public ! Des admirateurs ! comme si c'était ce que je cherchais ! Si vous saviez ce que l'opinion des autres

m'indiffère, depuis que cette nuit l'éternité m'a touché de son doigt ...

MADAME, siffle d’admiration : Et après ?

MONSIEUR ARMAND : Après quoi ?

MADAME : Eh bien, après ce premier contact ? Vous n'allez pas en rester là.

MONSIEUR ARMAND : Une œuvre suffit, lorsqu'on y a tout mis.

MADAME : A d'autres. . Quand on a été touché du doigt par l'éternité, comme vous dites,  j'imagine qu'on aimerait tant qu'à faire lui serrer la main en entier.

MONSIEUR ARMAND : Eh bien, j'attendrai.

MADAME : C'est fou le nombre de personnes qui peuvent attendre quelque chose dans ce café.

( à la Caissière)

 

Vous devriez être contente, ça fait marcher le commerce.

LA CAISSIERE : On ne se plaint pas.

MADAME : Surtout que ça risque d'être long. Et assoiffant. L'attente, ça n'est rien, c'est l'espérance qui dessèche.

MONSIEUR ARMAND, considérant le nombre de bouteilles s'alignant sur la table de Madame : Apparemment vous devez espérer beaucoup.

MADAME : Le départ de quelqu'un. Ce n'est pas beaucoup plus agréable qu'une arrivée incertaine.

MONSIEUR ARMAND : Vous ne me direz pas qui ?

MADAME : A quoi bon ? II faut avoir entendu des marins rêver dans leur sommeil pour croire à la réalité des légendes ...

LA CAISSIERE : Et avoir bu beaucoup pour faire causette avec ! Vous êtes remplacé, Monsieur Armand, elle a trouvé quelqu'un d'autre à engueuler. On peut pas dire qu'il encombre, mais il cause.

MADAME : Même pas. Quelques mots, de temps en temps, quand on le provoque. Puis le silence, un silence de tombeau, comme s'il cherchait à vous endormir, à endormir la raison. Pourquoi parlerait-il, d'ailleurs ? Il a l'éternité pour lui, et son arme sont nos rêves ... Nos rêves d'amour, de fidélité, de stabilité ... Il lui suffit

d'attendre, lui aussi.

LA CAISSIERE : Mais sans consommer !

MADAME : C'est parce qu'il ne souffre pas.

LE HOLLANDAIS : C'est faux ! J'ai en moi ce besoin d'absolu, qui me brûle et m'épuise.

MADAME : Brûle tout seul ! Et repars sur ton bateau, avec cet absolu qui n'est pas fait pour nous. Nous, nous avons besoin de laideur, de lâcheté, de trahison, d'infidélité et d'oubli pour arriver à vivre. Désolée. Repars sur ton bateau vide, retourne sur l'eau, c'est ton élément, pas le nôtre. Chez nous tout pourrit, tout s'abime, tout disparaît, ne peut renaître que par la corruption . Quand l'eau s'évapore, c'est pour retomber en pluie, encore plus pure, plus limpide ... La perpétuité sans dégradation ! C'est tout à fait pour toi. Ne viens pas accélérer notre décomposition, comme de l'humidité sur du bois. Laisse-nous tranquilles.

LE HOLLANDAIS : Je ne peux pas ...

MONSIEUR ARMAND : Je peux parler, là, sans interrompre quelqu'un ? De quoi s'agit-il, au juste ?

MADAME : De notre médiocrité. De notre impossibilité de durer. De notre impossibilité de promettre. De ce que nous appelons union, qui ne sera jamais entre un homme et une femme, qu'une juxtaposition de deux solitudes, avec des petits contrats de cohabitation du genre "J'essuie les verres et tu encaisses"…

LA CAISSIERE : Qu'est-ce qu'elle veut dire par là ? Ça marche très bien comme ça.

MADAME : Et comment ! Ça n'est pas un reproche. C'est la seule façon de vivre. Mais demandez-lui, à elle, si c'est comme ça qu'elle voit l'avenir ...

LA CAISSIERE : Bah, à vingt ans on se fait toujours des idées ... moi, par exemple, je rêvais de partir très loin, plutôt au Sud, et d'épouser quelqu'un de très riche et très amoureux, genre armateur grec ou Prince héréditaire. Et puis ça s'est pas fait et on n'est pas malheureux pour autant, hein, patron ?

( grognement approbatif au-dessus de l’évier)

 

Et ceux pour qui ça se fait, ils rêvent d'être cafetiers au milieu de nulle part pour qu'on leur foute enfin la paix, alors ...

MADAME : A vingt ans, vous aimiez l'amour, la beauté, et puis vous avez préféré le bon sens, celui de la vie, qui va toujours de l'autre côté ...

LA CAISSIERE : Elle s'en apercevra bien assez tôt, allez ,que ça finit toujours comme ça.

MONSIEUR ARMAND : Exactement. Ce n'est pas la peine de lui donner dès maintenant vos cours d'aigreur et de cynisme.

MADAME : Parce que vous croyez que ça m'amuse d'avoir le mauvais rôle, de devoir lui révéler que les Princesses deviennent caissières et lui décrire Roméo et Juliette s'ils avaient vécu jusqu'à cinquante ans ?

MONSIEUR ARMAND : Rien ne vous oblige à le faire.

MADAME : Si. Lui. Et tout de suite ! Il est arrivé, et soudain il devient possible d'aimer l'amour, de vivre ses rêves, de refuser la vie. Il arrive et la résignation, notre seul remède contre la mort, devient soudain inacceptable ...

MONSIEUR ARMAND : Je vois : un idéaliste.

MADAME : Pire. L'idéal.

MONSIEUR ARMAND : Et vous lui déclarez la guerre ? Le combat va être inégal.

MADAME : Une pute bourrée contre le rêve du monde. C'est dans la logique de choses, non ?

LA CAISSIERE : Elle veut sauver qui, au juste ?

MONSIEUR ARMAND : Elle, vous, moi, l'humanité.

LA CAISSIERE : Mais je ne lui ai rien demandé ! Tu lui as demandé quelque chose, toi, patron ?

(grognement indistinct derrière le torchon, plutôt négatif).

 

MADAME : Rassurez-vous. Je ne sauverai pas grand monde. Déjà, je sens bien que ce qu'elle attend, ce n'est pas son crétin interchangeable, mais l'idée qu'elle se fait du bonheur, un bonheur à biceps qui vous serrent le matin sous les draps, un bonheur lippu qui vous écrase la bouche dès que vous ouvrez vos lèvres, une bouillotte qui lui tient chaud la nuit et qu'elle remplit de ses rêves ... Ce qui la fait rester, ce n'est plus la tendresse, le désir, la séduction, mais l'assurance d'un absolu immuable, éternel , définitivement et mortellement fidèle ...

LA CAISSIERE : Elle va tomber de haut ! Je le connais, son petit ami. Le fils du fleuriste. Un coureur.

MADAME : Tant mieux pour lui ! Qu'il galope ! Tant qu'à faire je préfère les sprinters aux coureurs de fond, les infidélités brutales aux lentes dégradations, quand le film du dimanche soir et la pétanque après le lavage de la voiture remplacent peu à peu la

tendresse, quand la séduction abdique devant les bigoudis du samedi et le pantalon de jogging du week-end ... qu'il s'enfuie ! et qu'il passe sa vie de tendresse en tendresse, de séduction en séduction, à faire du cabotage au large de vos serments d'amour

éternel et fidèle !

MONSIEUR ARMAND : Joli conseil. Il finira seul, comme tous les Don Juans.

MADAME : Et je lui tirerai mon chapeau. Ce n'est pas si facile que ça. Seul par exigence, seul par dédain des compromissions, seul par refus de la vieillesse mesquine et inéluctable de la passion. Et avec le mépris des honnêtes gens en prime. II sera gâté. Vous avez eu de la chance, vous. Etre veuf ! Les morts sont tellement plus

fiables que les vivants. Et en plus, ils ne vieillissent pas. Imaginez la deux secondes, votre femme, si elle vivait encore - en train de baver des morceaux de biscotte dans sa tisane, et d'émettre des opinions de plus en plus définitives sur de plus en plus de choses ...

LA CAISSIERE, à Monsieur Armand : Vous énervez pas, après le champagne ça donne des aigreurs.

MONSIEUR ARMAND : Rassurez-vous, Madame Lucienne. Ce n'est pas moi, c'est elle qui nous fait un ulcère. S'agiter comme cela, et défendre aussi âprement l'immaturité et la lâcheté, c'est cultiver le paradoxe jusqu'à la mauvaise foi.

LA CAISSIERE : ... Si vous voulez. En tout cas, on voit qu'elle n'a pas besoin d'avoir des petits enfants pour tenir un café dans trente ans.

MONSIEUR ARMAND à Madame : Et c'est comme cela que vous espérez la sauver ? En lui décrivant l'élu de son cœur comme un coq de village ? Vous allez avoir du succès.

MADAME : Qu'est-ce que je pouvais lui dire d'autre ? C'est tout ce que j’ai . A lui l'océan, la grandeur, l'immensité, les tempêtes, l'enthousiasme. A moi la terre, la boue, les saisons qui passent et les feuilles qui tombent. A lui la douceur de l'eau, à moi la dureté de la pierre. A lui la mort qui console, à moi la vie qui meurtrit ...

LA CAISSIERE : C'est qu'elle pleurerait.

MONSIEUR ARMAND : Elle est soûle.

LA CAISSIERE : En terrasse, comme ça, ça fait mauvais genre.

(Le Hollandais s'est rapproché de Madame, lui touche 1’épaule).

 

LE HOLLANDAIS, doucement : Venez avec moi. Partons ensemble.

MADAME violemment : Non. Pars ! Prends-la, prends ta victime, mais pars.

Va-t-en. Laisse-nous. Tu vois bien combien tu nous fais souffrir avec ta pureté, ton absolu, à nous montrer la dérision de notre amour et la médiocrité de nos désirs. Laisse-nous vivre. Laisse-nous séduire. Laisse-nous être superficiels, faibles,

changeants, victimes et bourreaux à la fois. Laisse-nous souffrir médiocrement aussi, pars et emporte avec toi ce rêve qui nous est insupportable, le plus douloureux parce que le plus impossible – la fidélité ...

(On entend une musique grotesque, jouée sur un instrument tenant du biniou et de la cornemuse, en plus laid).

 

LA CAISSIERE : C'est complet. Une cliente qui se roule par terre et maintenant l'autre fou qui nous fait ses danses folkloriques. Patron. Fous-la dehors avant qu'elle nous fasse un scandale.

MADAME : Pars. Elle t'aime déjà, elle n'a jamais pensé qu'à toi. C'est toi le héros de ses romans idiots. C'est toi qu'elle chante les yeux fermés en écoutant sa radio. C'est toi qu'elle attend, et toutes les fois qu'elle a dit "Je t'aime", c'était à toi qu'elle parlait ...

LE PATRON : Tu te tais un peu, la vieille, ça énerve la patronne.

(A la Caissière)

 

Tiens, donne-lui ça , un Gin- Fernet Branca à l'aspirine, quand ça fait pas vomir, ça dessoûle.

LA CAISSIERE : C'est la danse des jeunes mariés. Paraît que ça amusait beaucoup nos grand-mères.

MONSIEUR ARMAND : Elles avaient la santé. Je serais curieux de savoir quel est cet instrument insupportable.

LA CAISSIERE : Ne lui demandez pas. On a déjà eu droit au cours. C'est une Süssfermadchen à quatre trous faite en bois de Kühlenbaum, humidifié au sperme de taureau pour rendre les danseurs féconds.

MONSIEUR ARMAND : Mais c'est répugnant !

LA CAISSIERE : C'est comme je vous dis. Mais là ça marchera pas, il n'a pas trouvé de taureau, il n'y a même plus de vache à Götz depuis qu'on reçoit le lait en poudre. Enfin, sperme ou pas sperme, le folklore pour moi c'est comme les tableaux, ça devrait rester dans les musées. Vous voyez la Joconde, ici, chez moi ? Ca n'irait pas avec le papier.

(Pendant les répliques précédentes, le Hollandais s'est lentement écarté de Madame pour se rapprocher d'Isabelle. Il est maintenant derrière sa chaise, la touchant presque.)

LE HOLLANDAIS : Que dois-je faire ?

MADAME : Sois brutal. Ne la fais pas trop souffrir.

LA CAISSIERE : Fallait forcer la dose, patron, elle râle encore.

(Le Hollandais a un geste. Apparaît dans un coin de la scène, suffisamment loin du café pour sembler hors du décor, Eric embrassant la serveuse. La musique à ce moment là, paraît encore plus grotesque si possible - en tout cas, plus présente).

 

LA CAISSIERE : Voilà autre chose.

MADAME au Hollandais : Merci.

LA CAISSIERE : Excusez-nous. On vous dérange pas ? Incroyable. Ma fille. Ma fille avec le fils du coiffeur. Mais qu'est-ce qui se passe dans cette ville ? C'est la lune ? La marée ? La centrale atomique de Blümenlein qui a explosé ? De la drogue dans l'eau du robinet ? Du haschich au supermarché ? Ce n'est pas possible.

C'est un rêve. Ma fille avec le fils du coiffeur. Et qui l'embrasse, en plus. Patron, ta fille est une assassine. Une matricide. Le fils du coiffeur. Ce petit con qui change de fille comme de chemise. Ma pauvre enfant.

LA SERVEUSE : Je l'aime, maman.

(La Caissière s'écroule sur un siège, qui ne grince pas).

 

LA SERVEUSE : Je l'aime et je sens que c'est pour toujours. Je suis sérieuse, maman. Avant, je sais que c'était pour voir, que c'était pour rire. Avec Raymond, c'était pas possible. Avec Albert, ça ne collait pas . Avec Henri, on s'est disputé dès le lendemain, on n'arrêtait pas. Avec lui tout marche. Tout colle, on est toujours

d'accord. On pense les mêmes choses, aux mêmes moments. On veut les mêmes choses, on fait les mêmes choses. Quand il me prend dans ses bras, tout me paraît clair, tout me paraît sûr,  j'ai l'impression qu'aucun chagrin ne pourra jamais me faire souffrir. Je l'aime. J'ai besoin de lui pour être heureuse. Tu ne peux pas

comprendre.

LA CAISSIERE : Comment, je ne peux pas comprendre ? C'est la meilleure. Il t'a embobiné, ma pauvre fille, comme toutes les nigaudes qui sont passées dans ses bras. Qu'est-ce que vous lui trouvez à ce garçon ? Il louche ? Il sent bon ? Il raconte des histoires drôles ? Il parait que ça marche toujours. Comment peux-tu

être aussi idiote, ma petite ? Patron, dis quelque chose. Dis lui. Engueule la ! Vous aussi. Monsieur Armand. Dites-lui ! Vous avez entendu ? Elle l'aime. C'est invraisemblable.

LE PATRON : Et lui ?

ERIC : Je l'aime aussi. Je ne sais pas. Je ne comprends pas. Ça m'a pris, comme ça. Le bonheur. Le calme. Avec elle je sens que c'est pour la vie, que ça ne changera pas, que je me sentirai toujours aussi bien quand je l'ai dans mes bras et que je lui embrasse le cou, que j'aurai toujours autant envie de pleurer de tendresse

dans ses cheveux, que jamais je ne m'arrêterai de dire "je t'aime" en la regardant vivre ... C'est la première fois. Je vous jure. Je ne comprends pas.

(Isabelle, depuis l'apparition du couple, s'est levée, très pâle, sans bouger de sa place. Le Hollandais la serre dans ses bras, très tendrement.)

 

ISABELLE : doucement : Et moi ?

ERIC, très ennuyé: Ah ? Tu es là. Je ne t'avais pas vue.

ISABELLE : A moi aussi tu m'as dit "Je t'aime''.

ERIC : Oui ... Bien sûr ... tu sais, on dit ça comme ça, sans réfléchir, sans vraiment savoir. Je m'étais trompé. Je suis désolé. Je voudrais tant que tu ne sois pas malheureuse. Avec le temps tout finit par s'arranger, tu verras. Ca fait mal et puis on oublie. J'aimerais vraiment qu'on reste bons amis.

ISABELLE, répète, encore plus doucement : A moi aussi, tu m'as

dit: "Je t'aime".

LE HOLLANDAIS, l'embrassant tendrement dans le cou: Je t'aime.

MADAME : Prends-la. Dépêche -toi ! Ne lui fais pas subir toutes ces banalités, ces lieux communs de romans de gare !

LA CAISSIERE, à sa fille: Tu l'entends ? Il lui a dit "Je t'aime". Et pas seulement à elle ! A la fille de la mercière. De la charcutière. Du facteur. Du maire, du pasteur. Aux jeunes tuberculeuses qui viennent se geler l'hiver au sanatorium pour changer d'air. Aux deux filles du docteur Spütz, qui se baignent tous les étés dans la

mer en croyant que ça fera du bien à leur peau ... A toutes ! Sans même choisir.  Presque au hasard.

LA SERVEUSE :  Je sais, Maman. Il m'a tout dit. J'ai pardonné. Ce n'est pas grave.

ERIC : Je ne savais pas. Ça me paraît idiot maintenant. J'étais aveugle. Je regrette.

MADAME, gémit : Prends-la, prends-la vite. Bon Dieu ! Pourquoi ne peut-on se contenter de la tendresse et de l'amitié?

ERIC, un peu ridicule , solennel et touchant ; : Monsieur, Madame, je viens vous demander votre fille en mariage.

(Isabelle s'avance, le Hollandais la retient doucement, elle ne pleure pas).

 

LA SERVEUSE : Si vous ne voulez pas, on s'en fout de toute manière, Je suis majeure, on part à la ville, et on vous laisse tout seuls avec le café.

LA CAISSIERE : Tu n'oseras pas !

LA SERVEUSE : Vous acceptez ?

LA CAISSIERE : Toute une vie. Toute une vie de sacrifice, d'éducation, d'amour, et pour aboutir à ça. Voir son enfant devenir ingrate et idiote. Jamais plus. Jamais plus de gosses ! Ça vous mine quand c'est jeune et ça vous tue quand c'est grand.

LE PATRON : Laisse tomber, patronne. Lui ou un autre. Pense au café !

LA SERVEUSE : On te fera plein de petits enfants, maman, plein de petits garçons qui à huit ans sauront déjà doser le pastis !

ERIC : Le travail ne me fait pas peur, belle-maman, je vous aiderai en salle.

LA CAISSIERE, déjà moins agressive : II draguera les clientes !

LA SERVEUSE : Oh ! Pour ça non, je serai là, je surveillerai.

(très petite gamine )

 

Faudra filer droit, choubiquet, je suis très, très jalouse.

ERIC : Je n'y pense même pas. Je ne vois même plus. Aucune femme n'existe depuis que je t'ai rencontrée.

(Ils s'embrassent. Isabelle va jeter un cri. Le Hollandais l'en empêche.)

 

MADAME : Emporte-la maintenant. Emporte-la vite. Laisse-nous, et ne reviens jamais !

LE HOLLANDAIS, très doucement dans l'oreille d'Isabelle : Viens.

(Ils sortent de scène très lentement, Isabelle n'arrêtant pas de regarder, comme fascinée, le couple qui s'embrasse).

 

LA CAISSIERE : On vous excuse parce que vous êtes amoureux, mais faudra voir à plus s'embrasser dans mon café, c'est pas un bordel ici.

( Le couple reste enlacé et commence à danser insensiblement sur la musique. La serveuse a un regard pour Isabelle qui sort).

 

LA SERVEUSE : Où est-ce qu'elle va ?

ERIC: Qui ça ?

LA SERVEUSE : Ton ex.

ERIC : Je ne sais pas.

MONSIEUR ARMAND : Maintenant qu'elle est partie, permettez-moi de vous dire, jeune homme, vous avez été particulièrement odieux avec cette malheureuse jeune fille.

ERIC : C'est la vie. Je regrette. Ça ne se commande pas. C'est une chic fille, elle comprendra.

MONSIEUR ARMAND : Vous l'avez blessée à jamais. Ça se lisait dans ses yeux. Des yeux secs et une bouche muette. Ce sont les plus grandes souffrances.

ERIC : Je n'y peux rien J'aurais préféré lui écrire une lettre. Lui avouer doucement.

Elle était là. C'est de sa faute.

MONSIEUR ARMAND : Elle vous attendait !

ERIC : C'est fait, c'est fait. On ne va pas en parler cent sept ans.

MONSIEUR ARMAND : Je la vois courir, courir sur les quais.

ERIC : Normal. Elle habite là-bas, vers le quai sud.

MONSIEUR ARMAND: Elle va vers le quai nord. Mon garçon, j'ai peur qu'elle ne fasse une bêtise !

ERIC : Mais non. Laissez-la tranquille. Je la rappellerai demain, pour qu'on s'explique.

LA SERVEUSE, très petite fille, en l'embrassant : Mon gros flanc à la crème.

ERIC : Ma petite chouquette au sucre.

LE TOURISTE, entre en glapissant, sans que la musique s'arrête : Vous avez vu? Formidable. Ils dansent. Spontanément.  La voix du sang ! L'appel de l'espèce ! Les lois de la nature ! Le pouvoir de l'instinct ! Ils dansent, sans jamais avoir appris, parce que les aïeux et les aïeux de leurs aïeux dansaient aussi. C'est formidable.

Emouvant. Evidemment, il manque les costumes, la coiffe en dentelle avec les longs rubans rose saumon, le pantalon bouffant qui s'arrête à mi-cuisse sur des bas résilles. Mais bon, il faut vivre avec son époque, et ce qui compte c'est l'esprit. II faut absolument préparer leur chambre nuptiale, nous n'avons pas trop de temps

avant ce soir, vos ancêtres y déposaient plein de petits instruments très spéciaux ...

MONSIEUR ARMAND : Taisez-vous !

(même la musique s'arrête )

Regardez, sur le quai nord. Courez-y, mon garçon, quand je vous disais qu'elle allait faire une bêtise, j'en suis sûr maintenant, elle se dirige vers l'eau comme si elle dormait, comme dans un rêve. Courez, courez vite, avec un peu de chance

vous arriverez à temps!

LA SERVEUSE : Elle frime, Elle sait qu'on la regarde.

ERIC : Le vieux va l'arrêter.

LA CAISSIERE : Soûl comme il est, il va tomber dans l'eau avec, il y en aura deux à repêcher.

MONSIEUR ARMAND : Mais qu'est-ce que vous attendez, faites quelque chose, vous êtes le seul à pouvoir courir ici, et puis tout cela est de votre faute ...

LA CAISSIERE : Pour sûr qu'elle va plonger. J'ai toujours pensé que c'était une fille à problèmes.

ERIC : J'y vais.

LA SERVEUSE : Je viens avec toi.

(Ils sortent en courant).

 

MONSIEUR ARMAND : Ils n'arriveront jamais à temps. Elle est tout près de l'eau maintenant. Sur le parapet ... Elle regarde l'eau ... Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu...

(Il pousse un cri).

 

LA CAISSIERE, pas plus émue que ça : Plouf. J'appelle les pompiers.

LE TOURISTE : Elle va remonter. C'est un réflexe. Vous savez qu'il est très difficile de se noyer ? Il faut un contrôle de soi et une volonté proprement incroyables ...

LA CAISSIERE : Allô ? Une urgence ... Sur le quai nord. Une idiote qui est tombée dans l'eau ... Ah ? Bon, ben quand vous pourrez alors.

(Elle raccroche).

 

Ils ne peuvent pas tout de suite. Ils sont débordés. Une autre urgence. Un couple écrasé entre deux armoires normandes et un transat.

LE TOURISTE, un peu ennuyé : Elle met un temps quand même inhabituel.

MONSIEUR ARMAND : Mon Dieu, mon Dieu, et l'on ne peut rien faire. C'est horrible à voir.

(Ils continuent quand même à regarder, fascinés. Le touriste, de temps à autre, consulte sa montre avec inquiétude. Le vieux apparaît dans la même lumière et au même endroit que le Hollandais au début de l'acte).

 

MADAME, au vieux : C'est fini ?

LE VIEUX : C'est fini.

MADAME : Et vous n'avez pu rien faire ?

LE VIEUX : Et je n'ai voulu rien faire. II lui tenait la main, elle le suivait, elle paraissait si heureuse et si confiante, il y avait un tel amour entre eux, un tel désir, si vous aviez pu voir.

MADAME : J'ai vu.

LE VIEUX : Le bateau était là, à les attendre, les voiles toutes frémissantes de vent. Elle n'a pas hésité, pas un instant, je les ai vu embarquer tous les deux, les mains unies comme si elles étaient soudées entre elles.

MADAME : Et ?...

LE VIEUX : J'ai voulu les suivre, j'ai couru vers eux, en leur criant que je voulais partir moi aussi, que j'étais prêt, que je ne voulais plus rester à souffrir ici, comme un idiot, à attendre quelqu'un qui ne reviendra plus. Mais quand je suis arrivé au bout du quai, il n'y avait plus rien, plus de bateau, il ne restait qu'une eau froide,

noire, remplie de poissons bizarres et d'algues douteuses, la surface comme vérolée de gouttes de pluie ...

(Un silence).

 

MADAME : Et vous avez eu peur.

(Le vieux incline la tête, silencieusement. Elle conclut sourdement )

Moi aussi ...

(L’éclairage  revient sur les autres personnages).

 

LA CAISSIERE, bonhomme : Eh bien, il faut vous remettre, Monsieur Armand, vous êtes tout pâle, vous n'allez pas vous trouver mal quand même. Tenez, buvez-moi ça, ça vous remonte un homme. Vous en faites pas, elle fait son intéressante, ils vont la repêcher et vous regonfler tout ça à l'hôpital, faites moi confiance.

LE TOURISTE : Tout de même ... c'est bien long.

LA CAISSIERE : Ça veut rien dire. De nos jours, pour crever, faut vraiment le vouloir.

MONSIEUR ARMAND : C'est trop bête ... c'est vraiment trop bête.

LA CAISSIERE : Ça, je dis pas. N'empêche. Se noyer, comme ça, parce qu'on vient de se faire plaquer, par passion.

(un petit silence, puis rêveuse ) :

Ça fait quelque chose. On a beau dire ce qu'on veut, tout de même, c'est beau l'amour ...

- RIDEAU -

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