L'eau et le parfum

Frédéric Lamoth

Il était interdit de pénétrer dans le salon du piano. A moins que sa mère ne le fît venir expressément. Sa bonne alors l'y conduisait et le laissait sur le pas de la porte qui demeurait entrouverte. Pisti s'avançait à travers cette porte à double battant et s'inclinait devant la lumière, spectre hautain, drapé de velours, qui pointait son doigt sur lui.

- Mère, je vous baise la main.

Cette main ne parvenait jamais jusqu'à ses lèvres. Elle prolongeait un rayon de jour qui parcourait une surface en bois laqué. Elle semblait vouloir retenir quelque chose de lisse, quelque chose qui lui échappait. Une intention. C'était, en général, tout ce qu'il captait de ces instants. Le discours était musical, dénué de sens. Il entrait dans ses mesures, un peu de la même façon qu'il appréhendait la vie, avec douceur et retenue. Quand elle avait fini de parler, il s'inclinait à nouveau et marchait à reculons jusqu'à la porte.

Sa mère le faisait venir de temps en temps le soir pour lui souhaiter une bonne nuit. Parfois, elle l'appelait auprès d'elle en fin d'après-midi. Sans véritable raison. Pendant les jours d'hiver qui s'allongeaient, sans soleil ni pluie, dans une interminable griserie. Il n'y avait qu'un seul jour dans l'année où elle demandait à le voir à la première heure du matin. C'était le dimanche de Pâques.

Pisti se levait de bonne heure, avant l'aube. Sa bonne l'habillait avec la chemise aux boutons de manchettes de la famille et le veston de flanelle bleu marine. Il s'avançait ce jour-là hardiment dans le salon du piano, jusqu'à la commode qui se trouvait sous la fenêtre. Sa mère, debout, l'y attendait. Elle lui remettait le vase en verre. Il écoutait ses recommandations et se retirait sans dire un mot en prenant garde de ne pas faire osciller le liquide qui se trouvait à l'intérieur. Ce n'était que de l'eau. Une eau qu'elle avait dû aromatiser avec des pétales de roses ou quelques gouttes de parfum. Cette subtile attention n'avait pas de couleur, pas d'odeur. Il s'efforçait pourtant de la déceler à travers la pensée transparente qui l'accompagnait tout au long de son pèlerinage. Le vase avait un long bec recourbé; il ne risquait pas de renverser son contenu. Un cheval aurait pu le frapper de plein fouet sur la chaussée; le verre se serait brisé, avant d'avoir régurgité le précieux liquide. Sa bonne, du reste, veillait à ce que le trajet se passe sans encombre. On ne prenait pas le tram. On longeait la façade de l'opéra, on passait devant les porches où les ombres tapies se recroquevillaient davantage sur elles-mêmes sur leur passage. Il ne faisait ce parcours qu'une seule fois par année, mais il lui semblait que ces pas le guidaient à la façon d'un somnambule.

La comtesse Pázmándy habitait dans une sorte d'hôtel particulier sur la rive est du Danube. Il se rendait chez elle pour l'asperger de quelques gouttes d'eau, selon la tradition. Une vieille coutume, dont on ignorait l'origine, voulait, en effet, que les enfants « arrosent » les dames le jour de Pâques.

Le concierge l'introduisait dans la cour et il fallait attendre qu'un domestique en livrée vînt le chercher. Sa bonne l'avait auparavant laissé devant la grille de l'immeuble en le délestant de son manteau. L'air matinal était encore frais à cette saison et le temps d'attente pouvait paraître long. Il était alors tenté de recueillir un peu de ce liquide sur ses doigts pour le porter à ses lèvres, le respirer, ne fut-ce que quelques gouttes. Le domestique arrivait toujours à ce moment-là et il avait l'impression d'être pris en flagrant délit de ce péché d'intention. L'homme n'était jamais le même. Et pourtant toujours aussi muet. Le trajet qui le menait de la cour jusqu'aux appartements de la comtesse était le seul qu'il n'aurait su parcourir seul. Il lui semblait que l'on n'empruntait jamais le même chemin et que ce labyrinthe n'aboutissait jamais au même endroit. Il reconnaissait pourtant la porte. Blanche, avec son relief doré; elle s'ouvrait pour laisser filtrer la même lumière diffuse qui émanait du salon de musique de sa mère.

La comtesse Pázmándy était une femme âgée et corpulente. Les nombreux plis de ses vêtements ne faisaient qu'accroître l'impression d'aisance et d'opulence qu'elle inspirait. Mais ce qui le frappait davantage était cette odeur de farine, le parfum fade et saturé qui semblait être le propre des vieilles personnes. Elle souriait et il s'avançait vers elle sans appréhension, comme s'il répondait à la promesse de petits pains chauds. Elle tendait une main potelée et bien réelle. Il inclinait alors le bec du vase; l'eau remontait lentement le long du cou de verre, elle s'égouttait, d'abord de manière intermittente, puis en un filet continu, jusqu'à ce que les plis de la jupe soient mouillés.

Alors, la comtesse saisissait un coffret sur sa table de chevet et en tirait un billet de dix pengös. Pisti savait qu'il ne devait pas la remercier, mais s'incliner en lui présentant ses hommages, puis se retirer aussitôt.

                                            *    *    *

 

Pisti s'est réveillé un matin avec un cri qui résonnait dans sa tête. Il ne savait pas si cela provenait de lui ou de l'extérieur. Quelque chose avait précédé ce son humain: un crissement, un bruit mécanique. Métallique. C'était l'hiver et il faisait encore nuit. Un silence pesant régnait dans l'appartement. Sa mère était déjà partie; elle avait l'habitude de se rendre très tôt au conservatoire, quand on préparait les concerts de fin d'année. Sa bonne ne viendrait pas, car elle était malade depuis la veille.

Dans le silence et l'obscurité, il essaya de rassembler ses esprits. De retrouver ce qui avait précédé le cri. Soudain, l'horreur refit surface, froide et limpide comme le sommeil qui l'abritait. Sa mère, vêtue d'un manteau de zibeline, se trouvait au premier rang de la foule qui attendait le métro dans la station souterraine. La voiture est arrivée et, dans le mouvement de cette foule, quelqu'un l'a bousculée. Le grincement des essieux a transpercé la nuit et le cri a jailli en même temps que la silhouette de sa mère se désagrégeait dans la clarté aveuglante de deux yeux jaunes.

C'était arrivé ce matin… Non, la veille. Il l'avait momentanément oublié en sombrant dans le sommeil. La nuit avait avalé ses larmes. Il avait pleuré, tant pleuré, qu'il avait fini par oublier. Il avait épuisé toutes ses larmes et ne ressentait à présent qu'une grande sécheresse dans tout son être.

Pisti a attendu que le jour se lève, que la ville s'étire lentement hors de ses draps tachés de suie. Il s'est levé, puis s'est nettoyé le visage et la poitrine à l'eau froide. Il s'est habillé seul. L'horloge indiquait huit heures du matin quand il est arrivé dans l'antichambre du grand salon. La porte de la salle de musique était entrebâillée. Il n'y avait pas de lumière, mais une matière grise qui ne venait de nulle part. Il hésitait à y pénétrer, quand il a entendu un bruit dans la cage d'escalier. Il a poussé doucement le verrou de la porte principale pour voir qui venait. C'était Mademoiselle Veszelka. Cette femme, d'habitude si discrète, presque fuyante, s'est arrêtée sur le palier et l'a regardé d'un air incrédule. Elle n'a pas réagi quand l'enfant a émis une plainte aigüe qui est allée se perdre vers les charpentes de la toiture. Pisti n'a pas hésité, car il savait qu'elle était son unique secours, son dernier espoir.

- Mademoiselle Veszelka, maman est morte… Maman est morte hier matin… Le métro l'a renversée. Il faut aller le dire à la comtesse… La comtesse Pázmándy, qui habite au cinq de l'avenue Andrassy, près de l'opéra.

- Ta mère ? Mon Dieu… Mais que fais-tu là ? Ta bonne n'est pas avec toi ?

- Elle est malade… Elle ne sait pas, elle ne viendra pas. Mademoiselle… Je vous en prie ! Allez prévenir la comtesse. Puisse-t-elle avoir pitié et me venir en aide.

                                             *    *    *

 

                                                         Budapest, le 21 décembre 1938

 

La scène a lieu dans le grand salon. C'est le soir et les candélabres muraux sont allumés de part et d'autre de la cheminée. Un objet détonne parmi les décorations de Noël qui sont disposées près du foyer éteint. C'est une grande couronne tressée en bois de noisetier, piquée de fleurs mauves et blanches, et enveloppée d'un ruban de soie pourpre portant une inscription en lettres dorées:

« À notre fidèle et dévouée compagne, avec l'expression de notre profond chagrin et de notre éternelle affection. Comtesse Maria Jozsefa Pázmándy von Pilhof. »

Une femme vêtue d'une robe de taffetas rouge foncé avec un décolleté est assise sur un fauteuil. Un homme se tient debout à ses côtés, les mains jointes derrière le dos.

 

Madame Lorencz – Sa vue me fait horreur et je n'ai pourtant pas pu me résoudre à la faire enlever.

Monsieur Lorencz – János la débarrassera. Demain matin, elle ne sera plus là.

Madame Lorencz – J'en ai la chair et les os transis… Mon Dieu, est-elle au courant ?

Monsieur Lorencz – J'ai fait porter une lettre à la comtesse ce matin même. J'ai expliqué qu'il s'agissait d'un fâcheux malentendu. L'enfant avait sans doute de la fièvre. Il aurait imaginé des choses dans son délire.

Madame Lorencz – Un cauchemar… Oui, mon Dieu, je voudrais me réveiller. Suis-je encore en vie ? Comment pourrai-je me présenter devant elle sans avoir l'air d'une revenante ?

Monsieur Lorencz – Voyons, ma chère, ce n'est qu'un quiproquo. La comtesse est clairvoyante et ne nous en tiendra pas rigueur.

Madame Lorencz – Je n'aurais pas dû le laisser seul. C'est un enfant fragile. Parfois, il me fait peur. Dieu sait ce qui peut encore lui arriver… Ce qui peut encore traverser son esprit, ouvert aux quatre vents.

Monsieur Lorencz – Ne vous inquiétez pas. Le docteur est passé ce matin. Il pense qu'il s'agit d'un simple refroidissement. Cependant, je sais… J'y ai réfléchi… Et je pense que, à son âge, sa place n'est plus ici. L'air de cette maison ne lui fait pas du bien. Trop de confinement, de protection. Uniquement des femmes dans son entourage. Il n'a plus l'âge d'être dans les jupes d'une bonne. Je parlerai à Ilonka et je lui paierai ses derniers gages à la fin de l'année.

Madame Lorencz – Et à quel genre d'établissement avez-vous songé pour notre Pisti ?

Monsieur Lorencz – Il y a un collège jésuite à Esztergom de très bonne réputation. Le vice-recteur est le frère d'un ancien camarade de régiment qui travaille aujourd'hui au ministère de l'éducation. Il pourrait y être admis en internat dès le début de la nouvelle année.

Madame Lorencz – Soit, s'il vous a été recommandé par l'une de vos relations… Je suis épuisée. Toute cette histoire m'a éreintée. Nous en reparlerons demain. Je me dois d'écrire moi-même à la comtesse, dès que je me sentirai mieux. Je n'oserai plus reparaître devant elle. Combien a-t-elle payé pour cette couronne ? Je devrais lui rendre cet argent. Je ne sais même pas combien… Non, ce serait inconvenant.

Monsieur Lorencz – En effet, vous vous contenterez de lui offrir un beau présent pour Noël. J'ai vu de très jolies pièces de maroquinerie dans la vitrine du Juif Mölcke. Un étui pour un stylo ou un coupe-papier ferait un très bon effet.

Madame Lorencz – Oui, nous aurons le temps d'y penser. Je ne la reverrai qu'après le nouvel an, pour sa leçon de piano. Mon Dieu… Mon Dieu, qu'ai-je fait pour mériter cela ?


Signaler ce texte