Le vieux corsaire

tropical-writer

LE VIEUX CORSAIRE


Dans une taverne enfumée,
Repaire de tous les forbans,
Résonne la voix enrouée
D'un vieux grimpeur de haubans.


Face à l'ancien pirate,
Un enfant, au regard pâle
Mais les joues écarlates,
Refuse une timbale.


"Regardez ce fier matelot !
Au coup de semonce,
Il se jette à l'eau !
Corsaire, jamais ne renonce!


Aubergiste, un autre cruchon !
Ce marmot doit être éduqué!
Toi, gamin, pose ton baluchon,
Si tu veux pas rester à quai.


Ne te fie pas aux apparences :
Celui que tu vois ce jour d'hui,
Lard et vin plein la panse,
Oeil crevé et jambe de buis,


Semait, jadis, la terreur,
Entre le Cap et Calcutta.
Et l'Anglais m'a fait l'honneur
D'estimer trois mille ducats


Ma tête de marin breton !
Avec Surcouf, j'ai pris le Kent.
A Grand-Port, c'est mon canon
Qui étêta Lord Owent!


Sur une flûte, à Fort-Dauphin,
J'ai capturé un Grand d'Espagne,
Un Hollandais me prend enfin :
Je lis Calvin, et il m'épargne...


On fait naufrage à Zanzibar :
Dix mousquets, autant d'hommes,
Et l'île passe en mon pouvoir...
Tavernier! Sors ton meilleur rhum !


A Mozambique, les Portugais
Coulent mon boutre : j'y perds l'oeil !
Dans un lazaret rodriguais,
Un charpentier clouait mon cercueil...


A Bourbon, un planteur créole
Me dénonce au guet,
Et me voila, la corde au col,
Sauvé par un Noir révolté...


En poursuivant un négrier
Des côtes swahilies,
Je dis adieu à mon pied...
Patron, ton auberge mollit !


Mon bol est en cale sèche
Et j'ai la langue d'un pendu...
Une autre bouteille fraîche:
Elle sera vite étendue!


Et toi, jeune volontaire,
Quels sont tes titres de gloire,
Pour mépriser le vieux corsaire,
Qui veux t'offrir un bol à boire ?"


Le rouge au front, et maladroit,
Le garçon de douze ans
Fait pourtant face au fier à bras :
"Je sais, Monsieur, que l'océan


Recèle de nombreux dangers",
Balbutie l'apprenti-marin,
"Mais rien ne me fera changer :
Étre corsaire est mon destin !"


Les rires gras des matelots
Lui coupent la parole
Et l'enfant, dans un sanglot,
Avale la mauvaise gnôle.


"A la bonne heure, hourra !"
S'écrie le vieil invalide,
"C'est en buvant ce ratafia,
Qu'on devient intrépide !"


Soudain, un fracas infernal
Fait lever toutes les têtes.
Tables, chaises et timbales
Sont frappées par la tempête.


Une furie, grasse et forte,
Empoigne l'ancien gabier :
"Menteur, vaurien, cloporte !
Encore à boire mes deniers !


Moi, je me tue à la tâche
Et lui se noie dans le rhum...
Faut-il donc que je t'attache ?
Que je cherche un autre homme ?"


"Mon garçon", murmure le vétéran,
De tous nos ennemis, voila le pire,
Et si nous risquons tout sur l'océan,
C'est surtout pour le fuir..."


Mais changeant de visage,
Et d'une voix langoureuse,
Il tient un tout autre langage,
À son amante monstrueuse :


"Comment peux-tu, Mon Amour,
Me croire ici pour le plaisir ?
Sache que ce jeune tambour
Veut embarquer sur le Zéphyr...


C'est un orphelin sans soutien
Qui, par désespoir, partait en mer :
Voulais-tu donc que je ne fisse rien,
Pour ce petit sans père ni mère ?


Fallait-il donc que je le laisse s'enrôler,
Et qu'il vive sa jeunesse sur un ponton ?
Ou qu'il perde un membre au premier boulet,
Quand rien ne pousse encore sur son menton ?


Ma Douce, je ne te savais pas si méchante !
Moi, qui sais si bien les dangers de la course,
Je n'ai pas la tripe assez vaillante,
Pour le laisser devenir mousse..."


Sous le regard amusé des mauvais matelots
Attablés dans la taverne mal famée,
La furie éclate en sanglots
Et étouffe l'enfant sous ses baisers enflammés.

Signaler ce texte