l'écrivaillon

hectorvugo

J'ai souvent entendu dire : « les plus courtes sont les meilleures ». Dans le domaine de la littérature, c'est parfois faux. Voyez Proust, cet écrivain n'est pas reconnu pour son art de la concision.

Toutefois il sait tenir en haleine ses lecteurs – et mieux que cela- les élever à des altitudes ou le plaisir de respirer demeure.

Il ne rentre pas dans la catégorie des « ou en étais-je ? » la question que se posent l'homme installé dans son canapé, éclairé par sa liseuse et la femme assise dehors sur un banc public, tous deux livres ouverts, perdus dans un chapitre de quinze pages lequel contient une seule phrase.

Si cette dernière est mal troussée, il et elle reviennent  à son début pour comprendre ce qu'a voulu écrire l'auteur.

Il et elle se lassent et abandonnent.

D'où la fameuse expression : ce livre m'est tombé des mains

Au diable les aller et retour, les nœuds au cerveau et les consultations effrénées du dictionnaire.

Car le tunnel du mauvais écrivain est souvent truffé de mots compliqués.

Tellement compliqués qu'à force de se relire, il se dissuade de continuer à écrire.

C'est ce qui est arrivé à Louison De Mentrelets .à l'aube de ses 30 ans.

Nous sommes en 1870, le jour se lève. Notre homme s'est assoupi sur une méridienne, le corps  à peine caché par quelques feuillets écrits dont il n'a pas achevé la lecture.

Il n'a même pas entendu Adrienne ouvrir la porte de l'appartement s'affairer à aérer la pièce principale, et rentrer dans son bureau.

Comme à chaque fois elle le regarde l'air attendri et exaspéré. Il ressemble au dormeur du val. Il a une tâche d'encre sur le pouce et l'index droit.

Son visage d'adolescent retardé se confond avec un corps aussi frêle qu'une plume. Adrienne a si peur de le briser dans leurs étreintes qu'elle n'ose plus faire l'amour avec lui. Un temps. Seulement un temps.  Il suffit qu'elle frôle Louison, qu'elle sente l'odeur poivrée de sa nuque pour que le désir efface son appréhension.

Un feuillet tombe sur le parquet. Elle en lit le titre : « Si c'était à refaire ». Elle s'accroupit, le ramasse, et au lieu d'amorcer cette remontée verticale l'amenant à être debout, elle bifurque, longe la méridienne pour s'approcher dangereusement du corps de Louison. Adrienne sait comment cela va finir. Par une caresse sur la joue et un chaste baiser sur la bouche.

C'est sa manière à elle de lui dire bonjour.

 

 

 

Il a senti ses lèvres sur les siennes. Le réveil est doux. Adrienne sait le faire revenir à la vie heureuse.

C'est son absinthe, son opium, sa raison d'être.

La nuit dernière, Louison s'est forcé à écrire simple. Chez lui la phrase courte est une maladie de pierre, l'urine de son inspiration s'y fracasse.

C'est douloureux, presque impossible.

La preuve, il a écrit péniblement trois pages.

Les deux premières, il a fait dans le succinct, l'épure. Mais pour la dernière, son naturel a repris le dessus : une phrase de 30 lignes est sortie de son cerveau sans crier gare.

Il l'a achevée  et n'a même pas eu la force de la lire jusqu'au bout.

Il a piqué du nez.

Il s'est laissé aller à un petit somme, une sieste, un trait d'union entre la nuit et le jour.

 

Ce 1er Octobre est doux, l'été n'en finit pas son agonie, Louison transpire. Sa chemise est un buvard. Assis à la terrasse de son appartement, il boit un café. Il fuit du regard Adrienne. Pas que du regard, il est taiseux depuis ce matin, le verbe aride. Elle n'arrive à rien avec lui. Elle parle seule, se heurte à son mutisme, obtient parfois son sourire quand elle lui dit un mot d'esprit.

Lasse, elle finit de boire son thé en silence.

Que vont-ils devenir ?

Louison se pose la question sans y trouver une réponse satisfaisante.

Il n'aura pas les moyens de la rendre heureuse. Il le sait depuis ce matin. Depuis qu'il a reçu cette lettre de son père lui annonçant : «  A partir de novembre, j'ai décidé de te couper les vivres ». Le mois prochain, Louison sera sans un sou.

A moins qu'il ne publie un feuilleton dans un quotidien d'ici là.

Comment faire ? Il a si peu de relations, si peu de talent

Si peu ? Il ne faut pas exagérer

Il y a cet Edmond de Goncourt. Peut-être  pourrait-il l'aider ?

Le hasard a voulu qu'ils se croisent voici trois semaines dans un salon littéraire tenu par une amie d'un cousin, un provincial ayant réussi par  son physique.

Il est des hommes pour qui le savoir-faire se limite à leur image. Ils soignent leur apparence et jouent avec.

Nestor rentre dans cette catégorie là et se contente fort bien de ce que la nature lui a donné. Pourquoi donc suer sang et eau par le travail pour arriver à ses fins ? Il est beau. Il le sait et en profite.

Quitter à s'amouracher, par simple calcul, d'une dame d'un certain âge ayant les moyens et pignon sur rue.

Par anachronisme, on appelle cela l'ascenseur social, la promotion « méridienne » version 19éme.

Le cousin file le parfait amour avec une femme plus âgée que sa mère, une comtesse invitant, lors de soirées, des gens importants sous son toit : la plupart écrivains de renom.

Louison y a ses entrées grâce à Nestor.

De temps ou ils vivaient en province, ils se voyaient peu, les réunions familiales étant pour eux des corvées.

Paris combinée au mal du pays a changé la donne. Ils sont heureux de se voir et cherchent même à se retrouver le plus possible.

On les croit frères. D'ailleurs la comtesse ne surnomme  t'elle pas Louison « mon cher beau-frère ».

Aussi ce sobriquet familial lui permet d'être un habitué de ses soirées, de côtoyer Flaubert, Daudet Maupassant, Zola et même le fameux sculpteur  Rodin. Devant eux il se fait passer pour un écrivaillon en mal de reconnaissance – ce qui est vrai-. Malheureusement  Louison se vend si mal que tous pensent à une couverture. Il est surement là pour autre chose. Mais quoi ? Enregistrer le plus d'informations et les vendre à la presse ? Etre un échotier « dézingueur » de réputation ? Il traine. Il louvoie. Il brille plus par son silence que par sa répartie. Mais on se méfie de ce falot que l'on voit de plus en plus.

Comme il est bien vu par la maîtresse de maison, on le tolère, on l'accepte.

Avec lui chacun reste sur ses gardes. Seul Edmond de Goncourt le trouve sympathique.

21 jours piles qu'ils se sont vus. Un coup de foudre amical. Pas intellectuel. Encore que.. En les voyants si complices ensembles, certains imaginent que Louison a su l'embobiner par quelques litotes, oxymores ou autres effets de style.

Il n'en est rien. La vérité est bien plus simple. Edmond s'est pris d'affection pour Louison parce qu'il ressemble à son frère cadet Jules. A peine trois mois que la syphilis l'a emporté.

Ce 1er octobre au soir, Louison se présente à l'hôtel particulier de la comtesse. Il s'est endimanché, porte un costume avec un haut de forme. On le reconnait à peine. Sauf Edmond.

 Il s'esclaffe : « Tout chez vous me rappelle Jules. C'est hallucinant ! » L'ainé des De Goncourt ne s'en remet pas. Il croit même que la providence lui a envoyé Louison pour le consoler de la mort de son frère.

« Aussi Mystique que ce Hugo » persifle Rodin dans sa barbe, observant les deux hommes se saluer avec effusion.

Ils se sont mis dans un coin,  presque à l'abri du regard des autres. Rodin a tout vu. Louison a sorti de la poche intérieure de sa veste, trois feuillets. Il les a données à Edmond. «L'échotier écrit donc » s'amuse le sculpteur.

Ce dernier va colporter l'information. Il la glisse à l'oreille de Flaubert, puis celle de Daudet et de Zola.

 Le lendemain et les jours suivants La rumeur enfle….

Le tout Paris souffle qu'un Louison de Mentrelets travaille sur un roman à la demande Edmond de Goncourt. De quoi parle-t-il ? De ce salon ? De ces gens prestigieux ? Ont-ils des doutes, des espoirs, des aventures ?

Qui sait le lira-t-on par épisodes dans un journal ? Depuis la fin des feuilletons de  Dumas père, on lui cherche un successeur.  Ce sera Louison peut être.

En attendant, notre homme  travaille d'arrache-pied. Il peaufine son texte chez lui, à l'écart. Adrienne ne le voit pas, Edmond non plus. Il est aux abonnés absents chez la comtesse.

On demande à  De Goncourt : Que fait De Mentrelets ? Il répond laconiquement : sur mes encouragements il écrit.

Ça parle, ça imagine, ça subodore. Le grand n'importe quoi du cancan fait son œuvre, la construit avec le délire qui est le sien, parfois plus prolifique que  la prose de Louison dont on est sûr qu'elle sera publiée bientôt dans un grand quotidien. C'est ce qui se dit.

Adrienne le sait par le truchement de sa sœur qui le sait d'une  fille de petite vertue maîtresse d'Hyppolite de Villemessant, patron du Figaro.

Elle comprend maintenant pourquoi Louison s'est enfermé depuis plusieurs jours. Elle a la clé de son appartement. Elle n'ose pas y aller.

Elle a même abandonné sa promenade nocturne au pied de cette immeuble Haussmannien d'où, de la fenêtre second étage, elle aime voir la lumière d'une bougie.

La bougie du bureau du Louison.

Cette promenade lui manque, comme lui manque encore plus son baiser du matin.

En ce 2 novembre, sa bouche entière le réclame.

Adrienne s'habille chaudement, fend le brouillard matinal d'un pas décidé. Elle marche sur une ruelle. Au bout, il  y a le boulevard et l'immeuble de son homme.

Elle y arrive plus rapidement que prévu. Parce que ses pensées ont raccourci le temps et l'espace. Parce qu'elle a la tête ailleurs et le corps en pilotage automatique.

Elle pousse la porte massive, touchant son pommeau couleur or dont elle sent instantanément l'extrême fraîcheur. Son contact désagréable la rappelle à la réalité. Son corps et sa tête ne font plus qu'un. Adrienne traverse l'arrière-cour.  Elle rentre dans le bâtiment. Ses jambes se raidissent au pied de l'escalier. Elle hésite, puis elle fait fit de son éducation. On lui a toujours dit : « ne dérange jamais. Ne t'impose pas ». Elle transgresse. Elle monte les marches une à une.

A mesure qu'elle s'approche du deuxième étage, sa bonne conscience lui demande de ralentir, de rebrousser chemin. Adrienne hésite de nouveau. Elle avance quand même. Le cœur a pris le pas sur la raison pour de bon.

Elle ouvre la porte. L'odeur de la bougie consumée lui prend le nez et l'invite à rejoindre le bureau.

Ce qu'elle y voit restera gravé à tout jamais dans sa mémoire.

Le corps de Louison s'étend sur la méridienne rouge. A quelques centimètres de sa main droite, un verre renversé a taché le tissu. Une auréole rouge carmin se distingue.

Adrienne s'approche. Son homme ne respire plus. Un léger filet de bave sortant de sa bouche laisse présager le pire. Le cyanure, la mort.

Elle tourne le dos au cadavre. Elle ne le regarde plus.

Elle enchaine les actions et les mouvements comme autant de protections devant une réalité insupportable. C'est à se demander si elle a imprimé la  chose.

Sur le bureau une feuille  écrite d'une main tremblante.  Adrienne lit. Les lettres sont si peu déchiffrables, qu'elle peine.  « Je fais le constat en ce jour d'être incapable d'écrire un récit digne de ce nom. Intelligible et court. Puisque je délaye sans talent, je tire ma révérence. Adieu et Merci »  Ailleurs, par terre des feuilles en boules, ratatinées, prêtes à être jetées sont autant de tentatives avortées. Il a essayé mais il n'a pas pu finir.

Combien y en a-t-il ? Difficile à dire. On ne voit plus le parquet. C'est une guirlande blanche qui mène à un lit dont les draps ne sont plus froissés depuis des jours.

Louison s'est épuisé à écrire.

Adrienne se démène à défaire la guirlande, à lui donner l'aspect d'un manuscrit. Feuilles après feuilles, elle le reconstitue et découvre que les pages sont numérotées.

50, 60  peut-être qu'elle se forcera à lire, si elle en a le courage un jour.

Avant de les poser sur le bureau, elle saisit l'ultime feuillet de son Louison. Elle relit ses derniers mots. Elle s'arrête et elle comprend enfin. Sa tête se lève et fixe la méridienne.

Adrienne pousse un cri et s'écroule sur le sol.

 

11 novembre 1870. L'hiver s'est invité aux obsèques. Brouillard épais dans le ciel et givres sur les chemins. De quoi découragés les diplomates du deuil. Le cortège avance dans sa maigreur extrême : Adrienne, Nestor et Edmond de Goncourt. Les autres se sont défilés. La mort d'un inconnu n'intéresse personne.

Aux abords, un homme, un médecin observe la scène. Qu'est-ce qui l'a poussé à venir ici ?  La curiosité ? Non, ce n'est pas un charognard du malheur. L'empathie alors ? Peut-être. N'a-t-il pas délivré le certificat de décès de celui que l'on enterre.

Son nom ne vous dira rien. C'est le docteur Adrien Proust.

A voir de près la mort, on désire ardemment embrasser la vie et faire l'amour comme pour oublier le reste, l'indicible, l'innommable.

Adrien et sa femme se sont accouplés le soir de ce 11 novembre, donnant 9 mois plus tard naissance à un petit Marcel.

 Marcel s'est toujours posé la question : de quoi suis-je né ? Adrien ne lui a donné qu'une seule réponse : la seule acceptable à ses yeux.

 «  Tu es le fruit de l'amour d'une femme et d'un homme, ta mère et ton père »

Jamais il ne lui a dit l'autre raison  « inavouable » de cette étreinte à l'origine de sa naissance : les obsèques d'un homme, un certain Louison de Mentrelets.

Pourtant Marcel connait ce nom-là. Il lui doit beaucoup.

A commencer par ce gout des longues phrases, des apartés partagés et des digressions.

Ce gout est venu de la lecture d'une petit livre, le premier que lui a offert son père.

Ce livre édité par Edmond de Goncourt et Adrienne Anceny, le livre de 60 pages d'un écrivain se croyant un raté au point de se donner la mort.

Louison de Mentrelets n'a jamais connu le succès d'estime d' « Adieu et Merci », comme jamais vu son impact sur l'esprit d'un enfant de 10 ans qui plus tard écrira « A la recherche du temps perdu ».

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