Les Adresses à vivre 2

fragon

Adresse n° 2

La deuxième adresse est plus facile à retrouver.

C'est encore une location, pas très grande, pas très riche et dans un quartier périphérique. Il faudra attendre avant de réussir à faire un trou en ville. Je visualise les barres, posées çà et là, de façon que chacun conserve un peu d'intimité. On se contemple, on se tourne le dos. On s'ignore. En tous les cas, on se connaît bien. Et parfois, on se visite, les premiers tupperware à la main. Les enfants ont de petites tables accolées à celle des grands. Un paquet de chips et le tour est joué. Ce sont des rires et des larmes, des heures de sommeil volées et des petites dînettes tendrement serrées dans les mémoires. Les architectes n'ont pas encore pensé à la couleur pour rompre la monotonie et lutter contre la déprime. C'est plutôt sobre et ça vieillira bien. L'architecture polychrome réservée aux pauvres prendra toute sa force un peu plus tard. Mais pour le moment, les immeubles y échappent et s'en portent bien. Mon aire de jeux se résume à quelques étages que l'on franchit allégrement pour aller quémander du beurre ou une bouteille de lait, le jour des crêpes surprises. En fin d'après-midi, je traine au creux des caves dans lesquelles on étend le linge, pour ne pas nuire au standing. Pour les jeux, un bac à sable et un toboggan. On m'agresse, je me défends. Un caillou mal placé vient percuter une tempe. Je fuis. Je me cache. On me trouve. Je suis punie le jour du tour de France. Jamais plus les cyclistes. Un dégoût tenace à la bouche, piquée de larmes et de sanglots. Pas de pardon pour moi ce jour-là.

Je m'émancipe avant même d'avoir six ans. Tout d'abord quelques minutes, puis une heure par ci par là. Et à la fin, des après-midis entières. Je n'arrive pas à comprendre comment c'est possible cette liberté. Je la défendrai bec et ongle dès que j'y aurai goûtée. Le toboggan est très haut. Les descentes brutales. En général, les arrivées têtes la première. J'ai une jupe pied-de-poule, un pull à col roulé et des cheveux fous en bataille. Suis-je déjà infréquentable ? Dans l'appartement, une table de salle à manger de western, ronde avec les chaises que l'on retrouve encore aujourd'hui dans des restaurants de faux far-West. Au "blue-saloon". Un abat-jour bleu en tissu à carreaux bleus très foncés y diffuse une lumière démente de partie de poker. La cuisine est un mouchoir de poche, la salle-de-bains, une serviette en papier dans laquelle on a forcé une machine à laver à entrer. C'est le lieu de tous les hurlements. On y passe la lotion contre l'impétigo qui s'attrape dans les bacs à sable où vont s'abandonner le chiens et les morveux qui n'ont pas le temps de remonter dare-dare dans les étages. C'est devenu une salle de torture. La cuisine lui fait concurrence. On m'y force à terminer une tarte immangeable dont innocente et goinfre,  j'avais demandé la plus grosse part. L'odeur fade de la pâte mal cuite me révulse encore le cœur. J'y reste attachée à la chaise le repas du soir puis le petit déjeuner du lendemain. Affamée, je déclare forfait le midi et déglutit le cœur révulsé les bouchées refroidies et détrempées. Jamais plus on ne me forcera et jamais je ne forcerai. Ça, au moins, c'est dit. Je poursuis. Il suffit de fermer les yeux et de chercher dans le noir. La cuisine, la salle-de-bains, le salon de cinéma. Sans télé. Il n'est pas nécessaire d'aller chercher très loin. Aucune idée de glissade. Un couloir, une chambre, un lit. On n'y entre pas à moins que cela ne soit dimanche ou la fête des mères. Peut-être aussi les jours d'anniversaire. Je saute, me roule, m'immisce. Il plie ses genoux. Je fais l'ascenseur. J'ai du mal à m'arrêter. L'excitation m'étourdit. Je vacille, casse le verre posé sur la table de chevet. On me fait sortir. Je boude. A droite, la chambre petite et le placard aux papiers à dessin. Qui a donné ces feuilles ? Je prends une chaise, me hisse, saisis quelques coloriages. Tout s'écroule. Je fourre le tout au fond du placard. De toute façon, nous n'avons que deux vieux crayons de couleur. Sur le lit d'osier, la couverture bouloche. Bleue ciel sur les draps blancs. Moi, je n'en ai pas. Chaque nuit, ma sœur y frotte son nez et en arrache les fibres synthétiques. Le matin, au réveil, on compte les cadavres. La frange coupée court. Les cheveux baguettes. Elle me sourit. Elle est encore douce et m'aime sûrement un peu. On dort dans la même chambre. Le matin, au réveil, nous sommes une paire. Elle m'accompagne dans mes fugues. Je ne sais qui précède l'autre mais ce jour-là, je crois bien que je l'emporte. Les cicatrices se suivent. Retour de piscine, la main en creux sous le menton. Le sang coule, chaud et visqueux. On chemine l'une derrière l'autre. Un adulte nous raccompagne. C'est le maître-nageur. J'ai glissé. Mon menton fendu comme une miche de pain en un seul trait bien profond. Il faut recoudre. On la cherche. Où est-elle partie ?

Sa cigarette, toujours, dans le sillage, elle arrive d'un pas tranquille un peu étonnée de nous voir ici. Elle interroge de l'œil, grommelle pour la forme. Elle ne sera jamais violente, jamais méchante. Elle a d'autres rêves. Et surtout pas l'intention d'être celle qui commande. Je ravale mes larmes. Me voilà sauvée. Elle me saisit, me secoue un peu pour la forme. Je ne reste jamais tranquille. Qu'est-ce que j'ai encore fait ? On sonne chez le docteur. La situation vaut l'urgence. Nous n'attendons pas. La longue aiguille recourbée entre dans la chair, patiente, tenace, précise. Elle tisse une petite rigole piquetée d'un fil noir enduit. Je crâne et me tais. Quand on me demande si j'aime le beurre en collant sous mon menton le bouton-d'or du mois de mars, on s'étonne encore de voir la trace perlée.

Au creux de l'été, les silences approfondissent l'espace. Elle prend l'habitude de s'absenter de plus en plus souvent. Lui, il fait semblant d'aller travailler. On a beau être en ville, une odeur douçâtre et écœurante de graminées s'immisce dans les logements aux persiennes entrouvertes. Le goudron se gondole. Les voitures endormies le long des trottoirs rêvent à des voyages qu'elles n'entreprendront jamais. Dans leur semi-somnolence, elles épient le facteur, qui, à midi pétante, laisse glisser d'un coup sec, une carte postale imprimée en Espagne. Dans la boite en bois, la danseuse espagnole, robe à tissu dentelle et strass, tape de son pied menu et agite son éventail. Parfois, elle est rejointe par la tour de Pise. Les mots tracés à grands coups d'encre violette s'épanchent dans le noir. Nous restons sur place. C'est une période de chômage.  Il tient pourtant à conserver les apparences. Il a sa fierté. Nous n'en savons rien. L'orgueil l'empêche de montrer aux autres le moindre désarroi. Tous les matins, ce sera le costume noir bon marché, la chemise blanche repassée et une longue cravate étroite qui lui serre le cou. Il a une serviette. Elle est vide ou presque. Quelques années auparavant, il lui promet qu'elle n'aura jamais à travailler. Il tient sa promesse et s'entête à trouver seul sa solution. Il se sent déclassé. Et elle, même si elle fume, elle n'a pas son mot à dire. Alors, elle reste debout à nous regarder manger. Le loyer sera payé, quoi qu'il leur en coûte.

C'est l'été. On traine entre les immeubles. Copropriétés verticales. C'est ainsi qu'on désigne l'ensemble des 300 logements de cette résidence qui s'entend sur plusieurs hectares.  Appellation contrôlée pour accès à une propriété qui déchire les paies de fin de mois.

Les crédits ont été contractés à taux révisables. Insouciance des cœurs, mensonges glaireux des promoteurs, sourires enjôleurs des banquiers.  Personne n'a prévu la crise. Les nouveaux propriétaires s'étouffent. Ça se résume à quelques gémissements derrière les portes. Qui sait ce qui se passe chez le voisin ? On va chercher le pain à pied. Une barre moins haute que les autres accueille quelques boutiques. La boulangère vit sur place, derrière un rideau de plastique. Elle traine le pied et les savates. J'ai le temps de glisser dans ma poche une poignée de chewing-gums ridiculement petits. Les yeux hébétés, je tâte et comme je ne sais pas compter, je me contente de calculer mon plaisir au poids que ma main soupèse.

Je suis une voleuse dans l'âme. Ça commence sûrement à ce moment-là, très tôt, ce besoin de prendre ce qui ne m'appartient pas. Juste comme ça, pour voir. On ne soupçonne pas une gamine de cinq ans, pas plus haute que trois pommes et qui vient accompagner sa sœur pour acheter un pain de 700 grammes, large comme deux mains, long comme une baguette de majorette. On en mange toute la semaine et il n'a aucun intérêt gustatif. Les placards contiennent le strict minimum. On peut y trouver un paquet de coquillettes, un peu de riz de Camargue, du sucre, du poivre et la boîte bleue de sel Cérébos. Foin du luxe que serait une plaque de chocolat ou un pot de confiture maison. Il faut attendre qu'elle soit bien vieille pour qu'elle s'y mette. Vraiment, les enfants sont des embarras dont on se passerait bien.


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