L'eau de la justice

plumedesang

Encore une nouvelle.

De toutes les vertus, le sens de la justice nous garde de bien des dangers. Croyez moi, je suis bien placé pour le savoir. Ma longue vie m'a fait voir bien plus de choses que votre condition de simple mortels ne vous le permettra. Car oui, je ne suis pas humain, contrairement à ce que vous pouviez attendre, du moins j'ai cessé de l'être il y a fort longtemps, lorsque tout le monde autour de moi s'évertuait à n'agir que dans son propre intérêt, faisant fi de toute vertu et de justice, justement.


Mon histoire commence là où elle aurait normalement dû se terminer.

J'étais le Roi d'un vaste royaume, s'étendant des montagnes de Lundor , au Nord, jusqu'au falaises de Terrud, au Sud. Je régnais en compagnie de mon épouse, la Reine Liliane, à la beauté sans pareille et à la volonté de fer: tout ce que sa Majesté voulait, sa Majesté l'obtenait. Comme gage de sa réussite, elle s'était même octroyé les services d'un sorcier qui lui avait fait forger huit pièces frappées de son portrait sur lesquelles il avait ensuite jeté un charme: à chaque fois que Liliane souhaitait obtenir quelque chose, elle n'avait qu'à formuler l'objet de son désir, pièce en main, le portrait sur cette dernière s'estompant progressivement jusqu'à disparaître complètement. Liliane avait ainsi droit à huit souhaits. Mais comme toute lampe contenant un mauvais Génie, le charme jeté aux pièces de Liliane était accompagné d'une contrepartie, une malédiction dont aurait dû d'avantage se méfier mon épouse. En effet, si elle utilisait le pouvoir d'une pièce pour obtenir satisfaction, mais que son désir n'était finalement point exhaussé, Liliane mourrait suite à une lente agonie et les portraits précédemment effacés de réapparaitre sur les pièces. C'est ainsi qu'un jour, elle commit l'irréparable.


Liliane, toujours plus avide de pouvoir, avait projeté de m'assassiner. Pour assurer sa réussite, elle avait, comme à son habitude, utilisé une pièce à son effigie et formulé le souhait de me voir mourir prochainement. Il ne lui restait donc qu'à échafauder un plan pour garantir mon trépas. Ce ne fut pas tâche bien compliquée, mon épouse disposant de nombreuses ressources à sa disposition grâce à son statut de Reine, mais aussi grâce à un autre élément qui allait sceller notre sort à tout les deux: le lac Lunndell.

Cette étendue d'eau située au centre de mon royaume, était selon la légende, maudite: en effet, tous ceux qui s'y étaient un jour abreuvés étaient morts sur le champ.

C'est ainsi que Liliane alla quérir l'un de mes valets et lui ordonna de recueillir de l'eau du lac Lunndell afin de m'empoisonner le soir même. Pour ce faire, ma compagne avait même poussé le vice jusqu'à subtiliser la coupe en or dans laquelle je buvais à chaque repas afin que je n'y voie que du feu et ingurgite le breuvage mortel, garantissant ainsi son succès.


Le valet partit donc, ma coupe en guise de seul bagage, récupérer l'eau mortelle du lac Lunndell. Arrivé à destination, il contempla un instant la vaste étendue d'eau cristalline bordée de saules, avant de penser en son fort intérieur: « Quel dommage, mon Roi, qu'un si bel endroit soit l'instrument de votre chute prochaine, mais la Reine m'a promis tant de richesses en échange de votre trépas! » Et il s'agenouilla au bord du lac pour remplir la coupe du nectar mortel.

Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'il entendit une voix semblant venir de partout et nulle part à la fois lui ordonner de ne pas commettre ce qu'il s'apprêtait à faire. Le valet releva la tête et vit alors l'impensable: une silhouette diaphane, à l'allure de jeune femme, flottait à la surface du lac: « Je suis Lunndell, l'esprit qui règne sur ce lac et qui lui a donné son nom. L'acte que tu t'apprêtes à commettre t'est dicté par ton attrait pour la richesse, mais est injuste envers celui à qui tu as juré allégeance, ton Roi. Te reste-t-il assez de bon sens pour renoncer ou la Reine t'a-t-elle corrompu jusqu'à la moelle pour que tu oses t'adonner à de telles bassesses? »...


Liliane, qui attendait à son goût depuis trop longtemps le retour du valet, envoya un chevalier de ma garde personnelle le chercher au lac Lunndell, en omettant sciemment la raison pour laquelle il s'y trouvait.

Sur le dos de son destrier, le voyage dura à peine quelques heures. Arrivé sur place, il découvrit le valet agenouillé sur la berge, le visage inondé de larmes, ma coupe entre les mains. « Comment oses-tu? Après tout ce que notre Roi a fait pour toi, le trahir de la sorte? L'empoisonner en remplissant sa coupe avec l'eau de ce lac maudit? Je m'assurerai que ton crime ne reste pas impuni, crois moi! » Vociféra le chevalier. Le pauvre valet tenta de se justifier, en vain. Il fut ramené à mon château où la Reine, après avoir entendu le rapport de mon chevalier, me conseilla d'exécuter le valet. Ce que je fis.


L'histoire aurait pu s'arrêter là si ce que j'allais découvrir par la suite n'avait pas changé ma vie à tout jamais. Liliane était désormais chaque jour un peu plus souffrante, sombrant lentement mais surement dans l'agonie. Un jour, alors que j'entrai dans ses appartements, simplement à la recherche d'huiles essentielles pour apaiser sa souffrance, je tombais sur ses pièces à souhaits. Quelle ne fut pas ma surprise en constatant qu'elles étaient toutes frappées de son portrait alors qu'à ma connaissance elle en avait déjà utilisé la moitié. Tandis que je cogitais, toute l'horreur de la situation me frappa de plein fouet: le valet disait vrai, c'était bel et bien Liliane qui avait tenté de m'assassiner. Et son agonie était le fruit de son vœu non exhaussé puisque j'étais toujours en vie. Amer suite à cette découverte et rongé par la culpabilité d'avoir exécuté le mauvais coupable, je m'exilai de ma propre cour.


C'est ainsi que j'atterris au lac Lunndell. Si je ne savais pas ce que je venais y chercher lors de mon départ, à la vue de l'étendue d'eau tout devint clair. Je n'avais alors plus qu'une seule envie, m'abreuver dans les eaux cristallines et mettre fin à mon existence car je devais payer pour la vie que j'avais pris. Je m'apprêtais à boire lorsque je l'entendis: un faible murmure, semblant venir de partout et nulle part à la fois, s'insinuant dans mon esprit, m'intimant de ne pas faire ce que je m'apprêtais malheureusement à faire « C'est ce que voulait la Reine et ce pour quoi un innocent est mort »,A ces mots, je relevais la tête. Puis je la vis, une silhouette diaphane à l'allure de jeune femme flottant à la surface du lac. Si ses paroles n'étaient pas dénuées de sens, elles n'avaient pas effacé la culpabilité qui me rongeait toujours. Désespéré, je jetai ma couronne dans l'eau: « Prenez-là, je fais un si piètre Roi que même le premier venu sur mon chemin saura régner mieux que je ne l'ai fait!». Et je bus.


Je ne suis pas mort. L'eau du lac Lunndell, contrairement à la légende, ne tue que ceux dont les plus bas instincts ont remplacé la vertu. Ma culpabilité m'a sauvé du trépas mais à quel prix? Car si désormais Lunndell règne sur ce qui était autrefois mon Royaume, je suis piégé dans son lac maudit, à devoir faire valoir la justice que je n'ai pas su appliquer du temps où j'étais Roi.

Signaler ce texte