Les ailes des papillons
Lev Hamels
Tous les matins, à 7h, Roads Untraveled de Linkin Park résonne dans un petit studio de Paris. Le genre d'appartements qui semble sortir d'une carte postale, avec la tour Eiffel qui pointe la tête au dessus des toits. C'est cette petite touche de romantisme qui a premièrement séduit Eléna Le Pensay, étudiante en sociologie de 19 ans. Le 28 août de ses 18 ans, elle avait signé le contrat de location avec une partie du salaire de son job d'été,et avait utilisé le reste pour se faire tatouer. Un papillon bleu sur le poignet gauche. Et ce matin là, comme tous les jours, Roads Untraveled se lançait tandis que l'écran du smartphone diffusant l'alarme s'allumait sur une image, un papillon, encore. Le papillon du poignet s'envola vers les papillon de l'écran pour faire taire la musique. Silence. Soupir.
Eléna est encore fatiguée. Elle ouvre lentement les yeux, et fixe le poster collé au plafond. Une grande feuille blanche sur laquelle elle a écrit en noir : "Salut petit papillon ! Allez, lève tes grosses fesses de ce lit et va faire du sport". Dans un baillement, elle prend appui sur ses coudes et se lève péniblement. L'air est frais sur sa peau nue, et un frisson la parcourt. Elle pose un pied, puis deux au sol et marche en s'étirant. Elle sort la balance de sous le placard et monte dessus avec appréhension. 45 kg. Elle soupire et note les chiffres dans le petit carnet sur la table. Un carnet rempli de chiffres, de kilogrammes et de calories. Eléna jette un œil furtif et craintif dans le miroir. Elle est franchement laide. Cheveux trop noirs, peau trop pâle, les os pas assez saillants et les yeux d'un vert éteint. Une grande fissure fend le miroir en diagonale. Eléna l'avait faite en jettant sa ceinture dessus, à 17 ans, en pleine rage contre son image. Aujourd'hui, Eléna ne s'aime pas plus.Avec un soupir, elle ouvre son mini frigo. Un visage bouffi aux joues tombantes de graisse lui fait face, collé sur le packet de yaourt. Elle referme le frigo, dégoûtée. Elle ne veut pas ressembler à ça ! Elle est plus attirée par le ventre plat seulement troublé par le relief des côtes, qui s'affiche lui sur sa cafetière. Ses doigts volent machinalement, tasse, dosette, café, boutons, et le café coule. Un son aiguë lui indique qu'il est fini. Elle agrémente son café de cannelle et de noix de muscade. Mais surtout pas de sucre. Elle pose la café sur la table et le laisse refroidir pendant qu'elle se rend dans la salle de bain. Elle entre dans la cabine de douche minuscule, permettant à peine à un adulte de bouger, et attrape le pommeau de douche, puis laisse l'eau froide rouler sur sa peau. Elle jette rapidement un œil à l'horloge. Il est 7h05. Avec un frisson, elle se dit en serrant les dents "Allez, 10 minutes. 10 minutes c'est 113 calories. C'est bien pour commencer la journée !" et se tourne sous le jet pour exposer chaque recoin de son corps aux gouttes glacées. Celles-ci roulent sur son visage, puis tombent de son menton pour arriver entre ses épaules où le nœud de sa colonne vertebrale apparaît comme en filigrane, glissent entre ses seins presque inexistants, se faufillent dans l'abyme de son sternum, défilent à une vitesse délirante sur la courbe de ses côtes et se retrouvent sur le flanc, d'où elle plongent, rencontrent les os de ses hanches pour obstacle, dévient encore, puis se profilent le long de ses cuisses qui ne se touchent plus, de ses mollets bleuis par la température glaciale de leurs pionnières sur cette peau marbrée, et plouf ! finissent leur course dans le bac de douche. Eléna grelotte, seulement 3 pauvres minutes sont passées, mais elle doit en tenir 10, pour brûler toutes les calories de la soupe à la courgette qu'elle a mangé la veille au soir. Alors elle se change les idées. En se savonnant, elle chante ses chansons préférées. Sa voix, un ami l'avait comparée à une bulle d'air dans un écrin de verre, il y a deux ans. Quelque chose d'infiniment léger, capable de douceur aussi bien que de force et de violence, enfermé dans quelque chose de léger et fragile. Cet ami, elle s'en rappelle encore précisément, bien qu'elle ne le verrait plus jamais. Il s'appelait Jack, Jack Sullivan. Ses parents avaient quitté l'Irlande avec lui quand il n'était encore qu'un bébé de 6 mois. Plutôt petit pour un homme, chétif, il avait des cheveux d'un roux bien plus flamboyant que ses yeux d'un marron sombre. C'est mon père qui me les a donné, ces yeux, disait-il à Eléna. Du coup quand il est mort, bah mes yeux sont morts avec. Eléna appréciait beaucoup sa compagnie dans cet hôpital à la population étrange, composée d'infirmiers, d'handicapés mentaux graves et d'eux, la "classe moyenne", pas aussi bien dans leur peau et dans leur tête que les premiers, mais plus adaptés socialement que les seconds. Jack était, dans cet environnement étonnant, le confident qu'elle avait toujours dû imaginer faute de mieux. Elle se souvenait de sa peau blanche comme la neige, parsemée de tâches de son sur tout l'ensemble du corps. Elle se souvenait aussi des rayures rouges, serrées et dégoulinantes de Jack quand il était arrivé aux urgences de leur service. Puis de ses bras, enrubannés de compresses et de bandes, et de son sarcasme à toute épreuve quand il lui disait en haussant les épaules qu'il avait toujours voulu être une momie, de toute façon. Ce drôle de gars, faute de mieux, s'était entraîné à peser les choses juste en les portant. Évidemment, il était devenu la vedette des anorexiques, qui se précipitaient vers lui en le suppliant de les peser. Le dernier jour, il avait dit à Eléna en riant que ça l'arrangeait bien : il trouvait les anorexiques très belles. Puis, en riant moins, que comme ça il avait l'impression d'être le héros de quelqu'un, pour une fois dans sa vie. Jack était bouffé par une culpabilité immense, depuis que sa petite sœur s'était noyée sous ses yeux sans qu'il ne réussisse à la sauver. C'est cette culpabilité qui avait tracé toutes ces lignes au creux de ses bras. Jack, il s'était pendu avec sa chemise dans la douche. Et Eléna était sortie de l'hôpital le lendemain, de retour dans un poids plus sain pour son âge. Des larmes chaudes se mêlent aux gouttes froides.Il est 7h13. Elle soupire de soulagement. Elle compte les secondes entre ses dents serrées. Ces deux minutes semblent immensément plus longues que les huit premières. Lorsque l'aiguille de l'horloge arrive enfin sur le 3, elle soupire de soulagement et coupe l'eau. Et elle attend. Son corps doit se réchauffer tout seul, après tout, c'est ça qui brûle des calories. Quand elle sort de la cabine, il est 7h20. Elle se sèche rapidement, puis se dirige vers son dressing. Elle enfile simplement une culotte, puis va vers son vélo d'appartement. Sur le guidon est affichée la photo de deux cuisses fines, qui ne se touchent plus. Elle enfourche le vélo et pédale. Elle se sent légèrement étourdie, mais peu importe. Elle pédale comme une folle, comme si sa vie en dépendait. Elle. Doit. Dépenser. 200. Calories. Alors elle les dépense. En 5 minutes, essouflée mais fière. Elle peut s'habiller maintenant. Il est 7h25. Elle retourne vers le dressing, enfile un jean noir, un débardeur de la même couleur et un pull kaki, large, avec des mailles lâches. Un coup de brosse dans ses longs cheveux noirs. Elle en perd beaucoup, mais peu importe. Elle les attache en une queue de cheval et noue un bandana autour de son crâne pour finaliser le tout. Elle glisse ses pieds dans une paire de bottes à lacets noire, jette son sac, noir lui aussi, sur son épaule fine, verse son café épicé dans une tasse isotherme, prend ses clés et son carnet sur la table et se dirige vers la porte. Une feuille y est accrochée, dessus il y est écrit "Bonne journée mon papillon ! Pense bien à ne pas manger, à bien boire et à faire du sport autant que tu peux ! Ainsi tu seras parfaite." Elle sourit à ce message, attrape son téléphone et part.