L'ENFANT
Edgar Fabar
J'allais écrire ma plus belle histoire à la cafétéria de Leclerc. Il y aurait des témoins. Je pense à cette femme que j'ai l'impression de connaître déjà. Elle est enceinte et peut-être est-ce cela qui me la rend sympathique. Toutes les femmes enceintes me touchent sans que je sache vraiment pourquoi au juste. Peut-être parce qu'à leur manière elles apportent une réponse claire et optimiste au désespoir que j'observe un peu partout. Son sourire qui s'allume en cadence à chacun de mes regards affolés, et la façon rassurante qu'elle a de déposer en douceur les pièces de monnaie sur la coupelle en plastic marron, tout cela m'autorise à croire que les choses peuvent s'arranger. En terrasse, il y a cet homme, son patron, qui s'est levé à cinq heures comme il le signale - moitié en riant moitié en geignant - en saluant un groupe d'agents de sécurité probablement debout depuis aussi longtemps que lui. Sauf que nous sommes en hiver, et qu'ils travaillent dehors, tandis que lui gère bien au chaud la cafétéria du supermarché. Il croit bon d'ajouter que ce n'est pas à lui de venir leur dire bonjour, car il était là avant tout le monde, et d'ailleurs leur assure-t-il, il a déjà dit bonjour à tout le monde. D'autres travailleurs arrivent, ils ne se serrent pas la main quand ils se rencontrent en fumant. Ils regardent le gérant sans expression.
De son côté, notre amour était mort, tout à fait mort. Ça c'était la réalité brute. Sans fard ni rouge à lèvre. Celle qui ne me plaisait pas et que je n'avais pas envie de voir. J'étais lamentable et c'était typique. Internet me l'avait confirmé. Sur les forums, il y avait cent mille histoires semblables à la mienne. Nous étions nombreux sur le même bateau, à essayer de survivre à l'amour rompu. Pour la plupart, c'était des gens biens. Ils criaient à l'aide. Les plaies à vif. Et pourtant, ils étaient solidaires. Un autre gueulait plus fort, ils se précipitaient. Oubliant leurs douleurs, ils lui portaient assistance. Ils s'accrochaient les uns aux autres, tel un immense radeau humain ; ils étaient amochés mais ils se soutenaient pour ne pas couler ou en tout cas, pas tout seul. On entendrait encore parler d'eux. C'était héroïque. Héroïque peut-être, mais cela restait un naufrage malgré tout. "Je repense à ce jour où je l'ai prise dans mes bras pour la première fois et je me demande si je suis né ce jour là où si j'en suis mort. Je me regarde et je vois que ça fait 10 ans que je me bat, mais je souffre toujours autant." C'était signé ChocoBN88, habitué du forum de Doctissimo. Il faisait partir de ces rescapés hantés qu'on trouvait au hasard des conversations. Des mois, des années plus tard, ils revenaient. Ils n'étaient pas beaux à voir et ils le savaient. Retrouver la détresse les rassurait. Ils jouaient à se faire peur en quelque sorte : je m'en suis sorti mais encore aujourd'hui Ils avaient une vie normale aujourd'hui, mais quelque chose les attirait par ici. Ils dispensaient des conseils tout droit sortis de leurs monologues intérieurs, comme s'ils cherchaient à se convaincre qu'il était possible de tourner la page, et qu'on pouvait guérir d'une rupture. Le bon choix aurait été de faire l'inverse de ce que j'avais fait. Plutôt que d'affronter les choses dures, je les planquais derrière des promesses impossibles à tenir. Je ne me disais pas : c'est fini tu dois tourner la page, non moi je me promettais de découvrir le moyen de la faire revenir plus rapidement, car pour moi, il allait de soi qu'elle se rendrait compte bientôt que sa place ne pouvait pas être ailleurs. Je restais dans ma cuisine. L'ordinateur sur les genoux, je relisais nos messages du début, avant de regarder le magnet photo sur la porte du frigo, celui où elle faisait un cœur avec les doigts. Au bout d'un certain temps, elle était là. Je la revoyais lors de notre première rencontre. Au fond de moi, l'image revenait. Toujours la même. Celle où mes yeux avaient flambé de joie, et que mon étrange et sauvage obsession, avait débuté. Ce soir-là, j'avais vu Dieu ou je ne sais quel génie grandiose se manifester tout entier sous les traits de Romy. À la fin de la nuit, je l'avais suivie avant de l'aborder près du Pont Charles de Gaulle, je lui avais avoué sans chercher à paraitre normal, que je n'avais jamais vu un truc aussi beau que les mouvements de son corps quand elle s'était déhanchée sur Derrick May, c'était la grâce absolue ce truc qu'elle avait, j'en avais presque chialé. Au lieu de me traiter de taré et d'arrêter la dope, elle avait ri, puis on était allé chez elle et on avait baisé en début d'après-midi. Et un jour, ça fera 3 ans dans 43 jours, elle avait décidé que je n'étais plus assez stimulant, qu'elle avait envie de retrouver sa liberté, que le mystère lui manquait et qu'une vie nouvelle nous attendait, je n'en avais peut-être pas encore conscience, mais moi aussi je devais penser à moi et me retrouver, ça me ferait du bien à la longue.
La cendre prenait des allures de pixels, mon cahier restait ouvert. J'étais songeur en attendant l'inspiration. Je pensais à Chopin et à la mélancolie. Sans la tristesse aurait-il exploré à ce point la beauté ? Peut-être que dans la souffrance, dans le noir total allait pousser de nouvelles fleurs splendides, de grandes plantes nocturnes, bleues, à la beauté bizarre et inconnue. Cela m'ouvrirait de nouveaux horizons. ; ici au milieu des caddies, le ventre détraqué par le café allongé. Je pensais à mes futurs lecteurs. En cette fin des années 10, où les sentiments les plus courants étaient ennui et peur, les gens vivaient avec de la prudence, se méfiant de l'envie, préférant l'économie à tout autre plan de survie. Pour moi et mon livre, ça sentait le roussi. Personne ne lirait l'histoire d'un homme au rêve trop grand dont l'immaturité l'avait conduit à user son cœur un peu trop vite. Je voyais les piles intactes de ce livre en tête de gondole du minuscule rayon librairie de Leclerc. Près du rayon des fruits secs et du petit électroménager. J'étais maudit. Les gens ne voulaient pas du livre car elle ne voulait pas de moi. Mon roman finirait bradé avant d'être brûlé ou benné. Alors à quoi bon se donner la peine de l'écrire ce livre que j'avais pourtant au bout des doigts. Au bout de ma race.
*
J'avais construit puis détruit, toute ma vie, encore et toujours. Ça venait de mon enfance ou peut-être même d'avant, quelque part dans un pays où je n'avais jamais mis les pieds, où je n'irai jamais, où une longue lignée d'ancêtres avaient planté des artichauts qui aujourd'hui envahissaient le cœur de leur arrière arrière-petit-fils comme de la mauvaise herbe. Ce n'est pas par accident que les choses s'étaient produites : j'avais tout fait pour revoir Romy. Bien sûr, je m'en défendais, je me soutenais que n'avais pas prévu qu'elle soit là-bas quand je suis me suis perdu près du Black Effeil. La vérité était que Je l'avais soigneusement évité ce lieu jusqu'ici, m'interdisant même de passer de l'autre côté de la place Matisse en voiture, ce qui rallongea chaque jour mon trajet de dix-sept minutes. Méthodiquement, radicalement, combativement, j'avais essayé de me libérer d'elle. J'avais arrêter de fréquenter les gens qui étaient connectées de trop près à elle ou à nous, ce qui revenait à la même chose, car à la fin de notre relation, je ne fréquentais plus que des gens qu'elle m'avait présentés. Le peu d'amis que j'avais finit par se lasser d'être systématiquement ignorés. Je n'en fus même pas désolé, à vrai dire c'est à peine si je m'en étais rendu compte.
Après avoir tourné derrière les voitures garées le long de l'Evêché, je comptais rejoindre la place Thomas. Avant qu'il fasse nuit, je stoppai mon pas, essayant de retrouver une idée entendue à la radio. C'était en lien avec le docteur Mengele. Un spécialiste exposait les motivations qui l'avaient conduit à devenir médecin en chef à Auschwitz. Il désirait une chaire universitaire après la guerre, et selon son calcul, Mengele avait jugé le poste idéal pour la suite de sa carrière. Partant du cas d'un criminel de guerre, l'intervenant avait conclu que derrière l'Histoire, le sang qui coule, les pays qui s'écharpent, l'humanité qui déchante, il y a souvent des individus animés par des micro-motivations, des accrocs à l'ambition comme ce taré de docteur, ou des personnes monomaniaques comme ce taré de moi-même, menant une vie insensée, obligé de penser à elle sans arrêt ou forcé de la faire sortir de ma tête à tout prix. Je me revoyais frictionner mon corps à l'eau de javelle pour qu'il ne reste rien de la passion, sinon une odeur clinique, une peau livide, propre et froide. Une aube claire sans regret. J'évitais de justesse une merde de chien bien cabossée. Je me promenais dans ce monde de retours en arrière, quand le bar se dressa devant moi. Les tables, les chaises, les vitres, les couples, les groupes, les serveurs, parmi l'intense information visuelle qui clignotait devant moi, mon œil restait fixé sur un imperméable orange qui s'agitait à quelques mètres de moi. Elle ne me voyait pas. Installée au milieu d'une grande table, elle riait. Pris de panique, j'attrapais mon téléphone et adoptai le ton et l'allure d'un homme en grande conversation, j'imaginais être un notaire sur le point de régler une succession importante ou un marchand de mort négociant un juteux contrat d'armement. Un vendeur de fleur à la sauvette me frôla sans s'arrêter, trop occuper à se faufiler parmi les badauds. La roublardise de ses grands yeux gris, sa veste arc-en-céleste, son panier carré jonché de tulipes dépérissant sans bruit, tout cela m'a paru logique. Au lieu de détourner mon attention, cet homme a fait soudain partie d'un plan. Il était là pour une raison. Il l'allait m'aider à la reconquérir. J'avais toujours su que ce moment viendrait. Tout était en train de péter à l'intérieur. MATHILDE EST REVENUE. Jacques Brel chantait à plein poumons, arrachant avec ses dents immenses les derniers points de suture encore intacts. Les cicatrices s'ouvrirent d'un coup. En jaillirent des images de mauvaises soirées. À guetter au pied de l'immeuble son retour. À la voir débouler avec un mec qui allait la baiser tandis que moi je resterais en bas jusqu'au trou noir, jusqu'à oublier comment j'étais rentré le lendemain. Je ne buvais pas en ce temps-là. La drogue ne m'intéressait pas non plus. Seule mon obsession comptait. Et puis, au bout de quelques mois, j'allais finir par dire au psy que je voulais être détaché, que c'était ce que je désirais le plus. Je pleurais, je le suppliais de me sauver d'elle une bonne fois pour toute. C'est lui qui m'avait dit de ne pas chercher à la fuir, pour rompre l'emprise qu'elle avait sur ma vie. Néanmoins, il convenait d'être prudent m'avait-il dit avec le même air que s'il avait annoncé que le loto de samedi soir était reporté, il me voulait du bien ou il s'en foutait de ma dépression, j'étais incapable de savoir. Il avait ajouté : les situations à risque se présenteront, c'est un fait, ce n'est pas la rédemption que vous vous visez Monsieur Fabar, c'est la guérison, vous pourrez rechuter mais l'important c'est d'avoir une stratégie pour survivre à tout ça.
Étrangement, au lieu de m'éloigner du vide, de redescendre avec prudence des hauteurs de l'émotion, je choisissais de poursuivre l'ascension. Je revivais, c'était merveilleux. Même mon raisonnement embrouillé m'apparaissait limpide : si je venais à elle déguisé, la surprise qu'elle aurait à me reconnaître se transformerait en joie. Elle oublierait le pauvre type qu'elle avait laissé derrière elle, celui qui manquait de mordant, nous irions de l'avant tous les deux. Je rattrapai le gitan soldeur de fleurs. Je passai un deal avec lui : deux cent balles contre son attirail, veste et casquette yankees incluses. Il se dépêcha d'accepter avant que je ne change d'avis. Dans la ruelle, je me changeai. Sans prendre le temps de rassembler ni pensées ni arguments, je m'approchai de la terrasse. Je ne savais pas à quoi m'attendre. Pour tester ma contenance, et voire si je pouvais tenir mon rôle avec brio, je me présentai face aux deux premières tables, près du mur blafard du monument aux morts. Je me fis éconduire les deux fois, avec rudesse. Malgré cela, je devinai que je tenais là mon ultime chance, qu'après, plus tard, je n'aurai plus la force. Un cendrier se brisa quand je bousculai la grande table derrière elle et ses amis. Plusieurs personnes assises à ses côtés se retournèrent directement, pour juger s'il y avait lieu de réagir ou de m'ignorer. Ils choisirent la seconde option. Qui s'en foutait dans le fond d'un mec qui vendait des fleurs un vendredi soir ? Je les contournai. Sous ma casquette, mes cheveux collés en paquet me démangeaient. J'avais peur ou c'est peut-être parce qu'il faisait chaud. Je rentrai dans un état d'excitation que je connaissais bien, j'étais à quelques mètres de sa nuque, de ses seins, de son parfum, le manque était à son apogée et j'étais le plus heureux des hommes. Je n'étais pas gêné par les regards portés sur moi maintenant. Pas plus que les airs menaçants destinés à me faire partir ne m'impressionnaient. Un grand type se leva pour me dire de dégager, ou me dire qu'il n'avait pas de monnaie ou un truc comme ça. Je ne l'entendis pas pour la bonne raison que ça y est mes mots arrivaient, j'allais lui parler. Les mots, je les prononçai lentement : « Mademoiselle, une petite fleur pour parfumer la nuit ? ». Elle tourna la tête vers moi. Et quand elle me reconnut, ses yeux s'agrandirent et sa bouche se ferma. Elle me fixa quelques secondes avant de détourner le regard, faisant mine d'être dégoutée de devoir me répondre. « Allez allez faut dégager là, on n'a pas envie de fleurs on t'a dit ». On ne m'avait rien dit, elle n'avait pas parlé. Je restai sans réaction. J'attendis qu'il se passe un truc, elle devait intervenir, j'attendais qu'elle le fasse, qu'elle me réponde enfin. C'est pendant cette attente que je compris que les choses étaient foutues. Quelqu'un me tendit une pièce que je laissai tomber sans m'en rendre compte. Un type me saisit par le bras et m'entraina en arrière. Le serveur sans doute. Ses doigts enserrèrent mon avant-bras, il sentait la sueur, il me poussa sans ménagement hors de la vue de ses clients. « T'as rien à faire là mon grand… oh hé tu m'entends l'abruti ». Dans la bousculade, la lanière en skaï qui passait derrière mon cou et retenait la corbeille céda et les fleurs s'éparpillèrent par terre. Des rires s'élevèrent. On aurait dit que leur son était déformé, pas vraiment net. Je me mis en marche. Je m'assis. J'attendis, incapable de me souvenir du nom de la ville dans laquelle je me trouvais.
*
Il n'y a pas eu de retour en arrière ce jour-là. Avec certitude, je peux dire à présent que le futur serait toujours le même, il ne flancherait plus, il garderait Romy loin de moi. La femme enceinte me salue quand je me lève. En me dirigeant vers la voie ferrée, je sais qu'il me reste l'ultime liberté, l'effacement permanent de tous les souvenirs qui me font mal à la tronche. Tête baissé, je prête attention à la rue sur laquelle j'avance. Partout l'on peut voir l'irrégularité, l'impureté, l'instabilité, ça part des choses et ça se communique aux êtres. Je marche sur une route qui n'est ni lisse ni belle. Intérieurement, j'imite la voix de la speakerine de la SNCF : « en raison d'un accident de voyageur, le trafic est interrompu entre aujourd'hui et demain ». Après avoir enjambé le grillage protégeant les trains de la morosité des gens, je descends vers la voie, sans me hâter. Les herbes sont hautes. Assez hautes pour qu'en cas d'incendie un train traversant les broussailles enflammées ressemblerait à un corbillard venu de l'enfer. Mais le ciel est bleu, les oiseaux sont impassibles. Il n'y a presque aucun bruit qui ne soit pas naturel. Cela ressemble à un paradis en suspension. Mais à chaque passage de train, ça devient une zone de guerre. L'équilibre explose, l'électricité dégouline des fils, et se répand sur chaque herbe, sur chaque centimètre, sur chaque pierre… La vitesse emporte le vent qui lui même emporte les feuilles. Les insectes qui rampent s'accrochent à la terre qui tremble et les secoue avec violence, ceux qui volent sont projetés à travers les airs. De toutes leurs ailes, ils luttent et tentent de se frayer un chemin parmi les poussières qui sont propulsées de toutes parts. Puis le train s'éloigne. Et c'est le calme, presque rien ne bouge. Petit à petit, ce petit monde se remet en place, le cours normal des choses reprend, probablement sans penser que cela va arriver encore. Moi, je vais attendre mais je ne m'accrocherai pas comme les vers ou les fourmis. L'équilibre est une conquête qui ne m'intéresse plus.
- Monsieur comment s'appelle ton ami ?
Je me retourne quand j'entends sa voix. La douleur dans mon pied remonte jusqu'au genou. L'enfant est là. Je n'arrive pas à lui donner un âge, peut-être va-t-il sur ses sept ans ou ses neuf ans je ne suis pas sûr. Son bras gauche se balance devant lui puis derrière lui, avec aisance, comme si la valise en plastic vert qu'il tient dans sa main était très légère. Il me fixe sans parler. Il m'a posé une question, je fais un effort pour me souvenir de ce qu'il a dit. Il attend ma réponse.
- Rien je parlais tout seul.
- Vous parlez à quelqu'un qui est parti ?
- Non… euh oui, enfin en quelque sorte. Tu ne devrais pas être ici, c'est dangereux il y a des trains qui foncent
- Je n'ai pas peur je sais quand ils arrivent
- Et tu n'as pas peur quand ils arrivent ?
- Non ça ne me dérange pas
- Tu sais quand ils passent ?
- Oui je les sens arriver
- Que fais-tu quand ils arrivent ? tu te caches ?
- Non je m'assois là-bas et je ferme les yeux. Je tremble un peu mais pas plus que le reste. Et vous qu'est-ce que vous faites quand le train vient ?
- Je ne sais pas j'attends le prochain, je verrai bien. Qu'as-tu dans ta valise ?
- Des petits trucs à moi, des choses utiles que j'ai amenées ou que je ramasse sur le chemin, c'est ma mallette à aventures, c'est comme ça que je l'appelle
- D'accord dis-je sans conviction
J'ai la vision d'une pelote de ficelle, d'un canif ou d'un coupe-ongle et d'un œuf dur. Je finis par lui demander ce qu'il fait ici. Il aime observer les araignées. Il me demande à son tour pourquoi je suis là. J'hésite un instant.
- Je suis venu pour finir mes aventures
Il réfléchit un moment avant de me poser une nouvelle question de sa voix douce.
- Vous allez fermer un livre pour en commencer un nouveau ?
- Non disons plutôt que je vais jeter celui-ci et que ce sera le dernier
Le garçon est pensif.
- Comment savez-vous que ce sera le dernier ?
- Je suis venu ici pour me suicider. Tu comprends ce que ça veut dire ?
Il s'agite tout à coup.
- Comme les samouraïs qui sont de vrais héros et qui se font harakiri car ils ont de l'honneur. Toi aussi tu es un samouraï alors ?
Je repense à ce matin. Quand je me suis réveillé, jamais je n'aurai anticipé que quelqu'un allait me demander si j'étais un vrai samouraï. Je sens le garçon bouleversé de se trouver en présence d'un samouraï. J'ai envie de rire mais je n'en fais rien.
- Non je ne suis pas un samouraï
- T'es sûr ?
Il semble essayer de comprendre ce que cela implique quand le cri d'un oiseau met fin à notre échange silencieux.
- Le train arrive, dit-il
Je suis surpris car je n'entends rien qui pourrait ressembler au bruit d'un train. Il poursuit
- Je vais me mettre à l'abri là-bas près de l'arbre.
A la façon des indiens, tels qu'on les illustrait dans les livres de mon enfance, et dont les images me reviennent désormais, il place ses pieds sous son short avant de croiser les jambes. Ses yeux sont fermés. Il ne bouge plus, on dirait qu'il se repose.
Il avait raison. Un train approche. L'air se met à gronder de plus en plus distinctement. Quand le TER déboule à pleine vitesse, j'ai l'impression qu'il avale et recrache le paysage sans difficulté. Je sors les mains de ma poche. La tempête va passer. Une respiration puis une autre, je pense à mes os. Quand j'avais cinq ans, j'aimais jeter de toutes mes forces les majorettes contre les tours que je construisais avec patience. J'aimais voir se répandre tous les carrés et les allumettes en bois un peu partout. Mon squelette va se répandre lui aussi.
Je ferme les yeux, l'air arrive jusqu'à mon visage. Un éclat de lumière me gène, quelque chose brule mes yeux. On dirait que c'est la valise de l'enfant, il s'amuse à la faire tournoyer dans le soleil, si bien qu'une boucle en métal projette les rayons, droit vers mes yeux. Comment parvient-il à l'orienter aussi bien alors que ses paupières sont closes. La lumière me blesse. Je recule de peux pas vers le cyprès desséché pour que ça s'arrête. Quand le train passe, nous restons sans bouger jusqu'à ce que le dernier brin d'herbe retrouve sa place. Après que l'air a repris sa respiration normale, douce et régulière, le garçon nullement troublé de me voir à ses côtés me dit d'une voix lente :
- Alors c'est vrai que tu n'es pas un samouraï. Ce n'est pas grave. C'est l'heure d'aller chercher une nouvelle araignée. Tu veux m'aider ?
- Je sais pas, je crois que je n'aime pas trop les araignées
- Elles sont attachantes quand tu les connais, viens avec moi
Nous marchons lui devant, moi quelques mètres derrière lui. Je l'écoute me parler avec passion et science de toutes les espèces arachnides qu'il connaît. Je suis impressionné.