Le vélo bleu

chimiezele

Chaque matin en ouvrant sa fenêtre, il hume l’air, ferme les yeux et attend le petit bruit caractéristique des freins qui couinent. Il est 8h. Sur son vélo bleu, Jules, le livreur de lait passe toujours à cette heure-là. La pente est raide, aussi sa carriole, attachée à l’arrière, brinquebale et les bouteilles de lait s’entrechoquent.

Les freins auraient déjà dû geindre. Rien. A son âge, Raymond a besoin de son rituel auditif. Depuis sa fenêtre, il aperçoit pourtant Jules, arrêté devant la porte du 108, chez les Vallans. Raymond suppose qu’enfin il a dû graisser ses freins. Dommage. Raymond le regarde déposer les deux bouteilles de lait. En se relevant, Jules lui fait signe de la main. Raymond hoche la tête. Jules reprend son vélo et les bouteilles se remettent à rouscailler. Raymond referme la fenêtre doucement. Germaine s’est endormie sur le petit matin. Surtout ne pas la réveiller. Il devra lui dire pour les freins. A pas traînants, il se rend à la cuisine pour faire le café. Ou plutôt, il n’a plus qu’à poser les tasses sous la machine à expresso que leur fille Annette leur a offert au Noël dernier, et à appuyer sur le bouton. La veille, Germaine a tout préparé.

La pendule égrène les minutes, si longues maintenant, si courtes avant, quand il travaillait encore ; quand son esprit vif répondait aux moindres demandes. Germaine le trouve là, dans la cuisine, le dos un peu courbé, les cheveux en bataille. Raymond répète tout bas ce qu’il doit dire à Germaine. Il se retourne, il a senti sa présence. Ils se sourient, leurs mains tachetées se frôlent.

-      Je n’ai pas bien dormi cette nuit. Tu as vu Jules ?

-      Oui, il a déposé les bouteilles de lait chez les Vallans. C’était étrange.

-      Ah bon ? qu’est-ce qui était étrange ?

-      Ses freins. Ils ne grinçaient plus.

-      Mais il a toujours le même vélo ? bleu ?

-      Oui, je crois. Enfin, je suis sûr pour la couleur mais je ne sais pas, il a peut-être changé de vélo ?

Tous les matins, à l’heure du café noir et de la radio en sourdine, Germaine et Raymond parlent de Jules, de son vélo bleu, des bouteilles de lait, des Vallans. Une fois, Germaine se souvient qu’elle n’avait pas voulu entamé la conversation matutinale avec Jules comme personnage principal. Elle avait eu envie ce matin-là de lui raconter son rêve. Mal lui en prit. Raymond, tourneboulé, avait perdu pied, ses yeux gris l’avait dévisagée, puis ils s’étaient déconnectés de la réalité. Ce fameux jour, Raymond n’avait rien dit, il avait dormi presque toute la journée. Depuis, Germaine demande des nouvelles de Jules.

Pour l’heure, elle s’inquiète. Les freins de la bicyclette vont-ils agrémenter la conversation ou perturber Raymond ? Elle le surveille du coin de l’œil tout en lavant les tasses. Raymond a pris le journal et s’assoit sur la chaise près du radiateur. Pour le moment, tout va bien, se dit-elle. Il lit. Elle essuie la vaisselle. Il est 9h.

-      Tu sais, je crois que t’as raison. Jules a dû acheter un nouveau vélo. Demain matin, je veux en avoir le cœur net. Tu comprends, ça change tout. S’il en a acheté un autre, à un moment donné ses freins vont se mettre à couiner. Mais quand ? J’aime leur son, il est différent quand l’air est sec ou quand il a plu.

Germaine n’en revient pas, Raymond va donc descendre et parler au petit !

-      C’est une bonne idée d’aller l’attendre demain devant chez les Vallans pour voir son vélo de plus près.

-      Ah, oui, tu crois ? Je pensais que je pourrai le voir aussi bien de ma fenêtre ?

-      C’est pas un peu trop loin ?

-      J’y avais pas pensé. Alors je descendrai.

La journée s’est déroulée calmement. Annette leur fit même la surprise de passer l’après-midi avec eux. Raymond et Germaine l’ont écoutée plus qu’ils n’ont parlé, mais ils étaient si heureux de la voir.

Ce matin, c’est Germaine qui a poussé le bouton de la machine à café. Il est 7h45, Raymond est déjà habillé. Il a ouvert la fenêtre, humé l’air puis l’a refermée. Germaine sourit, son Raymond va descendre.

-      Prends ton café avant d’y aller.

Elle le trouve beau, plus droit que d’habitude, l’œil plus pétillant peut-être. Il ne s’assoit pas, la tasse à la main, le regard vers l’extérieur.

-      J’y vais, je ne voudrais pas le rater.

-      Mets ton écharpe. Ne prends pas froid.

Lentement, une main sur la rambarde, il pose avec précaution les pieds sur les marches de l’escalier qui mène à la cour. Il lui faudra la traverser. Le soleil est frais. Le parfum du dehors est agréable. Jules va bientôt arriver. C’est bon, il n’est pas en retard. Raymond marmonne : Bonjour Jules, c’est un nouveau vélo que tu as ?

Le portail à passer, et il est dans la rue. Il est bientôt 8h. Il s’étonne de ne pas entendre le cliquetis des bouteilles de lait. Comme c’est calme. Les volets des Vallans sont encore fermés. Tout le quartier semble endormi. Raymond attend. Germaine le surveille depuis la fenêtre. Ils ont juste oublié qu’aujourd’hui c’est Dimanche.

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