L'ENFANT

Edgar Fabar

Jo rencontre Romy peu de temps après avoir perdu sa mère. Il commence à vriller quand Romy le quitte. Et c'est là que l'histoire démarre.

Le parking ne fonctionne pas ce matin. Les places restent vides. Et pourtant, il n'y a déjà presque plus de caddie. Je regarde un homme entre deux âges s'approcher et s'emparer du dernier d'entre eux avec un air roublard. Je suis à la cafétéria d'un Leclerc dont je ne connais pas le nom. Je ne suis pas le genre de personne à retenir le nom des supermarchés ni celui des ronds-points, des ponts, des tunnels ou des arrêts de bus, il y en a trop et de toute façon, on s'y arrête peu, souvent, on ne fait qu'y passer. Dans ces conditions, à quoi bon se souvenir qu'un centre commercial s'appelle Belle-Épine ou Polygone. Avant quand j'avais un boulot, j'avais la tronche plus affutée, je retenais plus de choses. A la banque, je connaissais le prénom de chaque enfant des femmes avec qui je travaillais. À présent, je suis incapable de me rappeler un seul d'entre eux, même en faisant un effort. Est-ce le quatrième jour ou le cinquième jour que je viens ici, j'ai du mal à être affirmatif. J'hésite à demander confirmation à la jeune femme qui sert les clients et que j'ai l'impression de connaître. Elle ne dit rien qui sort de l'ordinaire. Les mots d'usage, pas grand chose de plus. Malgré tout, je l'écoute parce qu'elle a du sourire dans la voix. J'ai envie de lui raconter mon histoire, de lui parler de Romy et de mon calvaire, mais elle est occupée avec une table de clients exigeants et sa jupe est si étroite, que je devine qu'elle est enceinte. J'y pense : elle a visiblement des espérances. Avec ma langue, je fais plusieurs aller-retours derrière mes dents du bas. Elle me rend nerveux. Seulement, je la trouve touchante. Dès que j'observe une femme un peu trop longtemps, je m'attendris. Je ne sais pas faire autrement. Je ne crois pas au destin mais à supposer qu'il existe, le mien est au fond d'un sac à main, c'est sûr. Dès que mon père s'est tiré, j'ai mangé dans la main des femmes. Ma mère venait tous les matins chez moi, elle faisait le marché et laissait dans l'entrée un caddie plein à ras bord. Elle avait un double des clés qu'elle a gardé jusqu'à sa mort. Plus tard, il y a eu ma sœur. Elle, c'était treize heures tous les jours, pour s'assurer que j'avais tout ce qu'il me fallait « comme du temps de maman » comme elle disait. Je n'arrivais pas à en placer une, elle passait en revue chaque détail de sa vie, je l'écoutais en buvant des cafés. Heureusement, elle a dû changer ses habitudes quand elle a trouvé son travail. Un mois après j'ai rencontré Romy. Elle aussi aimait venir chez moi. C'était plus grand que chez elle, et elle n'avait jamais vu autant de placards et de boîtes de conserve, c'était pittoresque selon elle. Elle s'est installée sans que j'ai eu besoin de lui demander. Je n'avais jamais aimé personne avant elle, ou en tout cas pas de cette façon-là. Ce qui me vient à l'esprit quand j'y pense c'est un couple d'enfants qui danse en riant jusqu'à ce que l'un des deux tombe et se mette à pleurer. Tout allait vite, j'ai des tas de souvenirs mais il n'y a que des morceaux qui me reviennent. Le grand huit, la tête à l'envers, le Black Eiffel, des lasers, son Alfa Romeo, des cris de joie, des à-coups violents, les lèvres à vif et un tatouage « A Romy pour la nuit ». C'est un sacré carburant la passion. Et quand je secoue la tête pour revenir à la réalité, j'ai l'impression d'être au ralenti, presque à l'arrêt. La vie sans elle est d'une lenteur exaspérante pour ne pas dire déprimante. Outre le sourire dans sa voix, j'aime la façon rassurante que la jeune femme a de déposer les pièces de monnaie sur les coupelles en plastic. En terrasse, il y a aussi un homme, son patron sans doute, qui s'est levé à cinq heures comme il se sent obligé de le signaler - moitié riant moitié geignant - saluant un groupe d'agents de propreté probablement levés depuis aussi longtemps que lui. Sauf que c'est l'hiver, et que les gars à la tenue orange travaillent dehors, alors que lui est au chaud, derrière le comptoir de la cafétéria du supermarché. Comme si cela ne suffisait pas, il ajoute que ce n'est pas à lui de dire bonjour, car il était là avant eux, et d'ailleurs précise-t-il, il a déjà dit bonjour à tout le monde. Son tablier noir n'est pas assez foncé pour cacher plusieurs grandes tâches de graisse. Voilà d'autres personnes qui arrivent, elles ne se serrent pas la main, elles se rencontrent juste et continuent de fumer sans faire attention au gérant ni à la femme.

Depuis qu'elle m'a foutu en l'air, je suis lamentable. Je suis un mauvais cliché comme on en trouve des milliers dans les quartiers de n'importe quelle ville du monde. Ce que j'ai est comme une maladie, certaines personnes m'évitent depuis que je l'ai contractée, les autres ont fini par se détourner de moi, voyant que mon état était désespéré et que je leur menais une vie impossible quand ils me rendaient visite. Ce n'est pas leur faute mais aussitôt que je les vois, je me fous en rogne. Ils m'emmerdent avec le numéro de leur psy ou leur vécu soi-disant similaire au mien. Ils me rabâchent la théorie de l'oubli, ils me disent que le temps qui passe finira par m'aider à l'oublier. Ils ne comprennent rien, je ne veux pas que le temps passe. Je veux que Romy revienne. Je ne veux pas qu'elle m'oublie. Personne ne comprend ce que je ressens, mais ce n'est pas si grave, c'est la vérité et ils ont du mal à l'accepter. Ce ne sont pas des masochistes : ils ont arrêté de venir car je finissais par les insulter. Au bout du compte, quand on souffre comme moi, il reste quoi, à part la famille et internet. Ma famille à moi, c'est ma sœur, et elle aussi traverse une passe difficile avec la perte de son « super taf dans la vente ». Lors de notre dernier déjeuner à Beau-Rivage, je n'ai pas eu le courage de mettre mon sujet sur la table. Elle n'avait pas le temps de toute façon, ça se voyait. J'ai jeté un coup d'œil à ma tarte à l'orange sans réussir à la manger et elle a examiné ses bottes camel. De retour chez moi, j'ai décidé d'essayer internet. Mon appartement était bien meublé, avec des lames de parquet en cerisier et de hauts plafonds. J'avais aussi une paire de fauteuils anciens venant de la famille de mon père que j'avais finis par installer dans la cuisine, puisque que j'y passais le plus clair de mon temps. C'est donc là que je me suis installé, près de la cuisinière. J'ai inspiré lentement, expiré trois fois à fond, attrapé mon téléphone puis j'ai décrit mes symptômes à un moteur de recherche : « ma copine m'a quitté j'ai envie de mourir que faire ? ». Ensuite, je n'ai même pas eu le temps d'avoir peur de sa réponse car le moteur m'a répondu instantanément. Je sais bien que c'est une machine ultrasophistiquée, mais quand même, j'ai un peu tiqué sur la rapidité avec laquelle il m'a suggéré le site de Marie-Claire et le forum Doctissimo. Je ne connais pas grand chose aux algorithmes. En revanche, quand on se fout de ma gueule, en général je le détecte aussitôt et de toute évidence, Docteur Google se payait ma tronche avec les conseils de Marie-Claire : « ne restez pas seul », « la rupture c'est terrible mais ça fait grandir », « vous n'y êtes pour rien », « c'est un processus normal ». À peu de choses près, c'était encore du « accrochez-vous mon vieux ça finira par aller mieux ». Heureusement que j'étais épuisé, et que le balai avait disparu avec les affaires de Romy, sans quoi j'aurais bien fracassé mon IPhone sur le carrelage. Sur Doctissimo, je dois bien le reconnaître, c'était un peu mieux. Parce que ce que je lisais ressemblait davantage à ce que je vivais. C'était le fond du trou que les gens décrivaient et c'est exactement là que j'avais atterri. DeLaPorteDesLilas, DeniseLaBourgeoise, AllezLesVertsDuFutur, MignonCOMMEunCON, tous des rayés de la carte comme moi. Je restais de longues minutes à lire et relire les mots de Néné448, avec l'impression tenace que j'aurais pu les écrire à sa place : « je repense à ce jour où je l'ai prise dans mes bras pour la première fois et je me demande si je suis né ce jour-là ou si je suis mort. Je me regarde et je vois que ça fait onze mois que je me bats, mais je souffre toujours autant. » Moi, toutes les nuits en m'endormant, j'ai l'espoir de ne plus me réveiller. Chacun sa définition de la souffrance.

Au bout d'un moment, j'ai posé le téléphone sur la table entre la théière et les aromates moribonds. En levant la tête pour soulager ma nuque, j'ai vu une ombre sous le frigo. J'ai d'abord cru sans raison valable que c'était une souris, je me suis approché et j'ai reconnu le magnet qui avait été collé à la porte du frigo pendant longtemps. C'était une photo prise au jardin Magellan le jour de mon vingt-cinquième anniversaire. Je tiens à la main un tournesol géant, et je fais la gueule. En fait, je suis déçu parce qu'elle m'a offert une grosse fleur à laquelle il manque des pétales. Cela l'amuse. Elle rit et sa main tapote mon épaule, renforçant l'impression qu'elle me console comme un enfant. Cette salope de Romy. Et il y a ce t-shirt rouge dont je n'arrive pas à me détacher. Elle le portait le soir de notre première rencontre au Black Eiffel. Elle dansait mieux que tout le monde. C'était la fin de la fête. Je l'ai suivie avant de l'aborder près de la Passerelle du Cap. Comme un dément, mes bras tournoyaient vers le ciel tout le temps que je lui parlais. Au lieu de me traiter de taré ou de tordu, comme elle aurait dû le faire si elle avait su ce qui allait nous arriver, elle était secouée par des rires en cascade, et puis nous nous sommes retrouvés chez elle et nous avons baisé par terre sur un tapis oriental jusqu'à ce que mes cuisses me brûlent. Et un jour, ça fera trois ans bientôt, elle a décidé que je n'étais plus assez stimulant, qu'elle avait un désir nouveau, que le mystère lui manquait, qu'elle voulait perdre le contrôle mais plus avec moi. Au moment où je cherchais quoi dire, elle a ajouté qu'une vie nouvelle m'attendait moi aussi, que je ne le savais pas encore, mais que tout allait changer et que je devais penser à moi, que le moment était venu d'être seul et qu'il n'y avait rien à dire de plus. A l'exception de cette saleté de magnet, je m'étais débarrassé le plus rapidement possible de tout ce qui me reliait à elle. Tout ce qu'elle avait laissé en quittant l'appartement était parti à la poubelle dès le lendemain de son annonce. Ça me prit quelques heures pour rassembler vêtements, vieux chargeurs de portables, policiers suédois et pots de Nutella à moitié vides. La déchetterie surplombait le quartier de la Corniche, celui où nous avions vécu les meilleurs moments de notre histoire. Comme de juste, il n'y avait pas de benne assez grande pour y balancer les rues, les bars et les trottoirs que nous avions fréquentés. J'allais devoir garder ses souvenirs même si je n'en voulais pas. J'aurais voulu pourtant que tous ces endroits, y compris le Black Eiffel n'existent plus du tout. Par la suite, je devais passer par là presque tous les jours. À cette époque, c'était la seule route en service à cause des travaux du tramway. Je n'avais pas d'autre choix pour me rendre au travail. Certaines fois, j'accélérais en poussant des gueulantes et en tournant la tête vers la mer pour ne pas voir ces lieux qui me rappelaient Romy, d'autres fois je me mâchais l'intérieur des joues jusqu'à ce que je saigne et que ma tête me laisse tranquille. Pour finir, j'ai arrêté d'aller travailler, c'était plus simple comme cela. Et ça a marché à peu près bien jusqu'à la semaine dernière, où j'ai pris ma bagnole et j'ai bifurqué sur la route de la Corniche comme si de rien n'était, comme si je l'avais prise le jour d'avant et tous les autres jours avant lui, et je me suis garé près de l'immeuble rouge de la rue Saint-Marc, à côté de l'église adventiste. Je suis arrivé à deux cent mètres du Black. J'ai marché dans des ruelles familières, seulement, j'avais du mal à ne pas trouver tout ça un peu surnaturel. J'évitais une merde de chien. Je me promenais au milieu des touristes. Par dizaine, les trentenaires débarquaient, surexcités, on était vendredi soir, et le Black Eiffel dansait devant moi, mes jambes tremblaient, j'avais chaud, et ma vue me lâchait : le rebord des choses et des gens était légèrement flouté : les tables, les vitres, les reflets, les couples, les verres, les groupes, les serveurs : rien n'avait l'air vrai tout à fait. Jusqu'à ce que je la vois de dos. Il y avait du monde autour de la grande table où elle riait fort, comme elle en avait l'habitude. Un vendeur de fleurs à la sauvette me bouscula. Tout de suite, j'ai su qu'il faisait partie de mon plan. Je bouclai le deal sans difficulté : deux cent balles en échange d'une veste crasseuse et de roses de supermarché, le gitan y gagnait au change sans discussion possible. Elle était un peu étroite. En forçant, je parvins néanmoins à l'enfiler. J'attachais le panier à ma ceinture. Tout le monde évitait à présent mon regard : j'avais bien l'air de ce que les gens croyaient. En contournant la table où Romy était assise, je renversai un cendrier à cause du panier de fleurs que je manipulais avec maladresse. Plusieurs personnes se retournèrent, mais voyant ce que j'étais, elles continuèrent de m'ignorer. Sous ma casquette, j'avais le cuir chevelu qui me démangeait furieusement. Je fixais Romy, je ne perdais pas une miette de ses mouvements, des plis de son cou, de son collier en or blanc, de la tasse qu'elle portait à ses lèvres, Je m'approchai d'un pas pour être sûr qu'elle m'entende :

-      Mademoiselle, une jolie fleur pour parfumer la nuit ? 

Elle tourna la tête vers moi. Elle laissa échapper sa cigarette puis cessa d'être étonnée. Après m'avoir reconnu, elle m'observa quelques instants avant d'attraper son sac à main. Elle en sortit un billet de dix euros. Je suis convaincu que ça voulait dire : « prends-le et tout ira bien ». Seulement, un type m'empoigna par le bras et tira nerveusement sur ma manche :

-       Allez dégage, tu ne vois pas que tu n'as rien à faire là 

J'ai essayé de dire quelque chose je crois, j'ai voulu capter l'attention de Romy pour qu'elle intervienne mais elle était déjà passée à autre chose, retrouvant ses amis, elle avait laissé le billet sur la table. La main qui agrippait mon avant-bras m'éjecta brutalement vers la rue. Le panier tomba et les fleurs se répandirent sur le sol. Je n'entendis plus rien.

Il n'y a plus de caddie disponible sur le parking et j'ai le ventre détraqué par le café allongé. Je crois que la serveuse m'a salué quand je me suis levé pour partir. La tête baissée, la nuque endolorie, je marche en scannant le revêtement des trottoirs. Des tâches, des fissures et des bosses. Les hommes finissent par avoir la même gueule que les trottoirs. Je devrais écrire ça sur un mur, peut-être dans les chiottes d'un bar. Il faut que j'aille pisser d'ailleurs. La voix de la speakerine SNCF résonne tout près d'ici, à l'endroit où passent les trains express régionaux. Le grillage n'est pas spécialement haut près du pont, si bien que j'arrive à l'escalader à peu près sans encombre. Les herbes sont jaunes et sèches. Sans me hâter, je descends vers la voie. Les planches entre les rails me font vraiment penser aux bandes des passages piétons. Elles sont d'une largeur plus modeste et elles ne sont pas blanches puisqu'elles sont en bois brut, mais d'une façon générale, les voies ressemblent à d'interminables passages piétons qui vont d'une gare à une autre. Gamin, dès que je traversais une rue, je m'obligeais à marcher uniquement sur les bandes blanches. S'il en manquait une ou si l'une d'entre elles était abîmée, il fallait que je l'enjambe. Je prenais mon élan et je sautais de toutes mes forces jusqu'à la suivante. Je me répétais, qu'entre chaque bande il y avait un alligator qui m'attendait. C'était une question de survie. Je savais qu'il me déchiquèterait si jamais je chutais. A chaque fois, avant de m'élancer, je sentais la morsure dans ma poitrine. Et soudain, je me jetais en avant et je reprenais le contrôle, je pouvais apprivoiser la douleur, la peur et la mort et m'en débarrasser d'un bond. L'alligator a dû crever depuis longtemps car je n'ai jamais fait le moindre faux pas. Après un instant d'hésitation, je décide d'y aller. D'abord timidement, une planche après l'autre en faisant bien attention de ne pas poser le pied sur les cailloux. L'enfance, c'est comme le vélo ça ne s'oublie pas. Je m'enhardis rapidement en sautant trois planches d'un coup. Au bout d'une dizaine de sauts, je m'arrête net. Il faut bien se rendre à l'évidence : je ne ressens rien, pas une once de peur, pas un soupçon de puissance ou de jouissance. Que de la transpiration. Autant arrêter tout de suite. Je pose le pied sur les pierres devant moi et je continue à progresser pendant un moment. Les oiseaux sont impassibles, presque rien ne bouge. C'est calme aux alentours, il y a une énergie positive, bienveillante même, sûrement émane-t-elle du soleil généreux qui éclaire le coin, tout a l'air d'être à sa place mais au fond je m'en fous, car l'équilibre est une conquête qui ne m'intéresse plus.

-       Monsieur, c'est qui Romy ?

Je me retourne. À quelques mètres de là, Il y a un enfant. Sous mon pied, je sens une tension vive, je secoue ma Reebok pour la faire passer mais la douleur remonte jusqu'à atteindre l'arrière de mon genou. Je n'arrive pas à donner un âge au gamin, peut-être a-t-il sept ans ou neuf ans je ne sais pas. Son bras gauche balance d'avant en arrière avec aisance, comme si la valise accrochée à sa main était particulièrement légère. Il me toise. Il m'a parlé je crois, je fais un effort pour me souvenir de ce qu'il a dit. Ça ne vient pas, c'est pourquoi je lui demande de répéter.

-       Monsieur, c'est qui Romy ?

-       Quoi ?

-       Oui, vous avez dit Romy plein de fois, c'est qui Romy ? dit-il en souriant

-       Ça fait longtemps que tu es là ?

Que fait-elle aujourd'hui ? Est-elle à la piscine comme tous les mardis ? Va-t-elle regarder la télé ce soir comme elle le faisait lorsque nous habitions rue des Anciens Combattants d'Afrique du Nord.

-       Je ne sais pas. Est-ce que vous aussi vous aimez les araignées ?

-       Tu ne devrais pas trainer par-là, c'est dangereux il y a des trains qui passent à fond juste là

Je lui montre la voie toute proche.

-       Je sais, je viens souvent ici, il y a plein de super araignées

Je me demande ce qu'il a dans sa valise, donc je pose la question à haute voix :

-       Y a quoi dans ta valise ?

-       Des machins

-       Quoi comme machins ?

-       Des choses, des trucs que j'ai amenés et d'autres que j'ai ramassés, des machins quoi

-       D'accord, dis-je sans conviction

J'ai la vision de cartes autocollantes Spiderman, d'un coupe-ongle et d'un sachet de bonbons entamé. Soudain, il a les yeux qui brillent et son visage s'éclaire.

-       Monsieur, vous aussi vous aimez les araignées ?

Je n'avais jamais pensé aux araignées de cette manière-là, y compris quand j'avais son âge, mais je crois que je ne les aimais pas, je les détestais même, j'avais peur d'en trouver une dans mon lit.

-       Pas spécialement, non

-     Elles ne sont pas méchantes vous savez. Mais pourquoi vous êtes venu ici si vous n'aimez pas les araignées ?

-       À cause des moteurs de recherche

-       Ah, moi je n'ai pas le droit d'aller sur Internet si je suis seul

-       C'est bien

Il prend une voix toute douce, comme s'il voulait m'amadouer, pour que je réponde à sa question.

-       Monsieur, c'est qui Romy ?

-       C'est quelqu'un…qui a compté pour moi

-       Et elle ne compte plus ?

-       Si… si elle compte…

-       Elle compte ou elle ne compte pas ? Je ne comprends pas

-       Écoute maintenant, ce serait bien que tu t'en ailles

-       Ah ça non, c'est moi qui étais là, en premier, c'est vous qui devez partir pas moi

-       Il vaut mieux que tu partes je te dis

Je ressens mon agitation monter d'un cran et celle de l'enfant aussi me semble-t-il. Un train ne va pas tarder à arriver.

-       Monsieur

-       Quoi ?

-       Qu'est-ce qui va se passer ?

-       Je vais me jeter contre le train qui va arriver.

J'ai l'impression qu'il me fixe comme si j'étais une araignée. Je frissonne.

-       Monsieur

-       Quoi encore ? Ça suffit maintenant, fiche le camp, dégage, il ne faut pas que tu restes là putain !

-       Est-ce que vous êtes un samouraï ?

Je sens le fou rire qui monte, au fur et à mesure qu'il me dévisage de son air sérieux et que mentalement je me répète sa question. Quelle journée bizarre ! Je n'aurais jamais cru que je répondrais à une question pareille !

-       Je ne suis pas un samouraï, non !

-      Si le train vous frappe, vous allez mourir, c'est hara-kiri ce que vous allez faire, hein monsieur ? c'est pour sauver votre honneur ?

-      Non, ça n'a rien avoir avec l'honneur. C'est justement parce que…

Je me tais à cause du bruit qui annonce l'approche imminente d'un train.

-       Le train arrive, annonce l'enfant. Je vais me mettre là-bas près de l'arbre. Viens avec moi si tu veux.

D'un pas rapide, il va se placer près d'un mélèze. A la façon des indiens, tels qu'on les illustrait dans les livres de mon enfance, je le vois placer ses pieds sous son short tandis qu'il croise ses jambes. L'air se met à gronder de plus en plus distinctement. Je sors les mains de mes poches. La locomotive arrive. Je transpire jusqu'à l'os. Avec mes paupières, j'appuie de toutes mes forces sur mes pupilles. Ça va aller.  Je hurle ces mots jusqu'à ce qu'ils n'aient plus aucun sens. Tout à coup, quelque chose me fait mal. Je ressens une brûlure au niveau du visage. Pendant que le sang pulse dans tout mon corps, je cherche d'où ça vient. Je dois rouvrir les yeux, je balaie rapidement le paysage devant moi. C'est l'enfant je crois. Je distingue ce qu'il est en train de faire. Il s'amuse à faire tournoyer sa valise dans le soleil, si bien qu'un des fermoirs métalliques projette ses rayons, droit sur moi en direction de ma tête. Comment arrive-t-il à orienter la lumière avec tant de précision ? Je ne peux plus réfléchir. La sirène du train retentit.

Je reste sans bouger jusqu'à ce que le dernier brin d'herbe arrête de balancer. Après que l'air a repris sa respiration normale, douce et régulière, je tourne la tête et je remarque que le petit garçon s'en est allé.

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