LES AILES DEPLOYEES

Isabelle Revenu

Pour un cadeau à faire, je vais toujours chez Souleymane El Magnifico.

Il tient échoppe au bout d'une ruelle du côté du boulevard Saint-Charles. Murs de pierres gélives où courent lierre bicolore, glycine pimpante et troque-muraille qui tiennent le tout dans un ensemble branlant vaille que vaille....

Pas de pancarte ni de raison sociale. Juste des lettres de la maison d'avant à moitié effacées par la grisaille et les intempéries.

             C H . P E A . X - P I P E S - . A R A . . U I E . - C A D . . U X - S O U . E N . R S

Dix fois je suis passé devant et dix fois la tête ailleurs, j'ai continué mon chemin sans prêter attention aux clins d'oeil de la vitrine sale.

Pourtant, Souleymane est vendeur de rêves et de jolies choses.

Le meilleur d'entre les meilleurs. Un arabo-andalou de belle lignée.

Souleymane est un nabab déchu d'un petit royaume fracassé entre les Aléoutiennes et la Grande Barrière de Corail.

Il est arrivé un matin de Pâques, un diplôme d'HEC en poche. Et un air de ne pas y toucher de derrière les étoiles.

Je l'ai baptisé El Magnifico parce que ce surnom lui va comme un gant.

Il faut le voir, jovial et disert dès l'ouverture de sa boutique, nettoyant le trottoir à grands coups de balai de genêt. Arrosant en sifflotant l'unique pot de verdure qui trône à côté de l'unique chaise en bois d'où il guettera les éventuels curieux et les clients potentiels.

Devant chez lui flottent des arabesques épicées et des parfums d'Orients lointains. Des odeurs de café turc et des anisés verts de thé au jasmin.

Le premier achat que j'ai fait chez lui était pour toi. Je désirais marquer notre rencontre de quelque chose de fort, de puissant, d'éternel.

Onze fois je suis passé devant sa devanture vieillotte, et à la onzième fois, je suis entré dans sa boutique tout à fait par hasard. Il pissait à vache qui pleut, des cordes grosses et lourdes comme des hallebardes. Il y avait du monde dans les transports ce jour-là. Je suis descendu à la station Mozart en oubliant mon pébroque sur la banquette du bus. Dans huit jours c'était ton anniversaire et je n'avais aucune idée de ce qui pourrait te combler ou te faire plaisir à tout le moins.

De plus, je dois t'avouer que je n'avais pas réussi à faire de grosses économies malgré toute ma bonne volonté.

Bref, je passe sur les détails qui ne te concernent pas, loin de moi l'idée de faire pleurer dans les chaumières.

Trempé comme une soupe des longs jours d'hiver, j'ai osé pousser la porte pour me réchauffer un peu.

…....Ding dong ding doooong !!

- Voui ? Bonjour cher client du matin, que les arômes célestes vous enduisent de félicité. Que puis-je pour votre service ?

- Heu, bonjour cher monsieur. Votre échoppe est un véritable mystère...Je ne vois que des boites grisâtres et tristes. Rien de ce que je vois n'attire mon premier regard. Que cachez-vous dans ces cartons et pourriez-vous m'expliquer ce que vous vendez ? En tous cas, votre technique de vente est imparable. Instiller la curiosité en nous pour arriver à vos fins c'est sacrément ingénieux.

- Voui voui je vais expliquer. Voilà je....je vends du rêve....

- Du rêve ? Dans des boîtes de carton ?

- Faut bien que je les garde pour ne pas qu'ils s'échappent. Les rêves sont des animaux légers, nuageux qui n'attendent que les vents des déserts pour prendre la poudre d'escampette et nous laisser dans les nimbes vaporeuses des étendues vides. Les rêves ont soif de l'eau de nos coeurs. Si personne ne les abreuve, ils s'en vont gagner des horizons lointains où d'autres les distingueront des éthers terre-à-terre. Les rêves n'existent que parce que nous les puisons en nous. Et sans eux nous ne serions que des pantins sans âme. Des baladins tristes. Des silhouettes aux contours flous.

- Je vous le concède, sans les rêves qui m'habitent je suis morne et transparent. Plus silencieux qu'un cimetière de banlieue. Et plus oublié qu'un éperon rocheux dans les montagnes de Thessalie. Vous êtes-vous déjà senti vide de tout ? Vide d'espoirs, de vie et d'amour ? Cela m'est arrivé une ou deux fois il n'y a pas longtemps. Et ça a duré plus que de raison. J'allais ça et là sans savoir si j'étais mort ou vivant. Atone et muet. Ne regardant rien vraiment. J'ai mis des mois à remettre des couleurs en moi. Tout seul. Au prix d'efforts surhumains. Si ça avait duré ne fut-ce qu'un seul jour de plus, je me serais jeté sous le pont Mirabeau sans regret aucun.

- Je vous comprends parfaitement. Il m'est arrivé semblable dépression lorsque j'étais encore étudiant dans mon beau pays. Une histoire d'amour qui commençait fort plaisamment et qui s'est effondrée d'un coup sans que je m'en aperçoive. Il paraît que c'est normal que je n'aie rien vu venir. Il est de notoriété publique que nous soyons toujours les derniers au courant. J'ai donc étudié de plus belle, n'ayant plus le coeur à la bagatelle. Trois mois plus tard j'étais admis au concours avec mention. Six mois encore et je débarquais à Marseille par le premier chaland. Et deux semaines après j'ouvrais ma boutique fantasque à Paris.

- Vous devez avoir une clientèle conséquente. Chacun a des rêves qui lui sont propres non ?

- Chacun et chacune c'est vrai, mais je n'ai pas pu fidéliser assez de monde. J'ai des vieux rêves qui s' étiolent de n'être point regardés et d'autres qui se délitent de n'avoir pas été offerts à la lueur du jour. D'autres encore qui s'empoussièrent au fil des oublis.

Les cartons sont épais et si on n'y prend garde les rêves se meurent doucement comme des enfants bleus, par manque d'attention, par manque de soins..

Un matin de janvier, j'ai testé le papier pelure plus souple, plus réceptif à la chaleur du soleil mais au soir lorsque j'ai voulu baisser le rideau de fer, il y avait un de ces vieux capharnaüms !! J'ai mis la nuit à tout ranger au mieux. Voyez-vous cher monsieur et client, les rêves non plus n'aiment pas le mélange des genres. Depuis, chacun son logement. Une belle boîte en carton particulière.

- Belle boîte, belle boîte c'est vite dit. Elles se ressemblent toutes et toutes ont le même air de linceul. Comment faites-vous pour vous y retrouver ?

- C'est l'instinct et l'habitude surtout. Un subtil parfum qui les distingue entre eux. Une texture qui diffère d'une boîte à l'autre.

- C'est vachement fortiche ça !

- Non, je vous fais marcher, ha ha ha ha !! Je les classe par ordre alphabétique, voyez-vous même...

Ici les chevaux aux sabots de vent... Au-dessus des iris de rivière de Mongolie, il y a les soleils d'émeraude des pays nordiques. Et là à droite sur l'étagère en face, j'ai mis des rameaux du Mur de Jérusalem avec les traces de ceux qui en caressent les pierres. Et ici tout en bas...vous voyez les scintillances fabuleuses ? Ce sont des étoiles à mettre dans les yeux des marmots. Plus haut, j'ai toute une collection de tubes de gouache à étendre au pinceau-sourire.

Hier j'ai vendu un instant de bonheur à une femme amoureuse et une voile de dune à un marin solitaire.

Vous désirez quel genre de rêve ? J'ai à peu près tout ce dont vous pouvez avoir envie. Dites et je vous montre un échantillon.

- Heu...c'est que je n'ai aucune idée de ce que je voudrais, je... enfin j'aimerais faire un cadeau unique à quelqu'un d'exceptionnel mais mon imagination vole souvent au ras des pâquerettes. Je compte sur votre expertise pour me guider dans mon choix. Mon ami est souvent dans la lune...En même temps c'est normal, il a l'aura d'un soleil inépuisable. Et son coeur est infini comme le cosmos.

- Voilà une indication précieuse. J'ai une lunette à un prix astronomique. Ou encore un paradisier-porte-vraie-plume qui écrit des mots d'amour si aériens qu'ils vont d'eux-mêmes se poser sur les branches des sagoutiers en fleurs. J'ai aussi des pierres de roche sous-marine rapportées du fond des jardins suspendus de Babylone. Et les baisers insoumis des amants de Vérone. Vous savez bien, Roméo et Juliette …Ou alors, que diriez-vous d'un feu sacré ? Un vrai, un qui dévore la vie à pleines dents ? Je l'ai depuis l'ouverture de ma boutique. En vérité.... c'est le mien, mon feu sacré que j'ai gardé envers et contre tout. J'ai entrouvert le couvercle de la boite en carton tous les jours pendant dix minutes pour l'offrir aux ardences du soleil et le garder en vie. Je l'ai encouragé quotidiennement, flatté, caressé, embrassé pour ne pas qu'il s'éteigne. Mais je suis trop vieux maintenant pour aimer à plein temps. Je fricote de-ci de-là avec quelque Manon ou quelque Esther...pour le plaisir des yeux et des sens. Je vous ferai un bon prix.

- Le feu sacré c'est réellement quelque chose d'unique et d'exceptionnel. Exactement ce qu'il me faut....

C'est ainsi que j'ai trouvé ton cadeau joli chez Souleymane El Magnifico.

Souleymane El Magnifico est mort. Fiché en travers du thorax d'un trait de sagaie sur la porte de son magasin.

Les pompiers qui ont éteint l'incendie l'ont trouvé exsangue à trois heures quarante du matin. Paraît qu'il ressemblait à une chouette crucifiée sur le portail d'une grange.

La petite boutique des Rêves Evanouis en Fumée a laissé place à un parc enjoué où les enfants vont et viennent en poussant devant eux un cerceau ou trempant leurs pieds nus dans les fontaines alvéolées de poissons en fonte rouge. Leurs rêves enfouis au fond de leurs rires et n'attendant que d'être un peu plus grands pour les faire éclore.

Les assassins avaient dû ouvrir la boite en carton contenant les rêves de gloire éphémère...

Après un entrefilet dans les journaux locaux, plus personne ne se souvint de Souleymane le Magnifique. Ni de ses bourreaux.

Personne...

Sauf toi

et moi.

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