Le vieil homme et la pépite d'or
elisabeth-coquelicot
Le vieil homme était fatigué. Il était candidat au départ. Il avait commencé sa carrière très jeune et avait fait tourner ses machines sans relâche pendant près de cinquante années. Comme toujours et cette fois-ci pour la dernière fois, il allait transmettre tout son savoir, ses astuces, ses techniques qui assuraient depuis tant d’années des rouages bien huilés. Ses machines ronronnaient doucement, gentiment mais sûrement. Il avait rangé ses boites à outils, mis en ordre son établis, chaque pièce à sa place, à son numéro. Il avait classé avec rigueur et sobriété tous ses cahiers de consignes : des titres tracés à la règle, des pannes ordonnées chronologiquement. Il alignait devant lui les cahiers de ses vingt dernières années. L’encre s’était un peu effacée ; le papier avait jauni mais les mots et les chiffres étaient là, témoins des solutions qu’il avait apportées. Des cahiers comme une trace de son passage ici et maintenant, une trace de son passage sur Terre. Il avait l’amour du travail bien fait. Il se faisait un devoir de tout organiser. « Quand je serai parti, il faut bien qu’ils puissent s’en sortir sans moi ! ». Il touchait avec tendresse les mots couchés sur le papier. Son savoir, son expérience étaient sa « Belle », sa pépite d’or. Il la protégeait, lissait les reliures dorées de ses carnets comme on lisse et coiffe de beaux cheveux longs. Son souhait : qu’après lui, on la chérisse, on l’embellisse et qu’elle grandisse. Et surtout que l’histoire perdure pour le bien commun. Epuisé, ce dernier soir, le vieil homme se coucha tôt. Il était fier de ces dernières tâches. Une petite voix se fit entendre, une douce voix qu’il percevait pour la première fois ; une voix intérieure qui insistait : « Ne me laisse pas. Non ne me laisse pas. Crois-tu que tes successeurs auront la sensibilité pour me prendre dans leur bras sans crainte, telle que je suis, sans me juger ? Tu sais bien que les Hommes par ego, par fragilité préfèreront nier la réalité, me laisser de côté, m’oublier. Je peux être les racines d’une nouvelle identité pour peu qu’ils veuillent bien porter un regard juste sur moi. Mais le feront-ils ? Je ne le crois pas. Je ne veux pas être piétinée, me faire écraser. Si je suis meurtrie, si je meurs c’est un bout de toi qui disparaitra aussi et çà je ne le supporterai pas. Emporte-moi, protège moi, ne me laisse pas. » Attendri, le vieil homme lui répondit : « Ne pleure pas, ne craint rien ma petite, ma pépite. Je suis là, je ne te quitte pas. » Il s’endormit serein, sa pépite au creux de ses bras. Demain il brûlera ses cahiers pour la première et la dernière fois.
Elisabeth FREUND-CAZAUBON
Très beau texte sensible et tragique, merci !
· Il y a environ 13 ans ·Edwige Devillebichot