Le vocabulaire des émotions

Alain Caron

LIMINAIRES

 

Très cher Pierre,

 

Après tout ce temps passé, je voulais que tu lises cette histoire. Juste lire et ne rien dire.

 

Je te livre ce petit manuscrit, il est pour toi.

Au début, tu y trouveras les lettres que je ne t'ai pas envoyées.

Bonne lecture. 

 

Thomas


 

 

 

Suresnes, le 7 juin 2009                 1/5

 

Pierre, tu m'avais donné une copie papier d'un message électronique. Je l'ai gardé.

 

« Les regards que tu poses sur moi me changent. Tu es beau. Ta présence me transporte, je t'accompagne dans tes rêves.

Nous partageons du temps, l'un à côté de l'autre, bras dessus bras dessous, entre mêlés de nos désirs et toujours prêts à se saisir les lèvres. J'avance à tes côtés, tu avances à mes côtés. Nous parlons, tentons de nous expliquer, de nous comprendre et nous nous aimons. Je suis prêt pour ce voyage, prenons  bateaux, avions de chasse, delta-planes et montgolfières, trains de nuit sans sommeil, tandems et péniches. Allons-y , à pied, en courant, essoufflés ou à prendre haleine, prenons le temps, découvrons nous, découvrons les. Le voyage importe autant que la destination, l'envie d'y aller plus que le contenu des bagages.

Les détails comptent aussi pourtant : dentifrice ou Inde, Méditerranée ou maillot de bain ? Je suis prêt. Allons-y ensemble et commençons par ce regard, le reste suivra. »

 

A la lecture de ces derniers mots, tu avais vidé ton café, déposé doucement la tasse sur ta table de travail, pris ta tête entre tes deux mains et hurlé. Du plus profond de toi-même, tu expulsais ta haine et ta colère.

Je n'étais pas habitué à te voir ainsi. Tu criais et tu pleurais. Je te croyais vraiment plus fort.

Tu me racontais souvent cette histoire, en boucle, d'une manière très répétitive et particulièrement obsessionnelle. Tu parlais toujours lors de nos rencontres nocturnes, toujours trop alcoolisé.

Dans ces moments-là, tu ne m'écoutais jamais, mais tu commençais toujours par me raconter l'histoire de ce samedi-là :

« Certains jours de la semaine ont une couleur particulière, tu sais Thomas, la couleur de mes souvenirs, de l'envie d'elle et de l'odeur du cuir. Je ne peux pas m'empêcher de l'apprécier ce samedi. Il me rappelle des souvenirs, il me parle de cuirs et d'odeurs, d'images et de musiques, il continue à s'exprimer maintenant, s'en est même troublant qu'il se souvienne autant d'elle. Là je parle et je répète tout ce qu'il me raconte. C'est un samedi qui me parle, c'est bizarre je le sais, c'est sûr, mais je t'assure qu'il me parle !je n'entends pas des voix, c'est certain mais il me parle, je t'assure que c'est pas des conneries! Je vais en faire un écrin de vie, un hôtel voué à la beauté des cœurs…». De mes souvenirs rassemblés, ce sont tes mots. Je ne comprenais rien à tout ça.

Et tu vidais ton verre d'une seule traite.

Tu faisais un peu ton intello, comme toujours. Même là, même dans ce contexte-là, tu faisais de l'humour, un brin poète, un peu décalé, c'est tout toi, Pierre !

Mais je n'y comprenais pas grand-chose, tu sais. Tu perdais un peu la tête, c'est certain.

Et tu t'y es remis de plus belle :

« Par exemple, c'est comme aujourd'hui, on est samedi, c'est un samedi ordinaire. Mais pourtant, il me regarde bizarrement ce samedi, je le vois bien, je le sens, il me regarde, il me fixe avec ses grands airs et sa hauteur démesurée, tu ne trouves pas Thomas ?... Il est presque fier d'être bien plus près du dimanche que les autres jours de la semaine. C'est un samedi vraiment trop prétentieux celui-là ! » 

« Tu t'en rend compte à quel point il fait son intéressant, putain de merde? C'est fou ça ! »

« Tu t'en rend compte Thomas ? » me répétas-tu avec insistance. J'acquiesçais pour ne pas relancer ce monologue.

« Tu m'écoutes où quoi, putain !, tu comprends rien ou quoi ?».

Je ne faisais que ça, t'écouter.

Tu étais déchiré, s'en était affligeant. J'en avais assez de tes histoires. J'en avais assez de toi.

C'est bien de ce samedi-là dont tu me parlais toujours, le 11 juin 2007 précisément. La date est restée gravée dans ma mémoire. Je me demande même comment j'ai pu t'écouter et te supporter depuis tout ce temps.

 

On est vraiment très différent tout les deux. On pourrait même dire que tout nous oppose, tu le sais bien : Moi, je suis plutôt distant et discret en public, peu loquace sur mes émotions et pas très démonstratif. Je suis plutôt grand, athlétique et carré.

Toi, au contraire, tu es petit et plutôt râblé voire fragile comparé à moi. Tu es communicatif, exubérant et tactile. Moi, je suis amateur de contacts physiques mais surtout avec toi. Oui, vraiment amateur de contacts avec toi, je suis toujours en attente d'être avec toi, j'adore ça ! C'est vrai que je suis bien avec les autres mais je suis surtout libéré et détendu avec toi, surtout seul avec toi. Allez, viens d'abord dans mes bras mon pote, mon amant, commençons par cette accolade virile, presque rituelle entre nous deux !

Ensuite viendront quelques bons mots partagés ensemble (bien avant les autres car c'est toujours plus savoureux) et enfin, seulement le grand bain public, avec les autres.

On commence à deux, puis on voit ce qui se passe avec les autres, un peu comme pour la natation, il faut toujours être un peu mouillé avant de plonger. C'est le conseil de mon enfance et du nageur professionnel aguerri que je suis devenu dans l'armée.

 

J'en conviens, à relire ces quelques phrases sur nous, je suis un peu exclusif, c'est vrai. Mais tu es bien trop musclé pour que je t'étouffe ! Tu n'aurais pas manqué de liberté avec moi.

Tu ne m'en voudras pas maintenant mais nous ne partagerons pas cette expérience-là d'une vie l'un avec l'autre, posés l'un contre l'autre, au quotidien et jusqu'au bout de notre vieillesse d'hommes mûrs. On ne poussera pas plus loin l'expérience. Tu m'as trop dit que j'étais angoissé.

J'ai aussi mes petites rancœurs tenaces.

 


Suresnes, le 11 juin 2009                2/5

 

Pierre, revenons à ce samedi de juin où ta femme est partie.

Partie définitivement, évaporée et disparue.

Tu étais devenu un prince sans sa princesse et ton royaume n'avait plus guerre d'intérêt à tes yeux.

« Putain de samedi, je déteste les week-end ! », me répétais-tu. Je ne répondais rien.

D'ailleurs, tu ne posais pas de questions.

A quoi bon parler. Tu voulais certainement que je commente, que je te plaigne et te comprenne. Mais je me contentais de t‘observer. Parfois, j'avais même pitié de toi.

« J'ai déjà trop souffert les dimanches et là, c'est samedi, putain de merde, samedi ! »

Tu avais bu, trop bu, encore une fois. Tu titubais et tu tapais dans la porte de la salle de bains. Trop fort. Je pense que tu l'as cassée.

Tu as trop crié ce jour-là. Ces actes-là ont toujours des conséquences. Tu aurais dû y penser avant. L'écho est parfois trop fort pour les autres. Ta naïveté te perdra. T'es vraiment trop con, Pierre. Tu ne comprends rien, vraiment rien.

 

Il faut reconnaitre que le départ de ta femme a été brutal, un banal accident de voiture, une fuite d'huile non soignée sur le moteur et puis, plus rien.

Ensemble, nous avions été reconnaitre le corps. Tu n'avais pas bronché, j'avais observé tes yeux et les mouvements de ton corps : tu étais resté figé et impassible. Tu pleurais certainement dedans.

Dans cette situation, on aurait tous pleuré, mais pas toi. Je sais que tu n'y étais pas autorisé. Tu ne t'autorisais finalement que bien peu d'écarts. Je peux t'avouer maintenant que j'avais très rapidement apprécié cette particularité chez toi.

Tu avais demandé à la toucher une dernière fois et tu avais choisi de lui effleurer le bras. Ça avait un sens pour vous deux c'est sûr, peut-être une connivence, une dernière tendresse. Je crois que tu as même tenté de lui parler doucement à l'oreille mais elle n'a pas bougé. Je crois que je pleurais pour toi.

Ensuite, je t'ai accompagné chez toi et tu as insisté pour que je reste.

«Vas-y Thomas, s'il te plait, prends la bouteille… verses-moi un verre, donnes moi du whisky ! »

« c'est bon, ça suffit, on a déjà liquidé la bouteille de mon pote la dernière fois et tu dis toujours que tu ne bois jamais de whisky ! »

« allez…verse…allez ! »

« t'es chiant putain, ça rime à rien…»

De dépit, je nous versais deux verres, pas trop remplis car d'autres arriveraient trop vite.

Moi, je savais anticiper ces coups-là. Toi, tu savais plus rien, tu étais trop cuit par la douleur et le sky… 

« alors, santé…et à l'amitié des potes ! » Sur ces mots, je guettais la douce musique de nos verres claqués l'un contre l'autre.

D'ordinaire, j'appréciais beaucoup cette confrérie masculine cimentée par l'apéritif, mais cette fois-ci, l'alcool qui coulait dans ta bouche, je le voyais presque courir dans ton pharynx et te brûler le cœur. Et c'était pire chaque jour.

 

Je te laisse avec ça. Salut.

 


Suresnes, le 23 juin 2009                3/5

 

Pierre,

Ma dernière lettre était un peu dure. Je suis désolé.

Tu te rappelle que le formulaire bleu standardisé de tes vœux militaires, ordonnés par préférences, restait accroché sur ton frigo ? Il y était resté longtemps. Tu le regardais toujours avec dédain et mépris. Nous en parlions très souvent, après être sortis de la douche, après quelques câlins, seuls au monde, attablés à deux au bar blanc nacré de ta cuisine.

Tu m'avais toujours dit que tu ne partirais jamais. Tu disais que tu nous aimais, que tu m'aimais et que tu ne voulais pas quitter la caserne, notre service, ton auberge. Enfin, je t'ai cru longtemps.

Je n'ai jamais compris que tu leur demandes finalement ta mutation. J'ai compris bien plus tard que tu avais tergiversé, pesé le pour et le contre, attendu en te demandant si ça valait bien le coup. Tu ne m'en avait pas parlé. J'ai maintenant le sentiment d'avoir habité près de toi, mais totalement à côté de tes projets, comme oublié.

 

Mais maintenant, tout est devenu très différent pour moi.

 

Tu avais donc décidé de quitter la région. Désormais, cela s'imposait à toi : les lieux, les images, les chambres d'hôtels, son rire, tout cela te hantait. Tu avais choisi de tout quitter pour ne plus affronter ces souvenirs-là, le souvenir vivant de cette femme avec qui tu avais eu des enfants.

C'est fou à quel point tu avais l'air sérieux et sûr de toi.

Ta décision te donnait une image d'homme exigeant et fort. Tu étais beau.

Quelques mois avant le départ, tu m'avais demandé de t'accompagner pour un petit périple professionnel. Je ne le savais pas encore, mais ce voyage n'avait rien d'une mission. La façade était trompeuse.

Pourtant, de prime abord, nous allions de ville en ville et de département en département, pour former aux interventions en urgence et à la prise de décision en situation de crise, notre boulot.

Nous allions même pouvoir rencontrer l'équipe opérationnelle du GIGN sur les prises d'otages. Tu avais obtenu la seule place de commandant des fusiliers marins commandos, formateur en stratégie opérationnelle. Tu étais ainsi devenu la fierté du Commandement des Opérations Spéciales de Lorient (le fameux COS). Et moi, j'avais récupéré le seul poste de marin, plongeur, tireur d'élite longue distance, adjoint du commandant et amant, le rêve !

Ainsi, nous représentions la plus prestigieuse équipe de militaires, bien loin devant la légion ou ces frimeurs de paras. Comme tu m'avais dis un jour, « Paris n'est qu'une capitale alors que Lorient est le berceau du monde ! ».

Bardé de certificats et de spécialités, tu étais devenu gradé et expérimenté à seulement 29 ans. Bravo mon commandant, un vrai premier de la classe à mettre des complexes. Tu réussissais tout : tu étais devenu un expert dans l'art de la guerre, de la plongée et du self-défense.

Par contre, tu étais resté un peu novice et profane dans tes émotions et ta sexualité mais ça, j'étais bien le seul à le savoir !

 

Lors de ces multiples voyages, tu choisissais chaque ville de casernement et chaque région pour préparer en secret ton déménagement définitif. Ces voyages n'étaient que des prétextes.  Tu ne m'avais rien dit, j'avais juste compris.

J'avais accepté cette situation car j'étais heureux de partager ces derniers moments avec toi, comme une dernière aventure.

Ni l'un, ni l'autre, ne savions combien de temps durerait ce voyage. Pour moi, il avait juste le mérite d'exister. Pour toi, je ne sais pas.

Tu ne disais rien de tes envies ou de ton plaisir, ni d'être là, ni d'être avec moi. Je devais toujours le deviner, presque entre les lignes. C'est difficile à supporter avec le temps tu sais.

 

Tu vivais ta guerre intérieure, en silence, avec détermination et exigence et nous préparions celle des autres.

Je ne parlerai pas plus longtemps de ces missions tant elles sont particulières. Tu sais bien que les vrais secrets, on ne les partage pas.

Jusqu'au bout, jusqu'à l'épuisement parfois, le travail nous poussait des jours et des mois loin de chez nous. Pour des opérations, des interventions diverses. Notre grenier de souvenirs était rempli : les hélico, les sauts dans vide, loin de chez nous, les morts au combat. Pas aisé ce métier de militaire en service actif.

Entre deux villes, entre deux formations ou deux unités d'élite(des bérets verts jusqu'au service de protection de la présidence de la République), à chaque halte, tu te débrouillais pour faire un détour.

Nous allions voir tes proches, ceux qui restent pour toi « les lointains » comme tu aimais les appeler : cousins, petits cousins, oncles, marraine et autres humains étonnamment familiers de toi. Nous avions parlé de ce qu'ils représentaient pour toi et tu me disais que ces lointains t'avaient construits. Tous à leur manière, par touches successives, comme un tableau ou un puzzle fait de morceaux de couleurs et d'émotions variées. Enfermé dans ta tête et confiné dans ton rôle de chef en mission, toi, tu n'avais rien vu jusqu'ici. Tu ne prenais conscience de leur importance que maintenant.

Ce n'est rien, ce n'est pas grave Pierre, tu sais, parfois, il reste un peu de temps pour combler tous les vides.

 


Suresnes, le 24 juin 2009                4/5

 

Pierre,

Je me rappelle précisément le premier départ ensemble, une première mission civile, sans nos armes, enfin presque (nous gardions toujours couteaux et arme de poing de petit calibre) : Cette gare était presque trop remplie pour ce voyage. La salle d'attente grouillait de monde.

Debout, assis, comme entassés pour de réchauffer, personne ne se parlait, tous étaient plongés dans le bleu des écrans portatifs ordinateurs et autres portables high-techs. La musique lâchait quelques notes, couvertes par la musique d'appel de la SNCF : « le train en provenance de Paris Nord entre en gare, voie 15 ».Et là, chaque grappe de voyageurs se rendait aux quais correspondants, aspirée par des colonnes d'escaliers métalliques, chorégraphie d'une bataille non violente et sans paroles.

Ces silences pesaient. Surtout ici et particulièrement maintenant. Habituellement, j'aimais pourtant ses sas d'attente, comme des poches de vide entre deux mondes, deux activités, deux espaces et deux lieux. Je l'aimais particulièrement cette jonction-là. C'est la

métaphore de la décompression, à la manière du nageur de combat que je suis, pour mieux remonter ou redescendre par paliers successifs.

Ce jour-là, avec toi, je venais de découvrir ma sensibilité au changement.

Sais-tu ça de moi au moins? L'as-tu même repéré ? D'ailleurs, m'as tu véritablement regardé une seule fois ? Que connais-tu de moi ?

 

Lors de ce voyage, je me demandais combien de temps il me faudrait pour que j'accepte ton départ définitif.

Je savais que c'était juste une question de mois. Dans six mois, une fois passé le début de l'année et son cortège de bonnes résolutions, je me fixerais un nouvel objectif. Seul.

Loin de tous et surtout loin de toi. Comme toi, je peux être aussi l'homme des solutions.

Tu me secouas le bras. Mes divagations nous fîmes presque rater le train de Fréjus. Vite, nous nous y engouffrèrent avec les sacs de plongée visé sur nos larges épaules.

 

La ville était chaude et pétillante. Tu y étais allé avec elle en vacances plusieurs fois, juste à deux pour de courts week-ends. Ton regard vague me confirmait que tu entendais encore vos discussions à la sortie de la gare pour savoir lequel de vous deux trouverait la bonne route jusqu'à l'hôtel. Parfois le pouvoir au sein du couple va se nicher dans des endroits étonnants, n'est ce pas ? Comme pour nous deux, comme trop souvent d'ailleurs.

 

Cette fois, à Fréjus, nous allions voir ta tante Amélie. Autre réalité moins romantique !

Vieille sœur de ta mère, la plus grande des filles, ta tante vivait encore avec son mari. Encore, parce qu'après une vie à regarder passer les trains de l'autre, tu te demandais toujours comment ils étaient encore ensemble. Tu m'en parlais souvent.

Tu m'avais raconté que depuis des années ne subsistait entre eux plus aucun échange, plus aucun regard. Plus d'amour visible. Sordides paroles et actes répétés. Plus rien. C'était tellement réel pour moi cette image, tellement entendu, vu et ressenti ailleurs.

Nous aussi, nous avions vécu des situations identiques même si la souffrance n'est jamais la même et jamais comparable. Nous aussi…et nous en sommes là aujourd'hui.

Bizarrement, ta tante préférée avait choisi ce jour-là pour parler de ses funérailles, plutôt de celles qui n'existaient pas encore car ils étaient bien vivants tous les deux, les bougres.

Drôle de rencontre. Des années sans te parler, rien à te dire et c'est elle qui commença les hostilités : Elle t'avait repéré, toi, le presque inconnu, rattrapé et sauvé peut-être par de rares cartes postales que tu envoyais une année sur deux à ta tante (à cause de la politesse naturelle de l'enfant gentil et bien élevé que tu n'avais jamais cessé d'être), repéré pour exécuter ses dernières volontés !

Bien fait pour toi, chéri, tu le mérites bien ! ( tu noteras que je prends cette liberté de t'appeler chéri maintenant que tout est fini entre nous)

 

Impossible pour toi de parer cette attaque d'un kung-fu pourtant vieillissant. Tu en étais bien incapable. Tu écoutais donc sa requête : elle t'avait posé et inscrit sur son testament, devant un notaire buriné par l'argent et le soleil.

Pour sa dernière volonté, tu devais veiller à ce que rien ne soit organisé et à ce que personne ne soit prévenu de la mort de l'un ou de l'autre. « Surtout, ne rien dire » t'avait-elle susurré à l'oreille. J'avais à peine entendu. Ta tante voulait être incinérée en silence, en présence de son mari, ses deux fils uniques et toi, c'est tout. Charge à toi de garder le silence et de ne pas ébruiter ce décès. « Mais c'est pas possible ! et la famille ? Pourquoi ? » avais-tu demandé.

Une fois passée la surprise, tu posas quelques questions mais la messe était dite. Tout était prévu, l'argent mis de côté, les frais programmés, le notaire payé. Même les billets de train Paris-Fréjus étaient réservés à ton nom. Impossible de te défiler et surtout pas maintenant.

Ils avaient l'air étrangement sérieux et graves tous les deux, comme s'ils annonçaient un tremblement de terre et son lot de calamités lors du journal télévisé.

Tu avais l'air serein, très surpris, mais serein.

Ta tante souffrait dans son corps, ça se voyait, elle se cognait souvent et bleuissait à chaque choc. Elle perdait la vue mais gardait une grande élégance, mise en pli et chapeau à chaque occasion. Même là, sur son fauteuil préféré, face à la télévision, même vieille, même mourante, elle était belle. Avec son chapeau moche.

Elle s'adressait à moi avec beaucoup de délicatesse, je n'y suis pas habitué mais j'apprécie toujours. Tu en as manqué beaucoup.

De son côté, et ce n'était pas plus rassurant, ton oncle avait écrit son discours mortuaire par avance et avait même enregistré sa voix sur une bande audio surannée pour s'exprimer encore, mort mais un peu vivant, comme s'il parlait à travers les plafonds de la nef de l'église lors du jour « J ». Une vie après la mort, la spiritualité ultime ! Waouh ! T'as véritablement une drôle de famille !

Ils sont passés sans transition au rituel de l'apéritif, verres de whisky, olives vertes et rondelles de Chorizo, petits ramequins blancs.. Et whisky, whisky. Toujours trois, « on ne repart pas sur une jambe » selon l'expression consacrée, ni sur deux d'ailleurs.

Encore l'occasion de parler des chiffres symboliques, trois, cinq. Vous avez parlé maçonnerie opérative. Au sixième verre, ton oncle déboucha une bouteille de blanc de Cassis : les symboles et la religion, le spiritisme, l'hypnose et le phénix renaissaient ici de leur cendres, au bon milieu de la table du salon.

Par bonheur, la tante avait cuisiné du chou-fleur magnifique en salade, sauce mayonnaise et crevettes fraiches et le saumon chaud au poivre vert des souvenirs de ton enfance. Ton oncle avait juste épluché les pommes de terre, son rituel de cuisine, disait-il.

Un étrange bonhomme aussi , cet oncle du sud, lettré et religieux, dévoreur de livres et fils de paysan.

Il m'a tout raconté pour cette première rencontre. Toi, tu devais déjà tout savoir.

Sa passion « des patates » lui venait d'un aïeul originaire de Saint Quentin, dans l'Aisne. Sa totale absence de soutien dans les actes du quotidien venait d'une culture masculine développée à outrance. Il parlait sans s'arrêter, sauf pour avaler goulûment des verres de rouge.

Je connaissais bien ces hommes-là, véritables latins sans culture latine, ni ibériques ou espagnols, mais tout aussi machistes, individualistes et renfermés. J'en avais rencontré beaucoup trop en casernement. Des caricatures d'hommes. Peut-être le truc le plus détestable des groupes d'hommes. Un truc à virer homo. Tiens, je fais de l'humour. Enfin.

 

Toi, tu étais différent, pas féminin mais presque.

On ne voyait rien transparaitre dans ton travail d'officier. Il te manque tout de même les codes virils de base.

Je n'ai jamais su si tu avais trop appris des femmes. Il faudra que je le devines maintenant que je suis loin de toi.

Ce soir-là, tu as passé beaucoup de temps en cuisine à proposer ton aide à ta tante. Je m'en souviens, même dans les soirées avec les collègues, tu faisais pareil et tu ne parlais qu'avec les amies et les conjointes de tes subordonnés. Eux, restaient accoudés au bar. Tu aimais ça…

A table, ta tante perdait un peu la tête et répétait la même histoire, deux, trois fois, me demandant ce que j'en pensais.

A table, le saumon s'ennuyait à l'approche du dessert.

Trop de paroles et de nourriture. C'était long.

Nous devions nous remettre en chemin et les quitter au plus vite . Question de survie psychique. Une bonne excuse professionnelle, tu as mimé un appel téléphonique urgent de l'état-major et c'était fait. Partis.

Dans les escaliers, tu m'as parlé de tes enfants et de ta femme qui a demandé leur garde intégrale à cause de tes absences et que tu as accepté. « je ne sais pas pourquoi je te raconte tout ça », « Comme beaucoup de mes choix, j'ai accepté à contrecœur. »

Grand soldat que tu es jusqu'au bout des ongles, elle avait encore le dernier mot, elle se vengeait de toi, certainement. Faciles, ces attaques à peine dissimulées, une manière de reporter sur toi, ton indécision maladive de mec quand ça concerne les sentiments.

Je le sais, c'est injuste. « Je ne vois  plus mes enfants depuis ce jour-là. Les enfants n'ont rien compris à cette séparation. » Et tu t'es assis sur une marche, fatigué par cette discussion trop lourde de sens.

Tu es resté assis longtemps, trop de questions en même temps et l'alcool..C'est vrai, tu n'étais pas patient, c'est le moins que l'on puisse dire, tu préfères les réponses n'est-ce pas ?

Le mot «pragmatique» claque dans ma tête et me viens tout de suite comme un hymne personnel te concernant. Tu cherches des solutions toujours plus concrètes à tout.

Puis soudain tu t'es relevé, quatre à quatre, tu as dévalé l'escalier en bois vernis et tu t'es engouffré dans la cour ombragée.

J'avais du mal à te suivre. Il faisait encore très beau.

La rue noire de monde s'ouvrait à nous. Encore deux heures avant le départ du train.


Suresnes, 1er juillet 2009                           5/6

 

Tu étais un homme séduisant. Je n'ai pas mis de temps à m'en rendre compte. J'ai mis du temps à te tutoyer.

Tu étais plus gradé. C'est venu doucement au fil de nos rencontres après le boulot. La première fois est toujours un peu étrange, comme pour beaucoup d'autres expériences d'ailleurs.

Nous avions bu tous les deux, mais juste ce qu'il faut, juste pour se parler un peu plus facilement. Tu as commencé à parler, nous avons souris et c'était parti.

Nous avions convenu de s'en tenir au règlement militaire, mais une fois l'enceinte de la caserne passée, nous pouvions avoir cette intimité-là. Tu te moquais bien de savoir si les autres le savaient. Moi aussi d'ailleurs.

Que dire de ces moments avec toi, il y en a eu beaucoup ! Je ne sais lequel retenir et pourquoi ne parler que d'un seul en particulier.

Si, bien sûr, notre première rencontre, je m'en souviens comme si c'était hier : tu m'avais recruté au sein de l'unité, je me souviens bien de tes premières questions. Je n'avais rien pu dire ce jour-là, encore cloué par ton impressionnante froideur.

Ensuite, je t'ai observé. J'étais toujours impressionné par ton bureau parfaitement rangé, « chaque chose à sa place », aimais-tu répéter.

Pourtant, c'est ordinaire pour nous, on passe notre vie à faire des lits, des sacs, des armoires « au carré ». Mais chez toi, c'était un peu trop rangé à mon goût. Tu disais souvent qu'on ne « psychote » pas dans l'armée, c'est vrai, rien ne dépasse jamais, le reste « c'est pour les filles !». L'armée, c'est tout à fait ordonné.

Drôle de métier et drôle de mentalité.

Moi, je suis rentré aux opérations spéciales de l'armée par héritage parental. Un père au Renseignements Généraux à Brest, flic discret et breton, un grand-père marin, breton aussi et mort en mer. L'eau comme biberon de rechange, le sel comme crème de bain et le froid piquant en guise de fond de toile.

Naturellement, j'ai trainé mes guêtres à Lorient, j'ai écouté les histoires portuaires, joué au poker et parié avec les copains que je m'engagerai dans la marine si je perdais la partie. C'était la partie qu'il ne fallait pas perdre…

et je l'ai perdue. Je l'ai donc fait. Je tiens toujours mes promesses.

Les autres copains vivent maintenant une vie normale et ils sont passés au travers du drapeau bleu blanc rouge et de la marseillaise. Et voilà comment moi je me suis retrouvé-là, pistonné à Lorient par un père bienveillant. Deux mois de classes et la bête a pris forme en moi, elle s'est posée et s'est nourrie de mon héritage culturel et familial. J'ai finalement trouvé ça bien et je suis maintenant fier d'être un commando un peu secret par obligation. C'est important pour moi te redire tout cela.

Parfois, je suis sûr que tu as tout oublié de moi.

Revenons à ton bureau. Certains objets m'avaient très vite surpris : les photos de tes enfants car ils ne te ressemblaient pas. Ton plus grand l'était vraiment plus que toi et ta fille ressemblait à sa mère. Sinon, on y trouvait quelques uns de leurs dessins, des petits cadeaux posés sur ta table dont tu étais le seul à connaitre le sens. Il y avait cette petite bulle en verre rouge que tu touchais souvent, comme une bulle d'eau aplatie, une carte postale du secteur chaud d'Amsterdam aussi, un stylo plume nacré rouge avec lequel tu jouais souvent et dont la partie supérieure pouvait se rétracter, une balle de baseball, des feutres fluo… Dieu seul sait quels mystères ils renfermaient pour toi.

Je t'ai toujours trouvé secret. Un jour, en opération, un membre de l'équipe parlait du complot judéo-maçonnique. Une manière de décompresser.

C'est sûr qu'il avait la dent dure et la critique facile. D'ailleurs, je crois me souvenir qu'il critiquait tout. Mais tu ne l'as pas laissé en dire plus. Tu t'es juste levé, tu t'es approché et tu t'es presque collé à lui. Face à face, regard tueur. Il s'est rassis très vite. Il a compris.

Et là, tu as attendu un peu, tu t'es rassis et tu as parlé des révolutions dans le monde, de Pinochet et des Lumières, des lobbys parlementaires qui ont fait voter l'interdiction de la peine de mort et l'autorisation de l'avortement. Ensuite, tu as évoqué les luttes contres les dictatures, nos combats contre les terroristes, nos participations toujours discrètes pour mettre un peu de justice et d'ordre dans tout ça. Tu as parlé de tolérance, de bonté et d'acceptation…J'avoue que je n'ai pas tout saisi. Les autres non plus. C'est le patron qui parle, il n'a pas l'air commode, laissons passer l'orage…

En rentrant, j'ai foncé sur l'ordinateur pour traduire et comprendre quelques bribes de cette conversation. Mais cela n'a pas servi, tu aurais mieux fait de ne rien dire.

Finalement, je ne sais pas bien ce qu'on cherchait dans ce travail si particulier. Peut-être est-ce lui qui est venu nous chercher, peut-être se trouvait-on beaux, dans nos tenues impeccables de soldats de 20 ans ? On venait aussi chercher des réponses à nos histoires.

Nous parlions de temps en temps de notre enfance, jamais par hasard, toujours avec l'émotion des hommes élevés par des femmes. Nous cherchions nos pères, imaginés ou réels, vivants ou non, nous les cherchions. Nous voulions en extraire la substantifique moelle. Pas de chance, nous n'étions que soldats, pas chirurgiens !

Je sais pas aujourd'hui si on en souffrait, mais on en parlait souvent.

 

J'aimais ces moments où tout était possible entre nous. Tu étais comme mon frère et j'étais celui qui tu n'avais pas eu. On vivait du plaisir en solitaire, adossé ensemble, loin des femmes. Elles ne comprenaient pas notre proximité.

On restait seul l'un pour l'autre. On prenait la voiture, on parlait, une accolade, une excuse pour se voir et une bière, parfois trois ou huit.

C'est bon cette histoire de potes qui s'aiment. C'était bon.

Tu te souviens cette virée nocturne au urgences le soir d'une demi-finale de la coupe du monde de foot, Jean-François était là aussi.

Il y a des souvenirs qui restent gravés.

Je sais que ça va te faire sourire.

Et puis bien plus tard, tout le reste, tout ce qui ne se raconte pas ici, quelques années ensemble et notre intimité.

 

Ah si, il y a encore un truc que je tenais à te dire : Il n'y avait pas souvent de sentiments dans ton discours quand tu me parlais. Juste une rationnelle réponse ou une question précise sans ressenti apparent. Tes sentiments étaient comme induits, cachés ou juste inexprimés à ce moment là.

Je ne comprenais pas souvent tes observations dont la précision m'agaçait. Je cherchais toujours à toucher du doigt ton envie, ton souhait, ton regard sur moi et ton émotion.

En vain. Je n'ai pas été patient et je n'ai pas réussi. Je ne suis pas patient.

 

 


Suresnes, 3 juillet 2009                             6/6

 

« je veux juste une dernière danse », c'est le refrain d'une chanson.

Je me souviens lorsque tu m'as invité à passer dans le sud pendant tes vacances. Nous étions plusieurs, en couples ou célibataires, tous de la même équipe de travail, tous soldats et proches de soldats, tous tireurs d'élite, nageurs de combat et commandos. Nous étions en août. Tu avais choisi un gîte confortable.

Quelques semaines avant ce séjour, nous avions parlé ensemble de notre relation. Cette fois, lors de ces vacances, ta nouvelle copine était là et elle ne savait rien pour nous.

Moi, je savais que ce serait mes dernières vacances près de toi car je sentais que tu t'éloignais.

Pour de vrai, pour elle ou pour toi, tu t'éloignais.

J'ai vécu cela comme des instants définitifs. Nous parlions peu, très peu. Nous ne nous regardions jamais, tu m'évitais. Nous avons visité, nagé, marché et lu. Et j'ai pleuré quelque fois.

Nous étions ensemble, mais absents.

Tu avais peut-être besoin de la retrouver. Moi, j'avais besoin d'être avec toi.

J'avais besoin de temps pour te regarder et t'observer. J'ai vécu tout ça comme une presque humiliation.

Tu ne me voyais pas, tu n'étais qu'avec elle. Tu étais dans ta bulle et je m'enfermais dans la mienne au fur et à mesure.

Plus le temps passait, plus je te t'observais et plus je m'éloignais.

Je n'attendais rien de ces vacances, elle était là, tes enfants aussi, je me doutais bien que tu n'allais pas faire ton coming-out et tout claquer là ici juste pour mes beaux yeux! Mais je ne m'attendais pas à cette indifférence quand même.

Oui, ce fut une petite humiliation masculine.

Je savais qu'il n'y aurait rien de physique entre nous, ces soirs-là.

Ca, c'était certain et programmable.

Je savais aussi que pour moi le principal était ailleurs : mes sentiments, enfin, nos sentiments, je ne les ai pas vu. Je ne peux même pas dire plusieurs années après, s'il y en avait lors de ces vacances-là. Je n'ai rien vu.

J'étais triste, oui, c'est certain. Cette situation était véritablement difficile à supporter, avec tous ces adultes et ces enfants qui ne faisaient que te solliciter sans arrêt.


Je n'ai jamais compris que tu doives ou même que tu ai envie de te rendre disponible pour chacune de leurs questions, chacun de leurs petits caprices de merde et chacune de leurs demandes. A croire qu'ils le faisaient volontairement.

Tu vivais à leur rythme uniquement. Maitres des cérémonies de vacances. Tu t'en plaignais mais tu le faisais tout de même.

Je ne supportais pas non plus l'idée que tu lui ai fait l'amour, que tu lui ai dit aussi des douceurs à l'oreille. Là, si près de moi.

Et moi, rien.

Quoique que nous aurions décidés, j'arrive après cette femme, après cette copine. Je ne le veux pas. Et je n'aurai jamais d'enfants avec toi, à cause de toi et de ta vie d'avant.

A cause de tes choix pourris.

Nous aurions pu adopter pourtant.

 

On ne s'est pas adressé la parole du séjour, à peine bonjour et juste bonne nuit, de trop rares commentaires sur celui qui fait le repas ou sur les sorties programmées. Rien sur l'idée d'être là, rien, rien, rien… Tu es si différent au boulot quand tu es avec moi.

Tu es un type bizarre, je peux te le dire maintenant.

 

Nos bulles se sont trop éloignées, les petites offenses font le reste.

Rien de très bon pour l'amour propre, jamais rien de très bon pour moi. J'en ai hurlé de colère intérieurement.

 

Finalement, pour rester positif, ce sont de belles vacances tout de même, reposantes, sans au revoir et sans cris.

Je sentais bien que je ne pouvais plus attendre. J'ai tenté de t'envoyer ce message par texto : « Souvent je me demande si tu as envie de passer un week-end avec moi… et je me dis aussi que c'est possible… » et tu m'as répondu ça : « Souvent, je me dis que ce ne serait pas une super idée… trop difficile… ».

Ce ne sont que les mots du départ et de l'oubli. Je ne pouvais plus rien attendre de toi. Je suis donc rentré et j'ai pensé à autre chose.

Tu sais, j'ai besoin d'être aimé. J'ai toujours trouvé ça normal et évident.

Pourtant, avec toi, j'en ai même douté parfois, comme si c'était une erreur, une imperfection ou une difformité émotionnelle.

Maintenant, je le sais, c'est dans le regard de l'autre, fut-il désagréable parfois, que l'on se découvre et que l'on apprend à s'aimer et à aimer.

J'ai besoin que l'on me regarde pour ce que je suis, un homme simplement. Je ne veux pas être choyé, ni adulé, ni idolâtré. Je veux juste être reconnu, vu et entendu pour ce que je suis véritablement, remplis de trous et de failles, de forces et de certitudes. Comme toi, comme nous tous sur cette terre. Je rechercherai toujours ce chemin, à tort ou à raison.

Maintenant, je veux être aimé, c'est certain.

 

Cette période sans toi a été difficile, tu t'en doutes.

Je l'ai compris doucement, entre les lignes toujours. Tu savais ma souffrance mais elle te faisait trop mal pour l'identifier trop formellement. C'est mieux ainsi pour tout le monde.

J'ai vécu tout ça seul dans l'immensité du quotidien.

Même si notre relation n'était que très distanciée, le quotidien sans toi m'a gêné terriblement : me lever seul et prendre un café me paraissait insurmontable, alors que nous ne partagions pas si souvent ces instants-là à deux, les petites joies et des plaisirs simples, les questionnements de la vie de tous les jour, autant de rares situations à deux et puis, plus rien d'un seul coup. Le coup de théâtre d'un départ précipité sur une dispute de trop.

 

Alors avec le temps, on s'habitue à tout.

 

Je savais que ton absence renforcerait mon détachement. Je savais que je m'habituerai à ne plus t'aimer. C'est bien arrivé comme je le pensais.

On s'est finalement revu une heure ou deux dans un café, plusieurs mois après notre séparation.

On a parlé de rien. Ça n'a pas duré très longtemps. A la fin, au moment du départ, je ne voulais pas te regarder t'éloigner et puis quand tu es parti tu m'as dit « à bientôt » : il ne fallait pas.

Je suis rentré dans la voiture, j'ai attendu quelques secondes et je suis ressorti, toujours debout à côté de la voiture.

A peine rentré, je suis allé me coucher. A dix-neuf heures. Je me souviens bien de l'heure précise.

 Je n'ai dormi que trois heures d'un sommeil obligatoire. C'est l'effet assommant de cette rencontre.
Sans rire, je n'avais pas envie de dormir mais c'était bien trop difficile autrement.

Le sommeil referme les plaies parfois.

En te voyant ce jour-là, j'avais espéré retrouver le sourire et les rires. J'ai constaté que tu n'étais toujours pas le meilleur des clowns. Rien ne change, tu vois. Tu n'es pas d'une grande habileté.


Ce soir-là, je t'ai appelé de suite car j'avais envie de te revoir. Je cherchais alors en vain à maintenir une forme de lien avec toi, fût-il distendu ou invisible. Je voulais garder la main posée doucement sur ce fil pour sentir un geste, une pression, un mouvement de l'autre côté, incapable que j'étais de clôturer et d'en finir définitivement.

Tu as sorti deux trois mots dont je n'ai rien compris, tu étais « désolé ». Désolé ! Quelle réponse pourrie ! Reste chez toi, Pierre !

Là, j'ai compris. C'était trop pour moi.

 

J'ai trop souffert. Je ne veux plus souffrir désormais. Ce n'est pas ma conception de la vie amoureuse.

Il était temps que je retourne me coucher.

Cette nuit-là, la parenthèse s'est refermée lentement. Le lendemain, parenthèse refermée, je savais que mon voyage continuerai sans toi.

 

Voilà la fin de cette lettre. Je ne veux pas faire d'autres commentaires.

 

Aujourd'hui, je n'ai ni regret, ni amertume, ni colère. C'est la nouvelle d'une belle rencontre et je veux rester sur cette délicate déception.

 

Et après

 

La suite, il ne la lira pas. C'est maintenant mon histoire.

 

Le temps est passé sur cette relation, tranquillement. Je suis parti en voyage et j'ai fait d'autre chose. J'ai gardé pour moi toutes mes émotions.

Maintenant, c'est fini (soit dit en passant, j'adore cette chanson de Jean-Louis Aubert),

 

« Voilà c'est fini
On tant ressassé
Les mêmes théories
On a tellement tiré
Chacun de notre côté

(…)
J'ai fini par me dire
Qu'on éviterait le pire,
Qu'il fallait mieux couper
Plutôt que déchirer-
(…)

Voilà c'est fini »

 

Etonnante période où je me suis engouffré dans le travail après un changement d'affectation et de casernement : avide d'activités, toute mon énergie y passait. Le temps défilait sans me laisser le répit de penser.

 Il y  a eu beaucoup de missions. Jamais on ne m'avait autant sollicité. Tchad, Gabon, Tchétchénie et autres contrées dont je dois taire le nom. Les missions s'accumulaient. J'ai eu un nombre étonnants de propositions et autant d'appels du pied.

Pourtant, je n'ai rien demandé, ni rien fait de particulier ou de spécial. J'ai juste fait mon boulot, parfois à ma manière. Mais, je ne boude pas pour autant mon plaisir d'être sollicité et, d'une certaine manière, d'être reconnu pour mes compétences, même si je suis finalement un tueur professionnel !

 

Parallèlement, j'ai repris aussi le sport en club en ville et avec des civils, trois fois par semaine, le soir très tard après le boulot. Ainsi, Je reculais cette heure fatidique de l'endormissement. Suffisamment meurtri dans mon corps, je ne pensais plus alors aux autres blessures. Le self défense et la boxe, c'est bon pour ça. Apprendre à recevoir et à donner des coups. Quelle belle allégorie de ma vie. C'était la période d'une traversée du désert en kimono.

 

J'ai laissé tout le monde là-bas, sur le lieu de mon nouveau départ. Personne ne m'a accompagné. C'est vrai qu'on ne suit jamais quelqu'un dans sa traversée du désert. C'est trop chaud, trop insécurisant et trop long. Eventuellement, on le rejoint de l'autre côté, à condition de le vouloir et surtout si l'on prend le risque de ne pas le reconnaitre à l'arrivée. Mais c'est une autre histoire, pas celle que j'ai vécue.

Il n'y avait donc personne avec moi. Personne ne s'aventure dans le désert sans raison, sans quête et sans obligation. C'était donc mon tour et j'avançais sans me retourner avec ce merveilleux  poème de Charles Bukowskien guise d'accompagnement :

 

«Ta vie est ta vie
Ne te laisses pas abattre par une soumission moite
Sois à l'affût
Il y a des issues
Il y a de la lumière quelque part
Il y en a peut-être peu
Mais elle bat les ténèbres
Sois à l'affût
Les dieux t'offriront des chances
Reconnais-les
Saisis-les
Tu ne peux battre la mort
Mais tu peux l'abattre dans la vie
Et le plus souvent tu sauras le faire
Le plus il y aura de lumière.
Ta vie, c'est ta vie.
Sache-le tant qu'il est temps
Tu es merveilleux
Les dieux attendent cette lumière en toi. »

 

Je suis merveilleux. J'ai marché.

 

Drôle de désert. J'y ai rencontré de nouvelles personnes, des nomades c'est sûr et peut-être d'autres errants, eux aussi en traversée. Et puis d'autres, déjà connus dont le regard posé sur moi a changé.

J'ai parlé avec certains non militaires et je me suis expliqué. Impossible de d'évoquer quoique ce soit au boulot car on ne parle pas du service, même dans sa vie privée.

Quant aux hommes (aux autres que Pierre) que dire sur les hommes… je crois que je les connais assez pour dire qu'ils sont muets émotionnellement, handicapés, vivants comme des cœurs absents.

Je les comprends bien car moi aussi, j'ai mis du temps avant de parler. C'est mon côté masculin difficile à cacher.

En fait, je craignais le regard posé sur moi. Je ne voulais pas être plaint donc je restais silencieux.

 

Et puis je l'ai rencontrée. Une jolie femme, un hasard de ma vie de soldat professionnel.

Je devais partir en mission en Ethiopie. Elle y menait une action humanitaire près d'un orphelinat où nous étions en infiltration. Elle m'a beaucoup expliqué ce qu'elle faisait.

C'est étrange mais ca m'intéressait beaucoup alors qu'au départ les humanitaires sont pour moi des êtres bizarres, comme les éducateurs, les assistantes sociales ou les curés. On se demande à quoi ils servent, ce qu'ils produisent. Quelles sont leurs ambitions, leurs motivations, leurs intérêts ?

J'aimais ses grands yeux ronds et sa manière bien à elle de se concentrer pour ne rien oublier. J'aimais sa conscience professionnelle, son apparent sérieux et ses failles. En fait, avec un peu d'habitude et d'attention à l'autre, on voit vite les failles. Je sais regarder autour de moi.

Elle m'a très vite parlé d'elle. Pourtant, vu mon apparence, je n'incite pas véritablement à la confidence, souriant comme un chien de guerre. Mais peut-être qu'on ne demande que ça, tous, aussi différents qu'on soit, on ne demande qu'à pouvoir parler, s'exprimer, se dire et être entendu. Alors quand on tend simplement l'oreille, que l'on se rend disponible, on entend.

Je ressemblais à son père, du même signe astrologique que celui que je m'étais inventé par nécessité pour cette mission. Je n'aime pas ces identités multiples, tous ces mensonges et ces dissimulations. J'y suis obligé, ça fait partie de ma fonction mais je crois que je ne m'y habituerais jamais.

De toute façon, elle s'en doutait, c'est sûr.

Ce soir-là, elle m'a regardé véritablement, elle a aimé mon sourire et mes souffrances. Parfois touchée, son œil brillait mais les larmes ne coulaient pas. Elle se retenait.

Elle a continué à me regarder et je me suis approché. On s'est tenu la main. C'est tout. On a vécu une belle expérience, un peu hors du temps. Pas longtemps, pas de promesses, pas d'autres projets que de se regarder et de prendre du plaisir ensemble sur le moment. Juste un week-end, le temps de se parler toute la nuit. Rien de sexuel.  Aider, sourire, rire et parler.

Le lendemain matin, je repartais. Nous allions nous revoir, c'est certain. Ce soir-là, elle m'a rendu confiance. Grâce à elle, j'ai oublié la déception. Il ne me restait qu'à explorer la délicatesse.

 


Maintenant, j'ai vieilli

 

Je n'ai pas quitté le service action de l'armée mais je ne fais plus la même chose, c'est l'expérience de l'âge.

Maintenant je tue et j'apprends aux nouveaux venus les meilleures techniques pour le faire. J'entraine à la mort, aux sacrifices et à l'honneur. Sacré responsabilité !

J'ai rangé mes émotions dans mon sac et organisé ma vie autrement.

Le temps passe, sauf les insomnies. Je ne les ai gardées, elles m'accompagnent. C'est comme le rappel des vieux souvenirs, des cauchemars où je revois mes compagnons d'armes, tombés au feu.

Et je continue aussi à me poser des questions : Et demain alors qu'une balle sera logée dans mon abdomen, que restera-t-il de moi ? Un bon père ? Impossible. Un bon amant ? Je ne suis pas vraiment doué pour tenir une relation durable, pour le reste, je n'ai rien à dire. Un bon pote ou un bon copain ? Peut-être. Un bon type ? Un homme accompli ? Un bon pédé ?

Un bon pro ? Personne ne s'en souviendra et on est très vite remplacé, les missions primant sur le reste.

Allez, disons que je laisserai un témoignage et cet écrit fera office de trace matérielle, prête à disparaitre avec l'usure du temps sur le papier. Disons aussi que je compte un peu pour quelques anges, mes quelques amis. Non pas que je sois devenu pessimiste, mais j'ai juste remisé mes sentiments dans un coin de mon sac de sport. J'ai vieilli. Merde, vieilli. Mon corps ne me suit plus.

 

Désormais, je dois me faire plaisir.

J'en ai assez de prendre l'avion ou l'hélico, ça me rappelle trop le boulot. Partir en voiture de location, une plutôt lente, un camping-car de célibataire. Ah oui, bonne idée ! Et faire un petit périple seul en camping-car pour observer ce qui m'entoure : sentir, sourire, écouter et tendre l'oreille. Donner. C'est ça ! Devenir curé ! Ermite du désert !

Je me le promets, dès que j'en suis sorti, je fonce faire l'acquisition d'un tableau représentant le désert. Juste pour ne pas oublier le chemin. C'est bien le chemin qui est important, pas l'objectif. Ca tombe très bien, je ne sais pas où je vais.

 

Et puis, il y a ces horoscopes que je me suis mis à regarder, lire et scruter. Peut-être qu'on les lis quand on doute et qu'on se pose des questions, surtout sur l'amour finalement.

Pour moi, il n'y aque cette colonne-là qui attirait mon attention.

Je tenais à connaitre mon avenir sentimental. Mon désert serait-il pavé de belles fleurs et de jolis sourires ? Et quel homme serait mon vis-à-vis, de quel signe sera-t-il de préférence pour que notre relation puisse être sympa ? Autant de questions sans réponse et sans intérêt car on ne rencontre que des scorpions dans le désert.

Et pour la sexualité ? Et oui, il faut bien en parler un moment. Tout le monde y pense, tous l'évoque et chacun de nous désire dans son coin sans oser exprimer quoique ce soit.

Comment faire pour être satisfait ? Comment aimer et être aimé totalement jusqu'au fond de nos sexes ? Je ne sais pas si je suis différent des autres hommes car jamais je n'ai parlé de ma vraie sexualité avec eux. Si, bien sûr, j'ai souri et ri à toutes les blagues plus ou moins salasses et j'ai même fait de bons mots sur ce sujet : vantardises, taille du sexe, bon coup, fellation, anal, bondage, etc. Par contre, rien au sujet de ma recherche du plaisir, mes satisfactions physiques, les lieux de mon corps qui bousculent quand on les caresse, mes petites envies cachées, mes petits fantasmes ou la manière dont se déclenche mon désir sexuel.

L'orgasme aussi, ce qui se passe à ce moment là, puis deux secondes plus tard.

On n'en parle pas souvent. En fait, j'ai un vrai un désir visuel, le beau me fascine et m'excite. Ensuite, j'engage les images mentales et le film se déroule. J'adore ça. Jamais, je n'ai pu en parler à mes partenaires. Je n'ai pas réussi à leur dire comment faire et surtout comment ne pas faire ! Combien de fois ai-je accepté ces demi-plaisirs. Il me suffisait pourtant de dire : « non, là j'aime pas trop quand tu me caresses le sexe, je préfère que tu m'embrasses un peu » ou « peux-tu te déshabiller totalement, j'ai envie de te regarder » ou « j'ai envie de te sucer». Je ne peux pas dire que ce soit désagréable, c'est juste incomplet, décalé et parfois inachevé.

 

Parfois, après avoir joui, je voulais continuer et parfois non. Parfois, je voulais rire ou parler, et parfois rester silencieux. Parfois je voulais embrasser et serrer dans mes bras, parfois sortir de la chambre et aller prendre une douche.

Je n'ai jamais rien dit de tout cela. A personne. Secret.

 

J'aime bien aussi les jeux sexuels. Toujours des jeux sympas, rien de bien méchant. Des trucs simples qui évitent les habitudes et la routine, celle qui trop vite s'installe. J'aime bien jouer avec des écharpes douces, des glaçons et des plumes. J'aime assez les sous-vêtements colorés et les fesses bien moulées. J'aime la sueur sur les corps et la performance aussi. J'aime quand ça s'accélère. J'aime beaucoup les caresses du bout des doigts sur mon sexe, juste ça et rien de plus. Pendant des heures.

J'aime les odeurs et les goûts, surtout après. J'aime cette odeur de sexe qui reste imprégnée sur mes mains plusieurs heures plus tard alors que je travaille au bureau. J'aime tout ce qui est possible avec un homme et avec une femme. Je n'ai pas véritablement de limites sauf celle du respect de l'autre. Je ne sais pas si je suis tendre, on ne m'a jamais dit ça, mais j'aime ça.

Et puis, parfois j'ai envie et l'autre non. Parfois, je n'ai plus envie pendant des semaines et l'autre oui, parfois j'ai envie tous les jours et l'autre non. Parfois, ça me vexe, me fâche. Parfois, j'en suis soulagé.

Un jour seulement, ai-je eu le sentiment d'être compris ? Je crois que non. Jamais véritablement.

Quelle mésaventure cette sexualité à deux ! Faudrait-il tenter à trois ?

J'ai envie de poser la question aux inconnus que je rencontre : «  comment faites-vous pour être épanouis ? comment ça se passe au quotidien ? vous faites semblant parfois ? vous pensez à un autre partenaire en même temps ? »

Si j'ai vécu cette expérience, pourquoi les autres ne la vivraient-ils pas ? Suis-je si différent ?

 

Pourtant, je ne suis pas responsable de ma sexualité. Je fais au mieux avec ce que j'ai compris quand j'avais dix ou quinze ans. Rien. Personne ne m'a initié, ni même expliqué.

Et ma sexualité ressemble très bizarrement à celle de l'autre, cet autre qui ne connait rien non plus de sa sexualité personnelle.

 

Putain, quel bordel ! Comment est-il possible que ça fonctionne ?

 

C'est un espace qui reste étonnamment silencieux. Pudeur, morale ou peur de blesser. On ne parle pas de tout ça.

Les silences bouffent le plaisir à long terme et la parole sur la sexualité la tue aussi. C'est juste impossible de s'entendre !

 

Il faut peut-être avoir une sexualité indépendante d'une relation amoureuse ou une relation exempte de sexualité. Le pire c'est qu'il faut savoir parler de ces trucs là quand c'est le bon moment. Or, qui de nous deux est capable de trouver ce moment-là ? Certainement personne. Le comble : j'ai découvert que les femmes ont besoin d'être aimées, complimentées et déstressées pour faire l'amour et les hommes, eux, se déstressent en faisant l'amour, vive les gays et les lesbiennes alors!

Et mon désir, comment puis-je en parler, comment le mettre en forme ?

Parfois, je tente l'impossible, des paroles et puis rien de l'autre côté, pas la bonne manière, pas la bonne façon de faire, pas le bon moment. Je ne comprends pas ce qui se passe. Bref, rien ne passe.

 

Et toi, l'autre que je ne comprends pas, comment fais-tu pour venir vers moi, pour me parler de ton désir ? Et pourquoi ne viens-tu pas vers moi, pourquoi tu ne me touches pas toi d'abord ? Pourquoi dois-je toujours te solliciter ?

 

Je me sens profondément seul et isolé. J'ai peu d'ami dans ce moment de transition. Peu d'ami pour expliquer que c'est la crise.

Je ne vais pas très bien mais comment le dire et me faire comprendre ?

Je ne veux appeler personne, surtout pas, comme pour vérifier que personne ne me contactera. La certitude de la solitude.

 

Je veux juste faire semblant et me faire croire à l'illusion du bien-être. Je pleure sans larme. Les semaines passent et je n'ai même plus envie de me faire des monologues.

J'aurai tellement envie de partager tout ça avec quelqu'un. Même pour une seule heure d'écoute, juste me laisser parler et relancer de temps en temps. J'en ai assez de dire au détour d'une conversation que c'est dur en ce moment et d'entendre l'autre rebondir sur une autre sujet. C'est juste horrible, dans le véritable sens de l'horreur.

Je ne trouve pas d'issue. Trop difficile d'en parler. Pas assez grave, pas assez trash, pas assez glamour, pas assez tout finalement.

Me voilà juste « pas assez ». Comme les moyens de l'école, les notes moyennes du lycée, juste un presque rien, ni excellent, ni médiocre. « Pas assez ».

 

Je n'ai même pas la chance d'être excessif.

 


Une rencontre

 

Je n'y étais pas prêt. Surtout pas avec une femme. Nous nous sommes croisés sur le lieu de mon travail. Elle venait d'arriver, recrutée au service RH, chargée des débriefings de fin de mission. Impressionnant CV, neurologue en France et psy diplômée de Harvard, elle avait étudiée 10 ans au Canada.

Au service, il était facile d'obtenir ces informations sans rien demander à l'intéressée. C'est le job qui veut ça.

 

C'était dans la voiture 5, le carré, quatre places en vis-à-vis, elle, la tête plongée dans un livre de psychologie du développement, assise en face de moi et moi, un peu décalé, j'arrivais avec mon bouquin. Face à face. C'était elle.

Je l'ai trouvé étonnamment séduisante, moi qui ne regarde pas les femmes : elle était grande et élégante, bien coiffée, les cheveux châtains foncés, une pince attachée vers l'arrière. Des habits simples mais choisis avec goût et en accord de couleurs. Sobriété. Un petit côté vintage-chic. Petit nœud, robe à pois, couleurs pastels.

Je remarquai vite son sourire plusieurs fois à la vue du magazine féminin que je feuilletais. Tout militaire aguerri que j'étais, j'étais ému. Ses yeux me rappelais quelque chose de beau.

Après les formalités d'usage, nous découvrons que nous nous rendons au même endroit à Paris et assez simplement, un rendez-vous est pris le soir même.

Nous nous retrouvons dans une brasserie du 12ème, pour passer à table et dîner l'un à côté de l'autre, assez proches. Le serveur nous fit rire, autour d'un verre de Chablis qu'elle avait choisi et que j'ai rapidement renversé sur la table. Je suis toujours un peu maladroit sans armes.

Les temps des excuses passées, le serveur nous propose de nouveau l'apéritif. « Bourgogne aligoté, deux verres, si monsieur est d'accord… ». Timidement, j'acquiesce. C'était fait.

Pour la première fois de ma vie, je me suis laissé aller un instant et j'ai profité du plaisir de la regarder vraiment. Suivirent d'interminables moments d'échanges et d'évocations de nos passions réciproques, Chablis contre Chablis, cépages et voyages, chardonnay et plongée sous-marine, bulles et sports de combat.

A Paris, elle anime une conférence sur les vins chinois sur ces congés militaires, moi disons que je forme des collègues aux situations de crise.

Je regarde ses yeux noisettes, ils n'avaient pas changés, ses lunettes aux montures fines, la courbure de son nez, son pendentif rond légèrement brillant, je m'attarde sur ses boucles d'oreilles dorées en forme de petits soleils. Son parfum m'enivrait. Drôle de soirée.

Elle pose souvent sa main droite sur le haut de son torse comme pour cacher le léger décolleté qui y naissait. Elle sourie beaucoup et me parle de ses entretiens de recrutement récents, de ces dernières incompréhensions de la hiérarchie militaire et du vin d'Ardèche. Nous continuons après avoir ouvert du Champagne. Elle travaillait avant plus ou moins comme œnologue, à ses heures perdues, devenue maintenant une véritable sportive du palais, gustative et épicurienne. Elle avait travaillé dans la région de son ex-mari propriétaire-récoltant. Elle semble aimer la vie, elle bouge et court les salons partout en France dès que le général lui laisse quelques jours.

Certainement, il s'était produit quelque chose ce soir-là.

Par pudeur, sans se le dire, nous étions sorti prendre un dernier verre mais devant le bar, elle proposa une bouteille de Champagne qu'elle avait sans son coffre. Le froid de l'hiver l'avait rendue assez fraiche pour la déguster.

J'avais proposé ma chambre qui s'avérait être assez spacieuse et surtout très proche de l'endroit où nous étions. Elle m'observa quelques secondes et accepta le principe. Elle prit donc deux coupes dans son coffre ainsi que la bouteille.

Ensuite, nous grimpèrent les escaliers quatre à quatre et elle fit sauter le bouchon. Nous étions étourdis, je tentais de garder le contrôle mais je la désirai…draps blancs et premiers regards. Je posais doucement ma main sur elle, elle accepta que je la déshabille.

Nous ne nous sommes pas quitté le lendemain matin après le petit déjeuner prit rapidement, nous sommes remontés. Sourires surpris. Il neige. Paris est à nous.

Un rendez-vous était pris pour le soir même, une fois nos agendas calés. Nous y sommes restés trois jours.

Je ne correspondais pas à son type d'homme et nos modes de vie ne nous permettaient pas de nous voir souvent, encore moins de construire quoique ce soit d'une relation, fusse-t-elle amicale.

Pourtant, très vite, dès le retour à la caserne, nous nous sommes parlé et nous avons sincèrement échangés. En très peu de temps, je lui ai tout dit de moi, jusqu'à mes penchants sexuels particuliers et jusqu'aux détails de ma vie professionnelle pourtant discrète. Je me suis surpris moi-même.

Elle aussi semblait me parler comme jamais auparavant.

Nous parlions beaucoup de notre travail, de tous ces petits détails du quotidien et des relations avec nos pairs ou nos supérieurs. Nous nous parlions tous les jours, sans failles.

Cette femme m'a rendu vivant et elle m'a aimé. Comme aucun homme.

Réellement apprécié et aimé, regardé et aimé. Même complimenté sur mes rides d'expression et mes cheveux courts presque gris qui me donnaient d'après elle un air séducteur, sur mon allure générale, sur les plus beaux traits de mon caractère.

 

Je ne cherche rien d'autre que cela, aimer et être aimé.

Etre aimé et aimer. Tendrement et intensément, attirés et étreints. Juste un peu et passionnément. Juste tout ça à la fois. A peine exigeant comme toujours.

 

Et puis avec elle, on a parlé des papillons. Le plus simplement du monde. Ceux qui font rêver le bas du ventre.

Il y a eu une vraie rencontre entre nos deux disponibilités, deux possibilités, deux espaces ouverts, deux fenêtres, entre baillées en même temps.

Le véritable instant de l'émotion était ici, ces jours-là. Le fameux truc qui se passe s'était bien produit. Certes, pas encore les papillons, mais la promesse du chatouillement et de l'envol.

La suite consiste à accepter l'arrivée des papillons, de les faire vivre, les entretenir, les nourrir, les regarder et les écouter.

Les attendre et les choyer, les endormir et les suivre. Les contempler, les regarder comme la lumière du temple. Les vénérer.

 

Lepidoptérophile, voilà ce que je dois devenir, celui qui aime les papillons.

 


La cuisine du changement

 

Un banal soir d'été, isolé dans mon mobil-home de célibataire (ma reconversion professionnelle auprès des papillons attendra un peu), après le footing, la musculation et une traditionnelle canette de corona glacée, j'ai fait la cuisine.

Classique. Il le fallait bien et ce soir-là, bizarrement, je ne voulais pas aller manger en ville.

Je tournais machinalement les tagliatelles dans l'eau bouillante salée et aromatisée d'une cuillère d'huile d'olive quand soudain, j'ai tout laissé en plan.

Comme une évidence, comme une prise de conscience à la lumière d'une casserole d'eau, je devais changer de vie !

Je tournais en rond, je n'avançais plus vraiment dans mon travail et ma vie sentimentale ressemblait plus à un champ de mines d'après-guerre qu'à un long fleuve tranquille.

Moi, l'aventurier des services secrets, que pourrais-je faire donc d'exceptionnel et de différent aujourd'hui?

Je ne trouvais aucune réponse sur le moment, évidemment.

Alors, je décidais ce soir-là de tout lâcher.

Une seconde corona pour les pâtes, une troisième pour le dessert (un petit tiramisu au café), une quatrième pour le début de la réflexion…

Partir, où ? Comment ? Pour faire quoi ?

Je pouvais démissionner rapidement et récupérer quelques points de retraite.

Partir mais où ?

J'avais fait un peu le tour du monde, la vie en Bretagne me pesait, le soleil m'attirait. En quelques secondes, le sud de la France est alors retenu. Sud ouest pour la côte maritime, le vent, les orages et les vagues dangereuses. C'est très bien.

Comment ?

Un billet de train jusqu'à Bordeaux et direction le bassin d'Arcachon. Huitres et vin blanc.

Pour faire quoi ?

Bonne question. Etrangement libre et bizarrement dépendant, voilà mon sentiment.

Libre de partir et de construire enfin un épisode doux de ma vie et toujours dépendant de mon histoire précédente et de mes petites peurs d'enfants : vais-je réussir ? ne faut-il pas plutôt rester ?

Qu'à cela ne tienne, je n'avais pas attendu tout ce temps pour rester accroché au service. Ma démission était proche.

 

Je n'avais qu'un vague souvenir d'Arcachon, celui de mon enfance et d'un ou deux marchés arpentés avec des amis de mes parents.

A la rigueur, quelques films récents me renvoyaient quelques images de cartes postales, bassins à huitres et dune du Pyla.

 

Mon premier réflexe fut d'allumer l'ordinateur portable de dernière génération (ce boulot m'avait converti à la technologie !) et de consulter quelques sites sur la ville. Il me fallait aussi pouvoir y loger. Pas question de louer une caravane à l'année. Un studio ou un F2 ferait l'affaire. En ville ou à quelques kilomètres peu m'importe.

Je partirai de nuit en voiture et je logerai dans une maison d'hôtes pour cette toute première fois.

Cercles militaires, réseaux d'anciens du service ou messe des officiers, je n'en avais cure. Pourtant, il y avait quelques bases et casernement sur place ou à proximité. Même une antenne de notre service discret à Bordeaux, dans les bureaux d'une annexe du ministère des affaires étrangères.

Je ne voulais pas compter sur eux, au pire, en cas de pépin quelconque, j'avais toujours les numéros très privés de quelques amis, plus ou moins fréquentables.

 

Après un week-end de trois jours de repos en guise de rupture définitive avec le travail, je commencerai ma recherche d'emploi.

Toutes les boites privées, banques, agences d'assurances, entreprise de moyenne ou haute technologie ont besoin de conseil en sécurité et en protection de leur données confidentielles.

Depuis plus de dix ans maintenant, l'espionnage militaire classique de la guerre froide s'était mué en espionnage industriel. Les grandes puissances pourtant alliées de la France s'intéressant de bien trop près aux avancées techniques et technologiques de nos cerveaux. Et tout cela avec les bonnes vielles méthodes d'espionnage de papy et mamie : infiltration, corruption, chantage, intimidation, pièges à connotations sexuelles ou adultérines et empoisonnements divers et variés !

 

C'est fou toute l'inspiration que l'on trouve dans une casserole d'eau…

 

L'attente

 

On a tous des façons bien à nous de prendre des décisions.

Parfois, on part sur un coup de tête, parfois on pèse le pour et le contre pendant de nombreux semaines, de nombreux mois ou de nombreuses années.

Parfois, on ne prend pas de décision et on ne change rien, comme pétrifié par la décision et ses conséquences.

Il y a aussi la catégorie des « réfléchis en mode autocontrôle» qui travaillent à partir de tableaux complexes des avantages et des inconvénients, allant jusqu'à pondérer chaque argument. On ne peut pas dire que ça ne fait pas de jolis tableaux !

Et puis, il y a ceux qui prennent des décisions cons ou qui se tôlent magistralement à chaque fois.

 

Il y a certainement autant de mode de réflexion qu'il y a d'individus sur cette terre et autant de chances de réussir que de se tromper.

Je dois être dans une double case : celle des décideurs à l'acte compulsif, à l'instinct et aussi celle des prises de tête préalable.

Un beau mélange. A croire que tout est double chez moi !

Je suis capable de rester des heures et des jours caché, tapi dans les herbes hautes, couvert de feuillages, observant l'arrivée de ma cible à plus d'un kilomètre, la fixer, « en faire l'acquisition », respirer doucement, réduire mon rythme cardiaque, sans souci ni du froid, ni du vent, chirurgien-soldat, méthodique, organisé, précis, ne tirer qu'une seule cartouche au centre et repartir aussi discrètement, sans souffrir de cette longue attente.

Un banal travail comme la secrétaire de direction qui attendrait depuis plusieurs jours le rapport de son supérieur pour le mettre en forme et le corriger. Je suis posé, calme et réfléchi. Seulement au boulot.

Je suis incapable d'attendre correctement dans ma vie privée. 

 

Au revoir

 

Je ne pouvais pas partir sans dire au revoir. D'abord, ce n'est pas poli, puis j'aime ça, la petite fête entre amis, les regards pleins d'émotions et un peu d'alcool.

J'ai donc invité mon petit monde pour une soirée définitive.  

 « Mes chers amis, mes proches, ce tout petit cercle autour de moi, bref, vous ! Si vous êtes là, autant vous le dire tout de suite, c'est que je vous aime. Oui, sincèrement et simplement, je tiens à vous.

Je vous vois déjà pleins d'émotions, l'œil brillant.

 En effet, on ne se dit jamais que l'on s'aime. C'est vrai, je vous aime tous, vous les hommes et vous les femmes. Il faudrait vous citer tous pour ne blesser personne. Je n'ai pas d'amis préférés, je vous ai vous tous.

Aucun de vous ne ressemble à un autre, il y a les petits les grands les vieux les jeunes les hommes les femmes. Et surprise, autour de cette grande table, il y aussi quelques personnes avec qui j'ai partagé un peu plus que de l'amitié. Je sais c'est assez étrange de vous réunir ici ensemble et de vous le dire comme ça abruptement.

J'ai oublié les limites de la bienséance et du savoir-vivre. Avec le temps, vous avez appris à me connaitre.

 Et oui, je le répète, il y a dans cette assemblée des personnes avec qui je suis allé assez loin…et je vous assure que depuis tout ce temps, j'ai pu aussi vérifier que j'assume totalement ma bisexualité.

 Mais ne vous inquiétez pas, personne ne le sait véritablement, sauf vous et moi et je ne ferai aucune annonce maintenant.

Pour les autres, vous êtes dans mon cercle et c'est ça qui est important.

Beaucoup d'entre vous ne se connaissent pas mais je peux vous assurer qu'il n'y a ici que des personnes qui comptent.

A ces personnes très secrètes qui sont ici, et qui vont se reconnaitre, je veux leur dire tout spécialement merci. Avec vous, les intimes du bord du lit, j'ai appris, découvert et aimé tranquillement et doucement auprès de vous.

 La vie a décidé que nous ne devions pas forcement continuer plus longuement. C'est ainsi et si vous êtes ici ce soir, c'est que nous avons fait le bon choix. Vous avez maintenant changé, grandi et vécu aussi, comme moi, d'autres vies.

Merci et encore merci pour votre beauté de cœur, votre patience, votre amour. Merci, milles fois merci.

 

Tous, je vous ai bassiné avec mes histoires de soldat et de guerre et à force de m'avoir entendu en parler, vous savez que des études indiquent que pendant la deuxième guerre mondiale, les alliés ont dépensé en moyenne 25 000 cartouches pour tuer un ennemi.

Et qu'au Vietnam, cette statistique était de 20 000 coups pour un résultat identique. Ces mêmes statistiques attestent qu'1,3 balle seulement est nécessaire au sniper que je suis pour atteindre son but.

En d'autres termes, un tireur d'élite comme moi n'utilise une deuxième cartouche que dans 30% des cas ! C'est à la fois émouvant et pathétique, mais c'est mon travail, ma passion, ma vie et c'est moi. Ca me ressemble étrangement.

Aujourd'hui je quitte tout, c'est un seul coup de fusil, décision efficace. Je vais m'installer plus loin, faire un tour, vivre autre chose et autrement. 

Je n'ai pas envie de pleurer, ni d'être ému, ni de tout arrêter maintenant. On peut se revoir demain, après-demain ou dimanche, pourquoi non ?

 Je ne pars pas trop vite.

 On peut encore se parler et se voir, tout ça avant le départ.

On peut aussi faire une belle soirée ce soir et une belle nuit à refaire le monde, à boire et à rire.

Quoiqu'on décide, à bientôt.

 Je vous embrasse mes amis, vous êtes ceux qui restent quand les autres passent. Je vous aime »

 

Et là, dans ce moment-là, on espère tous secrètement qu'un inconnu sorti de nulle part sorte de sa boîte et saute dans nos bras pour nous avouer son amour caché…qu'il avoue ou qu'elle avoue à quel point, on est beau, agréable, incontournable et désirable !

 

Mais non, rien de tout ça ne s'est passé ce soir à part de tendres regards, une chouette soirée, détendue et riante. Particulière aussi. J'avais le sentiment qu'ils tournaient, eux aussi, une page avec moi.

 

Oui, c'est certain, je dois maintenant partir sans ne rien regretter.

 

Noël

 

Je reprends l'écriture après trois ans et demi environ de sevrage de stylo. J'avais juste oublié d'écrire, trop préoccupé par ma nouvelle vie.

C'est très étrange de se relire. J'ai parfois l'impression que tout ça ne s'est pas passé et que ce personnage-là n'est pas moi.

 

L'installation à Arcachon s'est bien passée : j'ai investi mon espace intérieur, décoré et rangé, vidé les cartons. J'ai posé les cadres, investi les armoires. Je me suis acheté un dressing, enfin presque, pas aussi grand mais suffisant pour y poser toutes mes paires de chaussures et quelques chemises bien repassées. Le rêve !

Rien à ajouter. Je m'y sens bien. Je ne regrette rien. J'ai un canapé d'angle, deux plaids molletonnés, une dizaine de coussins doux et la canette dans la main face à l'émission la plus nulle du moment. Cool.

J'ai réussi à trouver assez rapidement un nouveau travail.

J'ai bien anticipé et j'étais bien au clair sur mes compétences en infiltration.

L'intelligence économique dans le privé est la vraie suite de l'espionnage d'état. J'ai  travaillé ainsi très vite pour une grosse boîte en médicaments et produits pharmaceutiques innovants qui cherchait à se protéger et aussi à connaitre les intentions et les nouveaux brevets de ses concurrents directs. J'ai retrouvé les sensations du terrain, en moins dangereux et dans des pays sans risques majeurs. L'Aquitaine, la France voire l'Espagne n'ont rien de comparable au Nord du Mali !

C'est bien payé et particulièrement original.

J'ai suivi des hommes et des femmes, montés des dossiers sur eux et sur leur vie privée, filatures, attentes et photographies. De longues heures à observer la vie des autres, pour le compte de troubles multinationales avides de contrats et d'argent. Vu comme ça, ça fait film d'action mais on ne voit jamais la tête défaite du suiveur après huit heures d'attente en voiture sans manger autre chose qu'un vulgaire hamburger refroidi.

Après deux ans de filatures, j'ai été écœuré de cet usage de la surveillance à des fins privées et financières. Pourtant, « quand on surveille, on ne vieillit pas », comme me disait mon meilleur pote de planques.

A force d'observer les travers des autres, on finit par s'en accommoder et par trouver que les hommes et les femmes sont fous, perdus, malades ou intoxiqués. Le risque de contagion était trop proche pour que je m'en éloigne rapidement. Alors, j'ai tout stoppé.

Je suis parti après avoir accumulé un petit pactole. Direction Cuba pour découvrir.

 

 

 

Cuba

 

La Havane. A peine arrivé et sorti de l'hôtel, je fonce vers la mer. Il fait chaud, petite balade sur la digue.

Vingt mètres devant moi, un gros cubain s'approche. Mon instinct de chasseur est en éveil. Il m'accoste : cachalot à lunettes fumées américaines, souriant, il connait bien la France pour avoir travaillé et a habité à Toulouse.

Quand je lui dis que je suis descendu à l'hôtel Valencia, juste à deux pas, il m'indique en être le chef de cuisine. Il me parle d'un très bon mojito sans alcool, « médicinal », très bon pour la santé.

Nous parlons bien dix minutes, je me laisse guider jusqu'à la place d'armes toute proche, à l'intérieur de l'hôtel où sont descendues les stars Jack Nicholson et Jimmy Carter. Le mur de photos en témoigne.

Je refuse poliment le mojito pratiquement servi. Il ne désarme pas et m'emmène dans une petite rue à côté, chez l'habitant, au second étage d'un immeuble délabré afin de me montrer une boite de cigares très bons et pas chers. Devant mon refus d'acheter les cigares, nous descendons.

Il me propose rendez-vous à l'hôtel vers 15h. D'ici là, il doit aller rendre visiter à sa mère qui se trouve être en fauteuil roulant et qui séjourne à l'hôpital. Il me demande de lui prêter 3 pesos qu'il me rendra à 15h à l'hôtel…Palabres en espagnol mélangées de français.

Je le quitte et remonte vers l'intérieur de la ville.

Deux nouveaux accroche-touristes m'abordent. Le second m'a vu à l'hôtel et dit y travailler… D'après lui, le dernier bar à la mode ouvre ce soir, le quartier de Miramar est idéal en voiture américaine décapotable, trop loin pour s'y rendre à pied et ce soir, c'est le tout dernier jour d'ouverture de la coopérative de cigares de la ville…

 

Terrasse à l'ombre. Il doit faire 20° avec un peu de vent. Ma veste est agréable. Il y a beaucoup de touristes.

Décor de cartes postales sans la plage ni les palmiers. Juste de vieux canons de galions de guerre en acier, posés droits en guise de séparations de rues.

Des couples, des groupes de touristes, des couples, des vieux, des jeunes, des très vieux, jamais de très jeunes, il y a beaucoup de touristes à la Havane.

Déambulations sans déambulateurs.

Tiens, une pause dans le flux de touristes : un brésilien en maillot national jaune, deux allemands ( ils sont blancs de peau et gothiques) ou alors ce sont deux français au très mauvais goût, une belle meuf, enfin pas si belle finalement, un aveugle noir, un vendeur cubain de journaux cubains, un couple de français, encore des couples, encore.

Des guides avec les couples, peut-être de nouveaux médiateurs en prévision des ruptures. Cynique, toujours cynique.

Encore un guide près des canons droits, c'est juste improbable des canons droits.

Une vieille cubaine (ça arrive à tout le monde), un policier, un rasta en tee-shirt superman. On finira là-dessus, je vais manger.

Ciel bleu toujours, poulet frit, riz noir, haricots rouges et chips, sauce cubaine presque inexistante et une bière « cristal » en boîte. Fraîche.

Des cubains partout autour, toujours à l'ombre et des touristes qui cherchent le soleil, drôle de ballet. Dessert de crème caramel et expresso sucré pour marcher. Je vais à l'hôtel mettre de la crème, des chaussettes, mes converses bleues et mon sac à dos. Il ferait presque froid sans le soleil.

C'est un voyage d'observation, je regarde et j'écris sans arrêt. Greffons de vies, il y a beaucoup de silence dans les couples, petite course aux places et aux tables.

Treize personne, difficile à caser, mais quatre oui ! sauf qu'ils sont arrivés après. Pas grave, mamie s'installe, elle est fatiguée et forçant le passage, elle gagne sa table. Je libère l'espace.

Dehors, encore des sollicitations pour des cigares ou du rhum. Une halte « cristal », cette fois en bouteille en verre.

Encore de la musique à la télé, c'est l'Adamo cubain, gratte à la main et chanson d'amour parfaite. Rien à dire. C'est un après-midi bière. Encore une.

Le groupe de musiciens joue maintenant un classique en espagnol

Guantanaméra, putain, qu'est ce que je fout là !

 

« Quand on aime, on prend tout ». Jérémy avait raison de dire ça. Tu le connais bien. Il a toujours été direct et sans ambigüité dans ses propos comme dans notre boulot. « On prend l'autre tel qu'il est sans rien mettre de côté, sans rien omettre ». Je suis comme je suis, pas différent, je suis indivisible. Pas possible d'en faire plus, ni d'en dire plus. Il fallait tout prendre de moi : mon dernier départ en mission fut l'occasion d'une belle catastrophe amoureuse. Rien à ajouter.

Un départ pour 6 mois comme si je le quittais pour 2 heures. Il s'est levé cinq minutes avant mon départ, m'a embrassé rapidement en me demandant si j'étais fâché. Mon départ sera comme mon retour : simple et seul, sans les complications à deux.

Mais c'est vrai que j'ai du mal à tenir une relation et je dois peut-être commencer par ça avant d'élever un enfant.

J'ai toujours entendu les mêmes remarques, comme des critiques permanentes à mon égard. Et souvent, de la relation, on ne retient que cela. « Intrusif » , « Tu penses à ma place, tu ne m'écoutes pas, tu ne me comprends pas ». C'est fatiguant à la fin et ce n'est jamais simple.

Et puis, j'ai tendance à ne rencontrer que des amants impossibles. Parfois, c'est possible et le temps de l'ennui fait son œuvre.

La vie amoureuse est mécanique. C'est aussi simple que ça. La vie amoureuse est une mécanique implacable.

 

 

 

 

 

 

Noël-bis repetitae

 

Cuba est un souvenir. Mon cadeau de Noël est sous le sapin.

Il y a deux paquets, un grand paquet et un très petit, plutôt long et fin.  

J'attend un peu le top départ de la découverte du contenu du paquet…

Est-ce le dernier joujou hi-tech ? Un sex-toy ? (j'en fait une véritable obsession, il faut peut-être que je commence une collection !), une fringue ? Ah oui, un maillot de bain ?

J'ai reçu ça ce matin par la Poste, livré par un chouette facteur tout noir et assez beau gosse. C'est assez rare à Arcachon et aussi à la Poste pour le souligner !

Je ne sais pas d'où viennent ces paquets, l'expéditeur est masqué, aucun autre indice sur l'emballage... Je me  contente d'observer ces petits paquets bleutés et argentés.

Oui, je profite tout seul de ce petit plaisir, j'avale une troisième canette ainsi que deux bouts de homard grillé au miel et au piment d'Espelette que je viens de concocter…hum…pas mal du tout.

Les seuls cadeaux que j'ai reçu en dehors des appels et des nombreux messages de fin d'année.

Je ne sais pas trop d'où ils arrivent : D'une contrée lointaine ou du palier du voisin à l'humour de potache ? Quoiqu'il en soit, c'est une idée touchante et sympa.

De son côté, le petit paquet se porte bien, patiemment attentif à l'ouverture de la quatrième bière que j'ai en main. Il va encore patienter un peu, c'est certain.

Je suis très curieux d'habitude mais là je goûte trop mon plaisir pour ne pas l'abréger. C'est une véritable sensation d'enfant, mêlée d'attente et d'impatience, de désir et de rêve.

J'en ouvre une cinquième. C'est particulièrement agréable avec le piquant du homard. J'ai la tête qui boit un peu aussi, ça bouge et ça rit maintenant au dedans. Je ne suis plus tout à fait à jeun.

La bûche de noël à la framboise m'appelle. Elle veut bien participer à une valse avec une énième canette. Allez en piste ! hop, hop ,hop !

Me voilà de nouveau calé dans le canapé à observer le petit paquet. Cette fois-ci, c'est la bonne : je me jette littéralement dessus, manquant même de me ramasser la gueule sur le parquet pour le saisir.

C'est pas très lourd. J'ouvre. Il y a d'abord un joli papier de soie bleu foncé et une enveloppe. Je décachette.

  

A mes enfants plus tard, je dirais deux trois trucs importants : c'est ça qui me vient tout de suite à l'esprit, là, le paquet cadeau entre les doigts.

« D'abord ne compte que sur toi en priorité, le bonus, c'est les autres.

Ensuite, choisit toujours l'option la plus riante des deux ou trois qui se présentent à toi,

enfin, fies-toi le plus souvent possible à ton instinct. » Voilà les trois maximes du jour!

Trois petites choses vraies, en tout cas vécues de mon intérieur nocturne et délirant. Chaque maxime est argumentée d'exemples de mon travail ou des mes rencontres.

C'est certain, c'est la clé de la tranquillité. Le reste n'est qu'une question de gestion.

Savoir rester debout, savoir tomber ou se laisser tomber, bien tomber ou s'écraser en douceur pour se relever doucement. Toujours rebondir, toujours être là.

Etre là, ne pas être disponible parfois mais être là, toujours. Je bois peut-être trop.

 

Là, c'est difficile, l'attente de ce cadeau. Je divague un peu, le joint lentement inhalé me pousse un peu plus loin que le régiment de canettes.

Je suis seul et je me sens terriblement seul ce soir. Il n'y a pas un bruit, ni dedans , ni dehors. J'ai envie de parler à quelqu'un, lui dire tout ça. Qu'il comprenne et qu'il m'écoute.

Un soir comme aujourd'hui, je veux bien qu'il me plaigne un peu aussi. Je mérite bien qu'il me prenne juste dans ces bras. Je ne demande pas grand-chose. Juste dans ses bras. Un câlin.

 

Le papier vient de tomber à mes pieds, j'ai fermé les yeux.

J'aime bien cette retenue de la surprise afin quand elle pète finalement au visage. Je touche. C'est en plastique, environ 20 cm de long, pas très lourd, ça bouge quand on secoue…comme des emballages individuels…Ah, une rangée de capsules multicolores, prémices d'une cafetière de célibataire pour tasse unique.

C'est un vrai cadeau pour un homme, pour un baroudeur de surcroit : Costa-Rica, Brésil, Colombie, etc. Le café reste la boisson masculine qui se bat pour la première place avec la bière.

Il faudra que je lui envois un texto pour le remercier.

 

Ce soir, c'est désespérant de vide humain. Ça me rappelle les cours de Post-Traumatic Stress Disorder, les « PTSD » de la cellule de débriefing.

On nous a tellement bassiné avec ça.

 


« Ces troubles surviennent lorsque le soldat a été exposé à des violences physiques, verbales ou psychologiques répétées au cours desquelles il n'a pas eu la possibilité de se défendre », chose assez fréquentes dans nos métiers de boucherie institutionnelle.

Je suis plutôt passé à côté, non pas que la boucherie fut plus douce que celle de mes potes, mais surtout que j'y avais participé de mon plein gré et très activement parfois. D'autres avaient eu moins de chance et avaient vu exploser des véhicules et vu mourir les potes devant eux sans pouvoir ni bouger, ni intervenir pour tenter quelque chose.

Oui, c'est une vraie chance d'être un boucher volontaire ! Putain, ça déglingue vraiment la fumette !

C'est la déprime de Noël, youpi ! J'en ai maintenant assez de voir le bonheur des autres.

Moi, je me trinqueballe avec mon sac de cailloux sur le dos sans savoir quoi en faire.

Ils sont tous très beaux, avec de beaux enfants, de belles vies sans histoires : un chien, un grand appart, de l'argent et du bonheur qui suinte de leurs paroles. Ah, tout ça est terriblement mignon, le dessin du petit dernier est mignon, la scolarité exemplaire du plus grand, c'est mignon, la dernière blague de bon goût du père, c'est mignon et la mousse au chocolat « fait maison » de la mère, c'est super mignon avec les groseilles et les framboises posées dessus.

Ils sont tous très heureux et c'est à en déprimer encore plus.

Parfois, je leur souhaite un peu de malheur pour qu'ils arrêtent de parler et de dégueuler leurs joies !

Ca ne marche pas. j'exagère.

La seule solution est de les éviter et c'est tout à fait réussi aujourd'hui car je passe Noël seul. Je suis un véritable solitaire réussi.

 

 

 

 

 

L'hiver

 

Là, il n'y a que du rugby à télé. Commentaires assurés par un basque ou par un demi-mec à l'accent du Sud qu'on imagine en polo rose à lignes horizontales et aux bras démesurés.

C'est ça le samedi après-midi : une ambiance hivernale et le trou d'air de 18H38. L'atterrissage aura lieu dans une heure quand viendra la petite gorgée de vin déstressant. En attendant, j'écris encore un nouveau truc, inventé sur un coin de tête :

 

« Je t'écris, à toi mon amour. Disons que c'est une lettre prévisionnelle, un truc à mettre dans la bouteille de rhum, soigneusement plié et enroulé, à jeter d'une plage de sable chaud, le soir couchant. Et toi, tu tomberas dessus par hasard. Prisonnière d'un filet de pêche ou ramassée sur une plage encombrée de déchets, une fois ouverte, tu découvriras dans ce flacon en verre incassable, un peu de moi : une description hâtive physique, quelques traits de mon caractère, mon âge. Je ne sais pas qui tu seras, pas vraiment. Pas de photos, pas de texto. Ni de sms, ni d'internet ou de logiciel skape pour le savoir.

Je ne sais encore presque rien de toi. Toi non plus.

Je sais juste que tu liras ce court extrait, ces quelques bribes, balbutiantes de maladresse. Tu liras nécessairement car on ouvre toujours le message de la bouteille. C'est étrange, mais c'est vrai. A la manière de la porte légèrement entre-ouverte, on y jette toujours un œil. La curiosité, le risque , l'inconnu ? Tu liras.

Tu souriras aussi. C'est étrange aussi, mais tu souriras, doucement, comme un courant d'air qui oblige la bouche à se détendre et s'ouvrir. Un sourire, c'est un bon début pour une histoire d'amour. C'est étrange, car là tu souris ! Tu ne comprends pas trop ce qu'il t'arrive, et oui ! il y a cette bouteille, ce message et moi là-bas quelque part. Et toi, tu lis.

Bien sûr, tu peux tout stopper maintenant, lever les yeux vers la mer, les fermer. Tu peux même replier le message et le remettre à la mer. Tu es totalement libre, là où tu es, encore plus. La mer donne cette sensation-là de liberté absolue. Tu es libre. Après tout, tu ne risques rien, ce ne sont que quelques mots.

Personne ne peut savoir qui s'est choisi véritablement. La bouteille ? le message ? toi ? moi ? La force du courant ou le hasard ? Tous les éléments ont pourtant la même importance, tous servent l'histoire. Et si tu avais aussi écris ton message, celé dans une bouteille et livré au hasard, à l'intention de moi, ton amour. Et si je l'avais lu aussi , sans rien te dire, jusqu'au bout sans arrêt… Je sais que je t'aime.

Quant à moi, je suis grand, un peu sportif tout de même, pas très très beau, mais un peu tout de même. Je suis jaloux, tendre, affectueux, égocentrique, sûr de moi.  Je suis certain d'être exceptionnel et particulier. Unique.

Quand j'étais petit, j'aimais bien jouer à la console. Comme tous les enfants, ou presque. La manette que l'on ne lâche plus et qui chauffe les mains et le cerveau tellement on est convaincu d'être le roi du ring ou le mercenaire le plus fort du monde. Un truc de garçon certainement. Oui, je suis un homme.

J'aurai pu être une femme et toi un homme. Mais non. C'est mieux ainsi.

Voilà mon message. Encore une chose, reste toi-même, garde tout et n'adapte rien pour moi. Ne change rien surtout s'il te plait. Sois toi-même, ma belle déesse aux yeux lumineux.»

 

Maintenant, il faut que je range. Je n'ai pas réussi à changer vraiment cet appartement. C'est chez moi sans être chez moi. J'aurai préféré avoir un projet avec quelqu'un, choisir le quartier, l'appartement et les meubles. Un projet d'avenir, à deux, fait d'imagination et d'envies.

Là, c'est très différent, je suis seul et j'occupe l'espace. Je suis locataire de mon corps et de ma tête. Je n'y habite pas véritablement.

Et là, c'est drôlement le désordre ! Du linge à plier, une machine à lancer, poussières et nettoyage de la cuisine, un coup d'aspirateur. Je dois trier mes papiers car ils s'empilent dans le couloir de l'entrée, encore enveloppés. Quand j'aurai fait tout ça, il ne se passera rien de plus, sauf une infime satisfaction d'avoir avancé un peu, un peu seulement. Je n'aime pas non plus les dimanches et les jours fériés quand ils sont sans vie.

 

Je vais repartir. Je ne me pose pas ici. C'est un petit paradis sans émotions.

Je vais me caler un boulot de mercenaire sans pitié, avec des doses d'adrénaline et de cocaïne pour seul horizon. De l'émotion à l'état brut, sur le fil à chaque instant, prêt à tout perdre jusqu'à la vie pour mieux vivre.

Je vais partir de nouveau.

 

Et pourtant je suis toujours ici. C'est toujours un long dimanche enneigé. Musique et giboulées ininterrompues. C'est très long. C'est étrange à quel point la même seconde ou la même minute peut paraitre différente à nos yeux, soit interminable comme aujourd'hui, soit véritablement trop rapide et trop vive parfois.

Là, maintenant, les minutes défilent tellement doucement qu'on pourrait presque les attraper.

C'est un petit échec ce départ loin de tout.

J'ai trop d'amour propre pour le soutenir devant des témoins, fussent-ils mes amis.

C'est un petit échec d'avoir tout plaqué, une vie sociale, la reconnaissance éternelle de la mère patrie la France pour les services rendus, la fierté perdue de mon père, le salaire de fonctionnaire d'état adapté à mon mode de vie, la fraternité masculine, trop d'avantages pour moi.

Je ne le mérite pas, je ne mérite rien.

J'ai envie de rire. Je ne ris pas assez. J'ai envie de toucher des corps, j'ai envie d'être touché. Désespérément envie.

 


Le vocabulaire de la tristesse

 

J'ai tout lu. Et tout vécu ou presque. Sentiment d'abandon, culpabilité, trou noir, syndrome de la planche du prisonnier du pirate, obligé de se jeter en mer, envie de dormir chaque instant pour oublier.

« Bon à rien », « mal-aimé », « pas aimé », « plus jamais aimé ».

J'ai tout dit dans ma tête.

Abattement, amertume, mélancolie, Sigmund aurait fait de moi son meilleur cobaye du canapé.

Je suis resté enfermé des heures, faisant les cent pas, attendant un message, un appel, un signe de l'extérieur.

J'ai trouvé mon reflet immonde, incapable de m'habiller et de trouver le bon accord de couleur, insupportable image de moi-même.

J'ai vécu enfermé, dans l'impossibilité d'en parler aux autres, par peur du jugement et de leur incompréhension. Qui croirait qu'un homme bâti comme moi, de surcroit militaire et sportif qui a choisi de partir et de changer de vie, puisse se sentir mal ? Qui ? Et que leur dire, je ne fais plus rien de mes journées. Même le footing ne me procure plus de sensations.

Je suis atone. Désensibilisé, désexualisé.

Ce n'est pas juste. Je ne demande pas grand-chose pourtant.

Une relation simple, amoureusement simple. Confiance, honnêteté et petits projets. Pas de coups tordus, fourrés, bas.

Pas de coups du tout, aucun. Je ne le supporterai pas, je ne le supporterai plus jamais. Mon père s'est chargé de cette violence-là. Il ne s'est pas gêné. Personne ne m'a cru à l'époque. Aujourd'hui, c'est moi qui décide. Je sais ce que je veux et ce que je peux supporter et accepter maintenant.

C'était un monstre.

Trop guerrier, militaire de carrière aussi, béret vert dans l'armée française et raciste discret. Il avait sauté de joie à la victoire de la gauche en 1981 et voté Le Pen aux municipales dans le Vaucluse. Un monstre sans cœur ici et un homme aimé dehors, extraverti en société et gonflé d'orgueil. Il a tenté de me tuer, plusieurs fois.

Il a presque réussi. J'ai plié sous ses coups répétés, suffoqué sous les couvertures en mauvaise laine qu'il maintenait sur moi pour me faire taire. Et oui, j'ai failli en crever de ce père. Tous ont détourné les yeux, plaisanté, douté, parfois justifié ces actes ignobles et répétés. Tous ont refusé de me parler et tous ont pris la tangente. Personne n'était là.

Personne.

Ils ont nié, ils m'ont pleinement nié et démembré symboliquement.

Trop de jours fériés passés seul, trop de jours de l'an passés seul, trop d'anniversaires passés seul.

Le temps ne m'appartient plus maintenant. Je n'ai de maitrise sur rien au monde. Pourtant, je l'ai cru très longtemps.

Je gérais les crises, les équipes d'interventions, les opérations sur le terrain, ma vie relationnelle.

Aujourd'hui, le temps défile doucement, comme l'eau. Il se promène sur moi, me réchauffe ou me refroidit un peu mais je ne peux pas, malgré toutes mes tentatives, ni l'arrêter, ni le stopper. C'est ainsi. J'ai accepté de ne pas tout maitriser. Enfin.

Je peux l'accompagner sans me plaindre et sans rêver, sans croire à autre chose.

Je ne maitrise qu'une partie de mon corps, l'eau continue de couler ailleurs sur ma vie.

Je vais certainement y retourner à ce satané boulot de tueur. Finalement, je ne sais faire que ça. Je suis très habile de mes mains pour tirer, torturer, infiltrer, observer, nager, sauter, courir et frapper. Encyclopédie des verbes d'action.

On ne va que là où l'on est à l'aise, même vieux.

J'ai répété tout ça à l'infini, « drill, drill, drill », comme disent les anglais c'est à dire la répétition acharnée et intensives des exercices et des mises en situations de guerre, pour être apte à exécuter sans aucune hésitation, rapidement et sans faute bien entendu, toutes les actions correspondantes dans les situations réelles de stress extrême. Tuer tranquillement. Tuer.

La tentation communautaire

 

Maintenant ça suffit.

Je ne sombre pas dans l'alcool, je ne plonge pas dans la pharmacopée, je ne pleure plus, je ne pleure pas.

Je dois agir et seul. Provoquer des déclics et des réactions en chaine, nouveauté et changements majeurs.

Je regarde les sites de rencontres sur Internet. Ils sont payants. Ca me gêne un peu de payer pour rencontrer quelqu'un.

Les rencontres par hasard dans les cafés gay ne me plaisent pas trop. C'est trop caricatural, dès que tu y entres, tu te fais mater comme un vulgaire objet sexuel prêt à consommer.

J'ai trouvé une association locale pour gay-lesbiens-solos qui propose une réunion d'information. Assez simple et visiblement très différent d'un site de rencontre. Plus amical et convivial que sexuel ou amoureux. Parfait pour ma vie d'aujourd'hui.

Je me lance et j'irai, c'est certain. Je sais qu'en face de moi se trouveront d'autres hommes et femmes un peu comme moi.

Je ne me suis jamais senti aussi différent qu'aujourd'hui. Différent dans mes choix de vie, mes ambivalences sexuelles, mon histoire et mon parcours professionnel atypique.

Je suis trop jeune pour avoir fait tout ça déjà et je suis trop vieux pour recommencer une autre histoire.

Il est temps que tout cela s'arrête et que je revive enfin, loin du monde, désormais hébergé par des Martiens comme moi.

 

Les Martiens

 

Mêmes corps mais autre langue, eux me comprennent.

Quand ils parlent, je comprends tout de suite ce qu'ils disent et ce qu'ils vivent.

Même corps que tous ces autres normaux mais issus d'une autre planète et d'une autre histoire. Ce sont mes Martiens.

Martiens-sexuels, Martiens-sentimentaux, Martiens c'est certain. Ca ne se voit pas pourtant. Ils ne sont ni verts, ni sales, pourtant profondément différents des autres hommes et femmes. Ils sont comme moi, en tout point.

Les Martiens, c'est ma communauté de corps et de cœur, ceux qui m'ont pris et accepté tel que j'étais et tel que je suis.

Avec mon sac rempli, sans rien ne mettre de côté, sans juger. Ils ne posent pas trop de questions. Il n'y a pas de gêne car on sait tous les uns et les autres pourquoi nous sommes là. Notre histoire nous réunit ici et ensemble nous parlons.

Certes, les Martiens ressemblent aussi aux autres hommes, prétentieux, violents, frimeurs et rancuniers. Ils partagent les mêmes travers humains. Cependant, ils me donnent la chance de vivre et de m'exprimer, de parler et de bouger simplement.

Et comme les Martiens vivent aussi, comme moi, ce doux sentiment d'exclusion et de solitude, ils sont très affectueux et prêts au dialogue. : l'aventure de l'autre monde peut donc commencer. Je suis soulagé et étrangement libre enfin.

 

Les Martiennes

 

Elles sont surprenantes. Elles ont envie de parler, plus vite que les autres femmes, comme si le temps devant elles était réduit, comme si elles voulaient dire très vite ce qui a fait d'elles des Martiennes. C'est vrai qu'on s'y habitue avec le temps mais finalement on vit toujours avec cette différence-là. Les Martiennes sont jolies, douces et aimantes, même avec moi, le pur produit de la masculinité contrarié.

On s'est retrouvé à quatre par hasard, regroupé naturellement dans ce bar par âge et par affinités. On ne s'est plus quitté depuis.

C'est notre club des quatre, hybride du club des cinq ou du clan des sept, laboratoire de l'amitié simplifié. On plaisante beaucoup et on se moque des autres galaxies.

Chaque rencontre, chaque sortie est une occasion supplémentaire de sourire et de prendre le recul qu'il faut pour comprendre d'où l'on vient et pour penser à aujourd'hui. Notre club des quatre nous y aide bien.

Étonnement, on ne se connait pas trop dans les détails. Pourtant, on est bien ensemble. On se croise deux fois par semaine et ça fait trois ans que ça dure. Bien sûr, il y a des allers-retours et certains martiens nous ont rejoints quand d'autres sont partis avec des terriens pour tenter l'aventure humaine. C'est la vie, rien de plus.

 

Rires

 

Il faut finir en riant, il faut en finir en riant. Refermer le livre, rire, clôturer l'écriture et rire.

Toutes les histoires d'amour finissent comme elles peuvent, jamais comme on l'imagine, autant qu'elles se terminent en riant.

 

 

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