Les alarmes du néant

aylane

1er décembre 2012

J-20

Un attroupement s'était formé autour de la fenêtre. Le choc résonnait encore dans mes poumons. Chacun cherchait à discerner l'origine du phénomène qu'il venait d'entendre. Dehors, on écoutait désormais le silence des voitures garées sur le parking de l'immeuble. Jeanne, la secrétaire un peu maniaque, s'était précipitée sur les battants pour les ouvrir, afin de scruter l'horizon le plus loin possible, mais un vent polaire transperçait les mailles de nos gilets. Elle referma la fenêtre sous la pression du grognement unanime de mes collègues frileux.

- Rien, dit-elle, avec une pointe déception.

Alain fit remarquer très ironiquement que les ordinateurs marchaient très bien et que l'hypothèse de la bombe électromagnétique pouvait être écartée. Alain était un homme discret, son humour était discutable, mais je lançai un maigre sourire pour me fondre dans l'euphorie générale qu'il avait provoquée. Loin de toute plaisanterie, une seule question traversait mes pensées. Que venait-il réellement de se passer ?

Tout le monde se regardait dans les yeux, encore intrigué par les circonstances de la situation. Gaspard, le petit gars bien sympa de la photocopieuse, en était sorti de son sommeil.

Un son d'une nature indescriptible venait de jaillir de nulle part. Un bruit jamais entendu, à en faire trembler les vitres, nous avait tous figés sur place. Il avait envahi notre espace de travail dans la plus grande surprise, avec la même fougue que le tonnerre. Mais le plus intriguant c'était la sensation de ne pas avoir pu en distinguer la source d'origine.

Malgré tout, le son était d'une beauté palpitante, comme si les couleurs de l'arc-en-ciel s'étaient mises à chanter, d'une douceur cosmique, d'une tonalité totalement inédite. Chaque note avait résonné dans la quatrième dimension.

- C'était quoi ? lança la nouvelle stagiaire, avec plus de cinq minutes de retard.

- La nouvelle sonnerie du portable de Bruno, s'exclama avec malice le moustachu qui travaillait sur le bureau adjacent au mien, et qui semblait vouloir battre Alain au concours des blagues douteuses.

Beaucoup d'entre nous semblait indifférent voire complètement hermétique à la situation. Était-ce un bruit normal qui ne méritait aucune réaction ? Quelques secondes de flottements avaient certes parcouru les esprits au début, mais depuis peu, les plus curieux essayaient de mettre des mots sur les sons qu'ils avaient entendus.

- C'est comme si toute la pièce avait été broyée par les cordes vocales d'une baleine, concluait Mireille.

On connaissait la spontanéité du franc-parler de Mireille, un peu moins son talent pour la poésie. Si la métaphore n'avait pas fait progresser la conversation, sa description de l'étrange phénomène semblait pourtant la moins désastreuse de toutes. Il y avait un peu de ça. Quelque chose qui rappelait les ultra-sons entendus dans les documentaires sur les dauphins. Pouvait-on réellement décrire cet éclair sonore qui avait frappé nos bureaux cet après-midi là ?

Très vite, tout le monde remettait en question sa perception de la situation, avec désormais la conviction que notre souvenir avait tout simplement été exagéré, transformé, ou égaré dans une hallucination collective. Après tout, il pouvait s'agir de n'importe quoi.

- Pourquoi pas l'alarme incendie des bâtiments d'en face ? Elle a déjà sonné une fois, et elle bizarre, enchérit Bruno.

- Elle sonne comme ça ? demanda Mireille.

- Non, je ne crois pas, mais elle fait un bruit étrange, la dernière fois elle avait fait sauté tous les plombs jusqu'ici.

- Donc ça n'a rien à voir, Bruno arrête de parler pour rien, merci !

Au bureau, après quelques discussions dissipées, l'effet de surprise finissait par retomber, et chacun replongeait dans son travail. Tout fut rapidement oublié, englouti par les activités que chacun avait à faire.

De mon côté, j'avais du mal à rentrer quelques données statistiques dans un tableau, avec la précédente agitation et la fin de journée qui approchait à grand pas. Il m'arrivait parfois de compter sans raison dans ma tête pour que les chiffres de l'horloge en bas à droite de mon écran défilent plus vite. C'était en vain.

Soudain, j'ouvris une page internet, prise par l'excitation vaine de trouver une actualité passionnante. Or, même pas l'ombre d'un divorce de célébrités ne pointait le bout de son nez.

J'entamais ma dernière demi-heure de travail dans le silence consciencieux du bureau.

Le gong de la fin sonna dans mon esprit. Je claquai la porte des locaux dans un grand soupir et me dirigeai vers les escaliers de la sortie pour retrouver ma voiture garée sagement à sa place.

Comme tous les jours et tous les week-end, peu importe les circonstances, on bouchonnait dans la ville au niveau des grands boulevards, avec un enchaînement de sept feux rouges inévitables qui ponctuaient la voirie comme les yeux du diable.

Il fallait que je traverse tout le tissu urbain de la ville pour rejoindre le quartier pavillonnaire de ma banlieue. Je m'arrêtai à la boulangerie acheter une baguette de pain pour le dîner. Je marchai un pas après l'autre dans l’interminable cycle des jours qui se ressemblent.

Deux minutes plus tard, je m’évanouissais dans le tourbillon d'un vertige.

*

Lentement, j’ouvrais les yeux, pour me réveiller dans un souffle de vie. Un éclair embué avait frappé ma vue à l’instant où mes paupières s’étaient soulevées. Autour de moi tout semblait flou, et je peinais un moment à distinguer les formes.

J’étais allongée sur le sol, la joue droite plaquée contre le goudron de la rue, lorsque je repris petit à petit mes esprits. Je commençais à discerner les traits et les figures qui se présentaient à moi, et mes yeux furent bientôt grands ouverts. Ma conscience revenait doucement, en oubliant l'univers obscur que je venais de quitter, pour me reconnecter avec la réalité. J'avais l'impression de me réveiller d'un long sommeil, mais la scène n'avait pas duré plus de deux secondes au chrono.

Un groupe de personnes s'était formé autour de moi. Tout le monde cherchait à montrer son héroïsme en m'attrapant un bras pour me relever.

- Vous avez fait un malaise. Est-ce que vous allez bien madame ?

Cette question résonnait mille fois dans ma tête. Une femme au caractère survitaminé s'agitait nerveusement devant moi. Elle prenait la parole, écartait les gens, tirait sur mon poignet. J'avais envie d'éclater en sanglots sur ce morceau de bitume sur lequel j'avais chuté à jamais, le mien, dédicacé par l'empreinte invisible de ma chair sur le sol. J'étais fatiguée de n'avoir pas beaucoup dormi la nuit dernière, épuisée de découvrir l'état dans lequel je me trouvais, énervée par le fait que mon fiancé était parti de la maison, que plus rien n'allait entre nous, ni dans ma fade existence.

Je glissai une main sous le revers de ma veste. Mes doigts empoignèrent un mouchoir dissimulé dans une poche intérieure. Autour de moi, les voitures roulaient dans l'indifférence la plus totale. A chaque inspiration, l'odeur de la ville humide inondait mes poumons, et désormais des lueurs du soleil transperçaient les nuages gris.

Tout était si ordinaire, comme je l'avais toujours connu, un endroit sans charme. Je me relevai un peu honteuse d'avoir été le centre d'attraction.

Je remerciais furtivement chaque inconnu qui s'était préoccupé de mon sort, et je repris la direction de la maison avec d'étranges pensées. Je réalisais soudain que le son étrange du bureau était revenu ! Juste avant le malaise, il m'avait surprise dans un tel sursaut que mon esprit s'était soudainement brouillé d'un épais voile blanc et nébuleux.

Mes pas avançaient à une vitesse folle sur le trottoir, alors que mon cerveau ordonnait à mon corps de retourner en arrière pour demander aux personnes présentes quelques explications. Je continuai pourtant d'aller de l'avant, avec l'impression d'être une bête de foire dans l'ignorance la plus totale. Mon chemisier blanc était trempé parce qu'il avait plu, je n'osai plus imaginé mon allure.

Personne ne disait rien, les gens restaient dans leur cocon d'âme vagabonde, mais sur le visage de chaque passant se lisait la même expression d'incertitude. Ils étaient tous préoccupés.

*

Le soir même, après une bonne douche chaude, je m'installai au fond du canapé du salon. Incroyable. Le « fameux son » résonnait dans le haut-parleur de la télévision depuis le début des informations. Le phénomène faisait le premier titre de toutes les éditions. On passait en boucle l'étrangeté de ce fait-divers grâce à de multiples enregistrements provenant pour la plupart de vidéos de surveillance ou amateur.

Les journalistes ne l'expliquaient pas : une onde sonore d'une intensité unique et d'une provenance inconnue avait raisonné au même moment sur l'ensemble du globe à 16h46 et 18h03 précises de notre heure française. C’était fou, chaque habitant de la Terre avait entendu le même bruit au même instant. Surprenant.

Les reportages étaient aussi frais et vides qu'un mur de glace. Les témoignages étaient pour le moment le seul support de l'information, et n'apportaient aucune source d'explication.

Sur internet, c'était pire. Les articles étaient d'une banalité sans nom, chaque site affichait exactement les mêmes mots que son concurrent.

Aucun scientifique ne semblait pour l'instant être en mesure d'expliquer le phénomène. Personne n'avait encore osé faire une déclaration sur le sujet. Il était trop tôt. C'était en effet la seule chose qu'il nous restait à faire : attendre des réponses. Attendre que l'on veuille bien nous en dire un peu plus. Attendre de voir si les bruits aller se reproduire. Une attente excitante et inquiétante à la fois, qui semblait pouvoir s'oublier aussi facilement qu'une date d'anniversaire.

J'avais envie de parler de ces événements à quelqu'un. J'étais seule dans ma petite maison de banlieue, avec le chien. Mon fiancé était absent depuis une semaine, embarqué dans un voyage d'affaire, ou peut-être parti pour toujours. C'était compliqué. La maison me semblait vide et bien silencieuse tout d'un coup. Le téléphone ne sonnait pas. Ni parents, ni frère, ni amis ne venaient aux nouvelles. Tant pis, ce n'était pas à moi d'appeler.

Dehors la nuit était tombée, et quelques étoiles scintillaient dans le ciel. Je sortis dans le jardin et je tournai les yeux vers le toit du monde. Au dessus de ma tête, la lune dessinait un mince sourire, et un peu plus loin l'étoile polaire brillait d'une lueur intense. L'univers si grand et inconnu remplissait mon ventre de mystère et d'inquiétude.

Dans l'obscurité de la nuit, toutes les ombres perçues par l'œil humain se ressemblaient, les couleurs n'existaient plus, et l'homme perdait ses repères. Une flaque de sang identifiable le jour, pouvait devenir une simple flaque d'eau au cours de la nuit.

Le sol était parsemé de vieux bâtons, de branches et de feuilles qui étaient tombés du sommets des arbres. J’avais cette soudaine envie de respirer la nature, aussi morte soit-elle. J'enfilai le manteau le plus chaud, et je m'avançai prudemment sur les cadavres des herbes automnales, en direction des trois sapins qui délimitaient le fond du jardin. L'obstacle le plus redoutable restait la pomme de pin mouillée, qui devenait très vite dangereuse, à la manière d'une peau de banane. Je me méfiais, car j'avais déjà eu ma dose pour la journée. Stimulée à l'idée de me rafraîchir les idées, je me retrouvais à errer au fond du jardin, sans aucun but déterminé, avec un pyjama sous le manteau. C'était ça la liberté d'avoir un jardin.

Aussi magique qu'aurait pu être l'apparition d'une fée à l'orée de la clôture, le phénomène sonore choisit de repointer la lueur de sa mélodie à cet instant précis. Il se répétait une nouvelle fois ! Au moment, où j'étais seule dans l'ombre du soir, prête à sursauter au moindre crissement d'un grillon. L'intensité des sons me surprenaient davantage que les premières fois. Je vécus l’expérience avec un tout autre regard. L'idée de savoir que toute la planète pouvait l'entendre me donnait des frissons jusqu'au bout des ongles. Était-ce même scientifiquement possible ? J'étudiais avec attention chaque vibration qui se superposait pour composer la globalité du son. Les notes changeaient de tonalité d'un instant à l'autre, en suivant le rythme d'une vague folle. Le phénomène ne dura pas plus d'une dizaine de secondes, mais le temps semblait très long. Cela ne ressemblait à rien de connu, j'en étais désormais certaine.

Tout le quartier avait été réveillé. On entendait les chiens aboyer à l'intérieur des maisons. Aussitôt, je retournai au chaud, pour réconforter Marcel.

*

Je m'endormais cette nuit là sous un ciel sans étoiles, c'est-à-dire le plafond noir de ma chambre, au milieu de pensées bien agitées.

La Terre s'endormait, sans savoir que les chants que nous entendions, sonnaient peut-être la fin de ce monde.

2 décembre 2012

J-19

J'avançais d’un pas décidé sur le trottoir de la rue. Aujourd'hui c'était dimanche. Je tenais dans mes mains quelques sachets en plastique, fraîchement cueillis au marché d’à côté. Au milieu des gros paquets, mes doigts serraient la laisse de Marcel, notre jeune chien, encore un peu fou, et plein de vitalité. Bien décidé à lui faire entendre raison, je me débattais pour que ce dernier marche droit à mes côtés. Seulement, celui-ci préférait gambader au devant des lampadaires, tantôt à gauche, tantôt à droite, s'arrêtant parfois au milieu d'une plate-bande terreuse.

Mes beaux-parents avait offert ce petit caniche à mon fiancé pour l'anniversaire de ses trente ans, le mois dernier. Un cadeau bien mignon, dont il aurait été amical de me parler. Quelle idée ! Les chiens n'étaient pas mes animaux préférés. Je n'avais d'ailleurs pas beaucoup d'affinités avec les animaux en général. Notre couple avait donc hérité de cet animal, sans vraiment s'y être préparé. Le même couple qui depuis quelques mois semblait voler en éclats. Tristan avait déserté.

C'était un matin doux pour une journée de décembre, où la chaleur de quelques rayons de soleil venait se mélanger aux brises d'un vent discret. Le ciel était bleu, et les rayonnements frappaient le béton dur pour le réchauffer. L'air remuait la lumière basse et blanche du soleil. Il faisait presque bon. J'aurai pu m'asseoir sur un banc du jardin public et m'endormir ici pour une éternité. Mais le temps courait à l'horizon sans attendre, et Marcel voulait rentrer.

Sur le chemin du retour, les charges devenaient de plus en plus lourdes. En réalité, ce n'était pas le poids qui changeait, mais bien moi qui commençait à fatiguer. Les fines anses des sacs en plastique étaient entrain de me couper les doigts, et Marcel s'étaient mis à aboyer après les voitures. Bientôt la rue fut déserte, et le chien se calma. Seul mes talons frappaient le sol en rythme, et le bruit résonnait ainsi dans toute la rue.

Au loin, les traits d'une silhouette se dégageaient soudain. Celle-ci se rapprochait de plus en plus près. Au fur et à mesure, la silhouette prenait une apparence identifiable, on pouvait reconnaître la carrure d'un homme. Même si celui-ci n'était encore qu'un simple brouillard, je ne pouvais m'empêcher de le fixer dans les yeux. Je savais que la distance qui nous séparait était encore trop grande pour qu'il puisse remarquer quoique ce soit. Amusée par le charme du défi, je réalisai soudain que se dressait à côté de cet homme, une masse de poils noir, ne passant pourtant pas inaperçu. C'était un chien. Un gros chien. Je ne savais pas comment Marcel allait réagir, mais j'imaginais déjà une confrontation canine, comme j'en avais parfois vu dans la rue. Et avec mon aubaine, il fallut que cette première expérience tomba avec un adversaire dont le propriétaire était plutôt charmant.

Je serrai bien fort la laisse de mon chien, et baissai la tête. J'accélérai soudain le pas, et fut soulagé de voir que Marcel suivait la cadence. La rencontre allait bientôt avoir lieu, et je me surprenais à entendre mes pensées répéter: "impact dans trois secondes", "impact dans deux secondes", "impact dans une seconde". Finalement, je relevai la tête. Le chien s'était tenu tranquille. Il marchait légèrement devant moi, la langue pendante, la frimousse toute guillerette. Je fis quelques pas lorsque j'entendis derrière moi quelqu'un appeler:

- Excusez-moi, attendez!

Je m'arrêtai brusquement. La tension qui s'était relâchée, s'était soudain réanimée. Quelque chose avait mal tourné. Pourtant Marcel était à mes côtés, il n'avait même pas aboyé. L'autre chien, un magnifique terre-neuve, avait fait preuve de la même sagesse. Au quatrième battement de mon cœur, je me retournai.

- Vous avez laissez tomber un paquet!

C'était vrai. Je regardai mes mains. Il me manquait effectivement un sachet. Je rougis un peu, et retournai chercher le sac étalé par terre, que le jeune homme était déjà en train de ramasser, en prenant soin de remettre chaque élément à sa place. Il y en avait un peu de partout. Les mandarines étaient encore entrain de rouler, alors que quelques mètres plus loin, une salade prenait le grand air. J'étais confuse, m'excusai, et le remerciai de son aide. Je me demandais d'ailleurs comment j'avais fait pour ne pas entendre le bruit du sac exploser contre le sol. Lui aussi se le demandait, je le voyais dans ses yeux. Une pensée furtive de honte s'immisça alors à l'intérieur de mon esprit:

"Il croit peut-être que j'ai fait exprès de faire tomber le sac"

Je récupérai le sac, et le remerciai encore, en profitant cette fois-ci du spectacle: je le regardai droit dans les yeux. Ils étaient vraiment troublants, d'un bleu très profond comme on n'en voit rarement. L'homme devait avoir mon âge. Je lui souris et repartis sur ma route. Et comme si c'était devenu une habitude, j'entendais un murmure derrière moi qui me disait:

- Attendez!

Je devinais à ce moment qu'il était tombé sous mon charme ravageur. En l'espace d'une seconde j'imaginais m’enfuir avec lui pour passer les plus belles nuits de ma vie, ne plus avoir peur de quitter mon fiancé pour de bon. Il allait d'abord m'inviter à boire un verre, et peut-être que bientôt il m'inviterait à partager sa vie.

Je me retournai une deuxième fois vers lui, comme si cet instant était celui qui allait changer mon destin. Le son de sa voix résonna dans mes oreilles:

- Vous n'aviez pas un chien?

Quand je réalisai que Marcel n'était plus à ses côtés, je paniquai un peu. Je tenais pourtant la laisse entre mes mains. Seulement, plus aucune boule de poils ne remuait à son extrémité. Le petit harnais attaché au collier du chien avait du se détacher. J'inspectai rapidement les environs en espérant voir apparaître Marcel à quelques mètres de là. Il n'avait pas pu aller bien loin. J'étais soudainement paniquée, en prenant conscience de la proximité de la route, où passait en permanence un large trafic d'automobiles. Je n'osais pas regarder plus loin sur la voirie.

Tout à coup, j'entendis des rires autour de moi. C'était Monsieur. Il trouvait la situation drôle. Je le contemplai d'un regard offusqué, alors qu'il était presque en larmes. Voyant le regard glacé et humide que je lui foudroyais, il lança hâtivement:

- Votre chien, il est juste là!

Sa parole fut accompagnée d'un geste, qui semblait montrer l'enclos d'un arbre. Marcel tournait autour du tronc et s'amusait à attraper quelques feuilles qui remuaient au vent. J'empoignai le petit monstre et l'accrochai à la laisse.

- C'est le chien de mon fiancé, et pour tout vous dire j'aurais préféré un chat !

Il sourit, alors que je sentais un regard insistant sur la bague que je portai au doigt:

- Merci encore. Cela devait être la dixième fois que je le remerciais.

L'homme ne disait rien, il acquiesçait simplement de la tête, et continuait son chemin parmi les brumes urbaines. Il reprenait le cours de sa vie, et j'allais reprendre le mien.

Soudain, l'homme s'arrêta brusquement, comme si le feu lui barrait le chemin. J'étais déjà loin. Il couru pour me rattraper, et son terre-neuve se mit à aboyer à ses côtés. Il arriva enfin à ma hauteur, légèrement essoufflé. Cela s'entendait dans sa voix:

- Je m'appelle Maxime.

J'étais étonnée de le voir revenir ainsi vers moi.

Alors que je lui soufflai mon nom, ma voix fut soudainement recouverte par ce que les journaux avaient titré ce matin « les alarmes du néant ».

Toujours avec la même puissance et la même élégance, on aurait vraiment dit que le son puisait sa force du cosmos. Il recouvra d'un éclair tous les bruits et les silences de la ville.

Maxime me regardait avec un sourire et tournait sa tête dans tous les sens, une fois vers le ciel, une fois vers les immeubles, une fois vers l'horizon. Moi même je restais figée là, sans savoir où regarder, sans savoir quoi faire, à part écouter.

Les scientifiques n'expliquaient toujours pas le phénomène. Un expert avançait l'hypothèse qu'une faille physique dans la composition du manteau de la planète pouvait produire un mouvement tectonique jamais vu. Le frottement d'une telle quantité de matière pouvait générer de fortes quantités d'ondes exprimées dans un langage sonore bien particulier. Comme cela n'était jamais arrivé, on ne savait pas vraiment à quoi s'attendre. Le consensus scientifique n'arrivait pourtant pas à expliquer l’absence totale de tremblements en surface au moment où le phénomène se produisait, ce qui rendait la théorie moins solide.

A mon avis, si les sons provenaient bel et bien du centre de la Terre, on ne pouvait pas exclure l'idée qu'il s'y cachait peut-être quelque chose dont nous ignorions totalement l'existence.

- La prochaine fois que cela recommence, je m'allonge sur le sol pour profiter du spectacle, affirma Maxime après que le silence fut revenu.

- Mais qu'est-ce que ça peut-être ? Lançai-je d'un ton rêveur.

- Vous ne lisez pas les journaux ?

- Si. Enfin, pas depuis ce matin. Il y a du nouveau ?

- Peu importe d'où ça vient, si leur l'intensité et leur fréquence continuent d'augmenter exponentiellement comme c'est le cas, on va arriver à des seuils que nos organes ne pourront simplement plus supporter. Apparemment, ça peut aller très vite.

Je restai sans voix. Maxime reprit :

- Ce ne sont bien sûr que des hypothèses, des théories ! Mais certains pensent déjà que le seuil critique pourrait correspondre à la date fatidique du 21 décembre. Vous savez la date de la fin du monde prédit par les Mayas ! Elle commence à faire vraiment réfléchir cette histoire, vous ne trouvez pas ?

- Pour l'instant c'est beau et mignon mais vous me dites que dans quelques semaines ça va nous lapider les oreilles ? Vous rigolez ?

- C'est plutôt les niveaux de pression dans le cerveau que l'on ne va pas supporter. Mais rentrez chez vous, mangez votre salade, surfez sur internet, et on en reparle demain soir à 18h au café des diamants bleus, on verra si je plaisante ! Marché conclu ?

- C'est que je... Je travaille.

- Et bien bonne chance alors, profitez ! La salade c'est bon pour la santé !

Ma première rencontre avec Maxime me faisait rire. Il avait une telle énergie, toujours les fossettes saillantes, toujours une réponse à tout. Il était repartit avec sa démarche si particulière, et son chien qui lui ressemblait en tout point.

Il venait de m'annoncer la fin du monde, et moi, je repartais avec le sourire.

Était-il sérieux ?

3 décembre 2012

J-18

Le radio-réveil s'était enclenché. « Patrice, j'ai du lourd. Que pensez vous de l'hypothèse de l'internaute rono63, qui nous propose, le gouvernement chinois a ordonné à tous les habitants de la Chine de sauter à pieds joints, tous en même temps, pour déplacer l'orbite de la Terre ? C'est le genre de défi qui pourrait faire du bruit non ? » L'autre pouffait de rire derrière son micro.

« Attendez Patrice, j'ai mieux, ça nous vient de Gladiator, des cosmonautes se sont donnés rendez-vous sur une station orbitale pour faire la plus bruyante rave-party de l'histoire !»

Je tombais sur une émission matinale plutôt décalée. Les animateurs phares de l'émission énonçaient les hypothèses les plus loufoques trouvées sur les sites internet. Tout n'était pas de très bon goût, mais les fous-rires sur le plateau m'avait donné le moral pour la journée.

J'avais hâte de retourner au bureau ce matin là, pour savoir ce que mes collègues pensaient de tout ça. Pourtant, le lundi, c'était souvent difficile, la nostalgie du dimanche était encore là.

Chaque matin, mon temps était compté, chronométré à la minute près, car il n'était pas question de perdre une minute de sommeil inutilement, quitte à faire les choses à l'envers.

Entre le moment où mon réveil sonnait et celui où je refermais la porte d'entrée à clé, il fallait suivre le rythme. Pendant que les tranches de pain de mie doraient dans le grille-pain, je replaçais mon téléphone portable à l'intérieur de mon sac, puis me coiffais les cheveux en choisissant mes vêtements de la journée, pour retourner ensuite manger mes tartines. Je filais alors me préparer à la salle de bain. Je buvais mon café à part, toujours à la fin. Il fallait ensuite retourner au lavabo pour se laver les dents, et avec l'autre main j’appliquais une touche de fard à joue. Maintenant je devais en plus m'occuper du chien.

Je me regardai dans le miroir. Mon teint était livide, toutes les tâches ressortaient. Mes yeux bleus s'étaient rétrécis à l'intérieur des mes orbites. Mes cheveux n'avaient aucune forme, aucune tenue. La raie sur le côté n’arrangeait pas les choses. J'appliquai ma crème de jour pour hydrater ma peau qui semblait avoir souffert de mes cauchemars.

J'avais mal dormi. Nous avions été réveillés deux fois cette nuit. Les alarmes du néant faisaient maintenant parti du quotidien. Elles retentissaient à n'importe quelle heure, sans prévenir. La dernière avait durait beaucoup plus longtemps que d'habitude. J'avais eu beaucoup de mal à retrouver le sommeil après.

Au moment de partir pour le travail, le téléphone sonna. A cette heure, c'était plutôt inhabituel. Dans la précipitation je fis tomber le peigne avant de décrocher le combiné.

- Eloïse, comment vas-tu ? C'est moi, disait la voix avec un ton d'enterrement.

C'était Tristan. Nous nous étions rencontrés sur les bancs de l'université. J'étais tombée amoureuse de sa voix, elle me semblait unique. Son timbre avait un grain rassurant. Sa voix était douce, masculine, envoûtante. Dès qu'il parlait, je tombais sous un charme imperceptible. Nous avions été heureux. Les choses s'étaient dégradées récemment, au moment où personne ne s'y attendait, même pas nous. C'était compliqué.

 - Tu n'appelles pas vraiment au bon moment.

- Après tu es au travail, non ?

- Je préfère que tu m'appelles le soir.

- Si tu veux. 

Il avait raccroché, sans un au revoir.

Je ne l'avais pas vu depuis maintenant de nombreux jours. Sa présence me manquait à travers les affaires qu'il avait laissées en suspend dans la maison. Ce sont les objets qui créent l’absence. Ils évoquent des souvenirs, ils ont une aura, ils ont une odeur, mais ils n'ont pas la vie.

*

Dans la voiture, j'étais désormais en route pour le boulot. La radio rappelait aux auditeurs que le président de la République allait faire une déclaration le soir-même. Les choses commençaient donc à devenir sérieuses.

Autour de moi, les gens restaient calmes face à l'évolution des événements. Il n'y avait ni pression, ni tension. Personne n'avait vraiment le temps ou le pouvoir de réagir. Nous avions tous notre quotidien bien figé, c'est à peine si nous avions le temps de regarder les informations. Les médias en parlaient, mais nous, que pouvions-nous dire ? Quand on ne connaît pas le futur, notre destin est constitué des choix qui nous semblent les meilleurs, mais ce ne sont pas forcément les bons. C'est la fatalité du cours du temps, les jours défilent et nous embarquent avec eux, nous dirigeons la barque, mais pas les obstacles que nous rencontrons. Que pouvions nous faire d'autre que d’attendre encore un peu ? Garder le même cap qui nous mettait à l'abri. Les gens développaient chacun un avis personnel : intervention divine ? Surnaturelle ? Naturelle ? Extra-terrestre ? Peu importe, chacun refoulait sa propre vérité à l'intérieur de soi. La vie continuait, peu importe si nous n'étions que des points dans l'univers. Nous étions trop curieux ou trop impatients pour commencer à croire à l'impossible.

Les sons étaient perturbants, mais ils étaient inoffensifs. Cela paraissait un peu fou qu'il en soit autrement.

Les deux mains sur le volant, je fut soudainement prise d'un terrible sursaut. En face de moi, la conductrice fut prise du même sursaut que moi. Elle eut le drôle de réflexe d’appuyer sur la pédale du frein en plein milieu du carrefour, mais dans la précipitation sa réaction fut catastrophique. Elle avait du enclencher la pédale de l’accélérateur, car je vis sa voiture se propulser sous mes yeux, aussi rapidement qu'un boulet de canon. Malheureusement, sa course se termina d'une manière assez tragique, puisqu'une voiture qui venait de sa droite alla s'emboutir dans son capot. La scène était impressionnante.

L'accident se termina exactement au même instant que le chant alarmant qui résonnait partout dans l'atmosphère, comme si un metteur en scène était en train d'orchestrer cette terrible cascade depuis sa chaise. Complètement surprise par le choc du bruit, la conductrice avait perdu les pédales, au sens propre comme au figuré.

J'étais sous le choc de l'impuissance. Il fallait appeler les secours, où était mon téléphone ? A sa place, dans la poche de mon sac.

*

J'arrivai ce matin là avec plus d'une demi-heure de retard au bureau. Chacun était concentré dans ses affaires. Je saluai tout le monde en les sortant un instant de leur bulle. Il fallait attendre la pause café pour que les vraies conversations commencent à fuser, ou peut-être que l'arrivée inopportune d'une nouvelle alarme suffirait. Je m'installai à mon poste de travail, prête à reprendre mon tableau là où je l'avais laissé.

La journée passait vite. Elle fut normale, drôle, ennuyeuse, intéressante, laborieuse, creuse, ordinaire. Je n'étais pas allée au rendez-vous de Maxime. Je travaillais.

*

Au grand désespoir de mon estomac, les chips silencieuses qui ne font pas de miettes n’ont jamais existé, et se fut par de nombreuses réflexions que je dus reposer délicatement le paquet sur la table. Il aurait été mesquin de recouvrir le son de la télévision par deux ou trois chips croquées de travers lors du moment tant attendu. Cependant, c’était surtout l’étendue des dégâts autour de moi qui me faisait réfléchir: j’avais beau essayer de viser dans le paquet, les quelques morceaux de chips superflus, tombaient plus de neuf fois sur dix, à côté du sachet. Cela désolait beaucoup ma mère, qui allait devoir faire appel à son ami le balai.

Pour la grande intervention du président de la République, mes parents m'avaient invitée à la maison avec mon frère. C'était aimable de leur part. Nous en étions encore à l’apéritif. Maman avait disposait des croustillants au fromage dans un bol et des cacahuètes dans un autre.

Le chef d’État allait s'adresser à la France pour s'exprimer sur les événements qui touchaient en ce moment le monde, et apporter les réponses adéquates.

L’heure arriva très vite. Détenant en main la télécommande, ce fut avec surprise que l’on me l’arracha, et avec étonnement que je découvris que c’était l’acte de mon père. Il venait de se l’approprier, et s’en servir pour augmenter le volume de la télévision. Il était 20 heures.

L'image du président de la République apparaissait sous nos yeux depuis maintenant quelques secondes.

Le silence solennel qui régnait à ce moment là dans notre salon, me faisait sourire. Chacun était concentré sur le petit écran, comme sûrement des millions de gens au même instant. Il faut dire qu'il était rare de voir mon frère, mes parents et moi-même, réunis tous ensemble, devant la télévision. La dernière fois qu'une telle chose s'était produite devait remonter à la diffusion inédite du film Titanic.

- Il n'a pourtant pas une tête à se droguer ce président!

Ce fut la première réaction de ma mère, qui brisa le silence après vingt minutes de discours.

Nous nous regardions dans un état de perplexité, alors que mon frère avait laissé échappé un hoquet de rire derrière lequel se cachait un sentiment de malaise.

- Mais vous avez compris quoi vous ? C'est sûr ou pas ? Reprit-il avec sérieux.

- Ils ne veulent pas tuer l'espoir, mais à mon avis ils savent très bien. Tu imagines la panique pour rien, s'il ne se passe vraiment rien ?

Mon père avait toujours été le plus malin. C'était mon modèle d'intelligence. Les gouvernements ne prendraient pas le risque de créer la panique, si rien ne devait arriver. Je ne croyais ni vraiment à leur générosité ni vraiment à leur honnêteté. Mais là où mon opinion divergeait avec celle de mon père, c'était que je croyais aussi beaucoup en leur l'ignorance.

J'avais l'impression de vivre un moment en dehors de la réalité. Trop de personnes étaient engagés dans l'affaire pour que cela ne soit qu'un simple canular. La peur ne s'installa pas, ni l'excitation. A ma surprise, je fus englobée par un sentiment de tristesse. La barque qui me faisait flotter sur le cours de la vie s'était soudainement mise à voler : est-ce que c'était dans les règles ?

Nous passions à table pour manger le poulet que maman avait préparé. Elle avait mis le couvert dans la salle à manger, là où elle recevait les invités. Nous n'étions plus les enfants du passé, ceux qui ne mangeaient qu'à la cuisine. Ceux là étaient partis dans les cendres du souvenir. Maintenant nous avions droit aux beaux couverts.

J'allai chercher la moutarde dans le frigo pour ajouter du piquant à ce qui l'était déjà.

« La fin du monde était possible  avant Noël». Qu'est-ce que cela voulait dire ? Et maintenant, qu'est-ce que l'on était censé faire?

- Le poulet est bon maman !

Oui, mon frère avait raison. Le poulet était bon.

Mais alors qu'une nouvelle alarme retentit, je découvris avec horreur que les oreilles du chien s'étaient mises à saigner.

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