L'enfance du désarroi
Marie Leroy
Mes yeux parcourent la photographie, inlassablement ; et je me rends compte combien, même à l’époque, tu semblais vieille, pleine de regrets et de mélancolie ; le regard doux, et pourtant déjà empreint de la circonspection qui te caractérise : cette analyse perpétuelle du monde qui t’entoure, et qui devait plus tard te causer bien des nuits blanches…
Je regarde ce portrait où tu parais si désabusée, et laisse m’envahir mille souvenirs, mille réminiscences. Il me semble que la vie n’était pas tellement différente, que toi-même tu ne l’étais pas. Pourquoi d’ailleurs te parler à la deuxième personne ? Pourquoi m’adresser à toi comme à une étrangère, alors que jamais tu ne m’as quittée ? Je m’efforce d’instaurer une distance entre l’enfant que j’étais et l’adulte que je crois être ; mais c’est un effort bien vain et bien risible, car je sais – chaque fois que les doutes m’assaillent et que l’impuissance créatrice me paralyse, moi l’écrivain autrefois ambitieux –, je sais que la détresse et les interrogations sont les mêmes, et que la médiocrité n’a pas d’âge.
Oh, je le regarde avidement, ce portrait ; narcissique comme je puis l’être, comme je l’étais déjà il y a plusieurs décennies. Les traits marqués, les yeux déjà abreuvés de l’absurdité de l’existence ; c’est un spectacle presque comique. Je me rappelle la complaisance inébranlable pour la solitude, l’entêtement dans le silence, en étant convaincue de rendre ainsi un grand service à la société : en aucun cas je ne souhaitais accabler mon entourage de mes sévères considérations, et les faisais donc disparaître sous un aimable silence. J’étais parfois aigrie, mais sans méchanceté : je n’aurais éprouvé aucun plaisir à avouer à mes camarades d’école combien leur bêtise et leur béatitude m’affligeaient. Puissent-ils un jour comprendre le caractère salvateur du mutisme qu’ils m’ont si souvent reproché…
Je vois le profil d’une fillette de onze ans, portant sur ses épaules le poids des questions éternelles. La conviction qui, il me semble, vit le jour avec moi, la conscience d’être impropre et non-conforme, grandissait plus vite que le corps qui la renfermait. Je la faisais taire, parfois ; ou, au contraire, je l’exploitais, en alimentant les diverses péripéties qui, dans des aventures imaginaires, arrivaient à mon alter ego. Un autre monde jaillissait alors de mon esprit. Des voix narratrices résonnaient dans mon crâne. Il n’en fallait pas plus pour que, durant quelques instants, je retire une délectation infinie de mes singularités.
Tu le vois bien, que je n’ai pas changé. Est-ce qu’aujourd’hui, je ne m’entête pas encore à faire parler mon incurable insatisfaction ? La folie douce n’est-elle pas l’essence même de mon métier, et la tristesse, la peur, le désarroi, ma nourriture quotidienne ?
Je n’aurais jamais cru me voir vivre aussi vieille… Arriver à cet instant où il est si difficile de se laisser surprendre, cet âge immense où la bassesse ne vous atteint pour ainsi dire plus.
Si la vieillesse – maintenant que les années ne signifient plus rien, et que la frontière entre les âges s’estompe progressivement –, si la vieillesse, c’est l’amertume, les regrets et la mélancolie, laisse-moi te le dire, mon enfant : il n’existe personne de plus vieux que moi.
Merci beaucoup.
· Il y a environ 12 ans ·Marie Leroy
Un texte splendide sur jeu de je et la vieillesse prenante les ans.
· Il y a environ 12 ans ·Patrice Merelle