L'enfant de l'asile

Nathan Perry

          Le vieux bâtiment se trouve en plein milieu des bois, au bout d'un sentier presque effacé par le temps. Le voyageur solitaire découvre par ce beau jour de printemps l'imposante construction. Par derrière une ultime lignée d'arbres, c'est tout d'abord une immense clairière qui se dévoile, ou se trouve les vestiges d'un ancien jardin qui devait être majestueux dans le passé. Les fontaines et puits décoratifs sont maintenant envahis par les mauvaises herbes et les racines de nouveaux arbres qui gagnent inexorablement du terrain dans la clairière. Par delà le jardin, l'immense bâtisse est protégée par un imposant portail, dont les grilles pointues culminent à plusieurs mètres de hauteur. Au prolongement de ce portail se trouve un mur en béton qui encercle complètement l'édifice. Bien que certainement abandonné depuis de très nombreuses années, le bâtiment est toujours majestueux. Il se dégage une aura fascinante de ses hautes tours. Une enquête rapide du voyageur lui avait permis de savoir qu'il s'agissait d'un ancien hôpital psychiatrique, mais la crainte et la méfiance des locaux ne lui avait pas permis de savoir depuis quand ni pourquoi ce lieu avait été laissé à l'abandon.

          La teinte orangée du soleil couchant gagne en intensité au fur et à mesure de l'avancée de l'explorateur qui, malgré l'atmosphère sinistre, a bien l'intention de percer les secrets de ce lieu. L'ombre de l'édifice finit par submerger totalement la silhouette de l'homme lorsque celui-ci fait face à la porte d'entrée. Après une grande inspiration, il finit par franchir ce qui lui semble être un point de non-retour, la curiosité l'emportant une fois de plus sur tout le reste. Dans un grincement sourd, la porte dévoile un grand espace quasiment inaccessible à cause de l'obscurité envahissante. La lumière superficielle d'une puissante lampe torche parvint à la chasser, offrant au spectateur la vue d'un intérieur ancien, bien plus semblable à un vieux salon mondain qu'à un hôpital. De longs rideaux en velours obstruent complètement la pièce. De grandes tables rondes ornées de fines nappes en soie raffinée occupent une grande partie de l'espace, accompagnées de nombreux fauteuils en velours. Sur les nappes traînent encore des jeux de cartes, des jetons et des vieux verres, comme si les derniers occupants avaient fui dans la précipitation, sans jamais se retourner. De nombreux tableaux et des lustres extravagants complètent la décoration de ce lieu, antithèse complète de ce que doit être un hôpital psychiatrique. Les pièces et couloirs suivants sont du même acabit, un temple de luxure déchu.

          Au bout d'une dernière allée, le voyageur découvre le spectacle le plus surprenant de cette exploration. Derrière une porte en bois, une immense cour se dévoile devant lui. Invisible depuis l'extérieur du bâtiment, le point central du complexe est un grand espace à ciel ouvert. La cour est longée par de magnifiques colonnes, semblables à celles que l'on retrouve dans les monastères. Ici aussi la végétation reprend ses droits. Cependant, au centre de l'espace se trouve un immense et majestueux chêne, probablement là depuis très longtemps. Une vieille croix en bois est plantée non loin de l'arbre, devant laquelle une nuée de papillons de nuit profite des dernières teintes orangées du soleil couchant. La vétusté de la croix artisanale dénote complètement avec le luxe de la propriété. Quelqu'un l'a forcément planté là, certainement après l'abandon du bâtiment. L'atmosphère du lieu est étrangement sereine, il se dégage une aura poétiquement macabre.

          A l'extrémité de la cour se trouve une autre porte, identique à celle qui avait permis à l'explorateur de découvrir cet espace. Poussé par la curiosité, ce dernier prend la direction de celle-ci, bien décidé à trouver des réponses. Le contraste avec la première partie de l'édifice est saisissant Les couloirs gris et poussiéreux ressemblent cette fois à ceux d'un hôpital. L'obscurité est désormais totale et c'est uniquement grâce à sa lampe torche que les anciennes salles de soins se dévoilent aux yeux de l'explorateur. Toutes les pièces sont délabrées, mais d'une manière bien plus significative que le reste, comme si cette partie était déjà négligée bien avant l'abandon du bâtiment. Là aussi, la nature reprend du terrain, les couloirs sont jonchés de racines et de mauvaises herbes, et les murs sont envahis de moisissures. Le voyageur ne peut s'empêcher de penser qu'une partie des dégradations sont l'œuvre d'anciens patients, plus ou moins abandonnés à leur sort. Le rez-de-chaussée est surtout composé de salles de soin, dans lesquelles se trouvent d'anciennes tables d'opérations, du matériel médical obsolète comme des électrodes, certainement utilisées pour des traitements à base d'électrochocs. Il y a également une plus grande salle, probablement un réfectoire, ainsi qu'une pharmacie. Au fond du réfectoire, un escalier mène à un premier étage.

          C'est à cet étage que se trouvent les chambres. La plupart ne renferment plus qu'un vieux lit, et quelques affaires éparpillées. Il y a cependant une chambre différente des autres. Le premier élément troublant émanant de cette chambre est une odeur forte et désagréable. Tandis que le reste du bâtiment dégage une senteur de moisi et d'humidité. Dans cette chambre, c'est bien plus fort, plus nauséabond. D'abord hésitant à entrer à cause des conditions olfactives, la présence de dessins sur les murs alentours réussit à convaincre l'explorateur à pénétrer dans ce lieu si inhospitalier. La source de l'odeur fût vite identifiée. Des cadavres d'animaux jonchent le sol ou pendent au plafond, dans des états de décomposition plus ou moins avancés. Pris d'une insupportable nausée, le voyageur n'eut le temps que d'apercevoir un dessin représentant un visage féminin qui ornait tout un mur de la chambre avant de courir vers le couloir, hors de portée de cette vision d'horreur. Dans le couloir, les dessins ornent également les murs, formant une véritable fresque. En les observant de plus près, les dessins semblent raconter une histoire. Voici l'interprétation qu'en fait le voyageur après les avoir tous étudiés attentivement :

           « Une jeune femme à l'air fatiguée tient dans ses bras un enfant difforme. Elle est emmenée de force par plusieurs hommes dans une salle où on lui met des fils sur la tête. Son visage est marqué par la douleur pendant que son enfant est quant à lui emmené au loin. Il tente de se débattre pour retrouver sa mère, mais les hommes qui le retiennent sont bien trop forts pour lui. Isolé dans une chambre, il devient un adulte. Un jour des explosions et des bombes tombent, c'est le chaos dans l'hôpital, tout le monde s'enfuit, le garçon dans un corps d'adulte difforme est laissé sans surveillance, il s'enfuit à son tour. Dans la précipitation, personne ne fait attention à lui, il recherche sa mère. Il la retrouve dans une pièce semblable à celle où il l'a vu pour la dernière fois, mais elle ne bouge plus. Il l'a prend dans ses bras, désemparé. Tout le monde s'est enfui. Il porte le corps de sa mère jusqu'au vieux chêne, l'enterre grâce à une pelle abandonnée là, taille une croix semblable à celle que sa mère porte autour du cou avant de planter la croix là où il a laissé le corps de sa mère. »

          Les dessins, bien qu'ayant une pâte enfantine, sont remarquablement bien détaillés. L'architecture du bâtiment datant des années 30 laisse penser que les bombardements sont dû à la seconde guerre mondiale et les dessins ne font aucun doute quant à la qualité médiocre des soins apportés. Cet endroit était très certainement un mouroir où étaient abandonnés des personnes ayant cruellement besoin de soins adaptés. La série de dessins s'achève par un immense portrait du visage de la mère sur le mur au bout du couloir, recouvrant de son regard triste toute la zone devant elle. Passionné par la fresque, le voyageur ne remarque pas le soleil qui commence à se lever, toute la nuit étant passée sans qu'il ne s'en rende compte. En marchant devant la chambre nauséabonde, un grincement provenant de l'intérieur de celle-ci le fit sursauter. Il risque un coup d'œil en passant devant la porte et ce qu'il vit lui glaça le sang. Une forme humaine y est accroupie, en train de ronger les viscères d'un des cadavres d'animaux. Il ne parvient pas à retenir un cri de dégoût. La forme se redresse, découvrant un visage marqué par des malformations, couvert de crasses et de cicatrices. Il se relève en poussant des borborygmes, et se précipite vers l'intrus qui a osé pénétrer chez lui. Le voyageur s'enfuit, la course est désordonnée, la lumière du jour n'étant pas encore assez forte pour une visibilité optimale. Heureusement le poursuivant n'est pas très rapide, et ses cris terrifiants force sa proie à redoubler d'efforts. Il réussit non sans peine à retrouver la cour où se trouve le chêne et la croix. Il risque un dernier coup d'œil avant de traverser la dernière partie du complexe. Sa vision est celle de la créature qui tombe à genoux devant la croix en bois en poussant des cris d'effroi déchirants. Jurant de ne plus jamais revenir dans ce lieu et de ne parler de ça à personne, il traverse la luxueuse partie de l'hôpital avant de retrouver la forêt sans se retourner, comme l'ont fait les occupants du complexe plusieurs dizaines d'années auparavant.

 

 

 

 

 

Signaler ce texte