Les baguettes viennent de la ville et les pains de la campagne
Pierre De Gerville
LES AVENTURES ROCAMBOLESQUES DE PAT LE PÂTÉ
Chapitre III : Les baguettes viennent de la ville et les pains de la campagne
C'est ainsi que Pat le Pâté découvrit des aliments gentils, bourrus, et qui aimaient par dessus tout le terroir.
* * *
‘C'est à ça que ressemblent les pains, en ville,' disait Pat le pâté.
Il avait sorti de sa poche la photographie froissée d'une baguette.
‘Elle est si fine !' Sanglotait le pain de campagne. ‘Quelle classe !'
Sept jours, sept heures, sept minutes et sept secondes s'étaient paisiblement écoulés dans le garde-manger.
Pat le pâté, qui venait de la ville, était la nouvelle attraction et personne ne semblait incommodé par son odeur.
A vrai dire, il avait même trouvé une forte concurrence en la personne d'un vieux camembert auquel il manquait un quartier et qui exhalait un fumet démoniaque.
La vie dans le garde-manger était très organisée. Chaque matin, le vieux camembert, dont la bouche sans dents, la barbe de moisissures et la croûte fripée garantissait l'aura auprès des autres aliments, distribuait les consignes de la journée et chacun vaquait à sa tâche.
Pat le pâté s'adaptait tranquillement à son nouvel environnement. Pour faire couleur locale, il arborait un autocollant ‘ AB ' sur les fesses et portait une étiquette ‘Nos régions ont du talent' au poignet.
Chaque samedi, les aliments s'entassaient discrètement à l'arrière du Kangoo de la crémière et allaient faire leurs courses au Bricojardin. Chaque soir, Pat le pâté jouait à la belotte avec une patate, un topinambour et le pain de campagne, qui disait d'un air pénétré, entre deux gorgées de Calva :
‘Tu verras, à LA CAMPAGNE, rien ne change jamais. Tout va lentement. Et du coup, rien de grave ne peut arriver.'
* * *
‘L'heure est grave !' Grinça le vieux camembert, passant ses deux mains sur son front ridé. ‘Tout fout le camp ! Ce matin, le coq a chanté dix minutes en retard parce qu'il était occupé à reluquer les poulettes de la basse-cour d'en face, notre garde-manger se remplit de… citadins !' Continua-t-il en jetant à Pat le pâté un regard assassin.
‘Allons !' Fit le pain de campagne. ‘Sois plus coulant !'
‘Je ne fais que ça !' Râla le vieux camembert en essuyant d'un revers de main un peu de fromage gluant qui lui sortait du nez. ‘De toute façon, là n'est pas le problème. Ce matin a été votée la directive européenne n° 210 100031239 11177/B 13 132.'
Les aliments se préparèrent à une bonne sieste tandis que le vieux camembert commençait son exposé.
‘La directive européenne n °210 100031239 11177/B 13 132 vient tout droit de Bruxelles…'
‘J'ai connu un chou de Bruxelles…'Fit pensivement Betty la betterave. ‘Un amant passionné.'
‘Cette directive a été écrite par un conseiller espagnol du nom de Juan Martin Sanchez del Poto Poto. Elle prévoit la FERMETURE DE LA CREMERIE.'
‘Good Lord !' S'exclamèrent les aliments.
‘Car durant la révolution espagnole, le père de Juan Martin Sanchez del Poto Poto s'enfuit en France et trouva refuge chez la crémière, qui à l'époque était plutôt accorte. Ils batifolèrent durant plusieurs années et ainsi naquit le petit Juan Martin Sanchez del Poto Poto. Mais la crémière avait mauvais caractère et l'Espagnol se languissait de ses châteaux en Espagne. Un beau jour, il plia bagage, emmenant avec lui le jeune Juan Martin Sanchez del Poto Poto. La crémière, qui ne l'entendait pas de cette oreille, leur jeta le mauvais œil : moins d'un an plus tard, le père du conseiller mourrait de la grippe (espagnole), laissant derrière lui son enfant qui jura de le venger.
D'abord (plan machiavélique numéro un), Juan Martin Sanchez del Poto Poto voulut devenir toréador, puisque plus de taureaux implique (à long terme) plus de vaches, ce qui implique plus de lait ce qui implique plus de crème ce qui implique plus de crémière (la réciproque ne tenant pas la route). Mais le jeune Juan Martin Sanchez del Poto Poto était maigrichon et malhabile et la seule exaltation que lui procura jamais un taureau fut sous la forme d'un steak haché.
Évincé de l'Ecole Nationale Supérieure des Toréadors, il entra à l'Ecole Nationale Supérieure des Maîtres du Monde, termina tant bien que mal ses études et devint conseiller européen.
C'est alors qu'il élabora son plan machiavélique numéro deux, et créa la directive européenne n° 210 100031239 11177/B 13 132 qui prévoit la fermeture de toutes les crèmeries utilisant du lait avarié, donc la nôtre.'
‘Per Bacco !' Gémirent les aliments consternés.
‘Le contrôle aura lieu dès demain soir. Ils découvriront des bactéries, de la morve, du pus, des étouffe-chrétiens, du jus de limace, de la bave de poux et même des produits radioactifs dans le lait de la crémière, car nous savons tous que dans ses affaires tout n'est pas clair… La crémerie sera fermée, Juan Martin Sanchez del Poto Poto triomphera et c'en sera fini de notre tranquillité.'
Ce soir-là, les habitants du garde-manger de la crémière se couchèrent le cœur lourd et l'estomac noué.
* * *
Au petit matin, le coq, encore occupé à reluquer les poulettes de la basse-cour voisine, chanta à potron-minet moins cinq, soit avec dix bonnes minutes de retard. Mais Pat le pâté n'en avait cure.
Car il était déjà réveillé depuis longtemps
Car en fait il n'avait pas fermé l'œil de la nuit
Car il avait, lui aussi, un plan MACHIAVÉLIQUE.
* * *
Il réveilla discrètement le pain de campagne.
‘Je…J'ai fait un cauchemar,' balbutia celui-ci. ‘On me tartinait de Vache-Qui-Rit et…'
‘Plus tard !' Trancha Pat le pâté. ‘J'ai un plan pour sauver la crémerie. Mais pour le réaliser, il me faut cinq cent mètres de tuyau, du ruban adhésif et une perceuse.'
‘Facile,' fit le pain de campagne. ‘Il suffit d'aller à Bricojardin. C'est à vingt minutes de Kangoo. Quel jour est-on ?'
‘Vendredi.'
‘Ah.'
‘Quoi : ‘ah' ?'
‘Bricojardin, c'est samedi. C'est même tous les samedis matins en Kangoo. Mais vendredi…'
Ainsi la première partie du plan machiavélique devint :
1) S'EMPARER DU KANGOO
A sept heures vingt-et-une précises, deux patates et un céleri créèrent une diversion en incendiant une partie de la grange. Profitant de l'inattention de la crémière occupée à éteindre le feu, une bande de boudins, accrochés les uns aux autres en ribambelle, se balança de poutre en poutre et finit par attraper au vol le trousseau de clefs.
Il était sept heures trente-cinq.
A sept heures quarante-huit précises, Pat le pâté et le pain de campagne, déguisés en paysans, réussirent à démarrer le Kangoo et tant bien que mal mirent le cap sur le Bricojardin.
A neuf heures cinquante-six précises, le Kangoo se gara sur le parking du Bricojardin. Un pneu était crevé et il manquait le pare-choc arrière.
A dix heures cinquante-deux précises, tout le matériel chargé à l'arrière du Kangoo, les deux compères s'en retournèrent vers la crèmerie. Le pain de campagne avait perdu sa fausse moustache et Pat le pâté s'était fait voler son béret.
A quinze heures cinquante-quatre, le Kangoo, ou ce qu'il en restait, s'écrasa lamentablement contre le mur arrière de la grange qui s'effondra.
Sur le chemin du retour, Pat le pâté, qui était au volant, avait percuté une vache, deux moutons, un orme, un chêne et deux roseaux qui plièrent mais ne rompirent pas.
Les aliments débarquèrent le chargement.
A dix-sept heures quarante-et-une précises, Pat le pâté et le pain de campagne se faufilèrent dans la basse-cour d'en-face, en prenant garde de ne pas se faire remarquer par les pouliciers qui y patrouillaient.
A l'aide de la perceuse, ils siphonnèrent la cuve à lait de la ferme. Le lait en jaillit d'un coup, emportant le pain de campagne qui criait comme un cochon qu'on égorge :
‘Damn it ! Je suis un pain perdu !'
Mais Pat le pâté le rattrapa d'une main ferme, et de l'autre assujettit le tuyau à la cuve.
Il ne restait plus qu'à faire de même avec celle de la crèmerie et remplacer le lait avarié par du bon lait frais.
A dix-huit-heures trois, Pat le pâté s'avança vers la cuve. Soudain, une odeur étrange remplit ses narines.
Une odeur de camembert.
* * *
‘Laisse tomber, le pâté. Tout est fini.'
Le vieux camembert était campé devant la cuve, pointant son Mauser vers Pat le pâté.
‘Toi !' S'exclama Pat le pâté. ‘Comment peux-tu trahir les tiens ?'
‘Ils m'ont promis la richesse. Une maison en ville.'
‘Personne n'aime le camembert, en ville. Et il n'y a pas de maisons. Seulement des studios qu'on fait passer pour des T2.'
‘Quelle ironie !' Soupira le vieux camembert. ‘Tu as tout fait pour quitter la ville et j'aurais tout fait pour quitter la campagne !'
‘Baisse ton arme et rends-toi !'
‘Va tartiner des biscottes en Enfer !'
Et sur cette réplique mémorable, le vieux camembert appuya sur la gâchette.
Pat le pâté se jeta dans un fossé et les balles allèrent éclater les vitres de la crèmerie. Un radis et une courgette ceinturèrent le vieux camembert.
‘Bloody rat ! Je suis fait !' S'écria celui-ci.
‘Et même un peu trop fait à mon goût,' ricana Pat le pâté. ‘Emmenez-le !'
* * *
A dix-neuf heures sept, la cuve de la crèmerie était siphonnée.
A vingt heures douze, elle était remplie de lait frais.
La crèmerie était dans un sale état : la grange était détruite, les vitres en morceaux et l'antenne TV pendait lamentablement du toit, sans parler du Kangoo démoli. Mais lorsqu'à vingt heures quinze pétantes les inspecteurs inspectèrent le lait, ils ne trouvèrent que de la meuhlécule de vache (qui comme chacun sait est le principal constituant du lait).
A vingt heures cinquante-deux, les aliments sortirent le champagne dans le garde-manger. La crèmerie était sauvée.
* * *
La soirée se passa à merveille. Sur une musique pop, Pat le pâté emballa un boudin et je crois même qu'il conclut l'affaire.
Enfin il se sentait à sa place.
Le jour pointait presque lorsqu'il se coucha dans le petit coin du garde-manger qu'il s'était aménagé, avec des posters de tranches de foie gras au mur.
Dans la pénombre, il devinait ce que l'on aurait pu prendre pour une tartine, mais qui n'était qu'une biscotte dansant un slow avec un fromage. Il laissa échapper un soupir de bonheur et s'endormit.
* * *
A dix heures quatorze précises, la porte du garde-manger s'ouvrit en grand.
Pat le pâté cligna des yeux et distingua au-dessus de lui le visage réjoui de la crémière, les narines dilatées par une plaisante odeur de pâté de lapin.
Et il se dit, alors que les mains velues de la crémière se rapprochaient de lui, qu'à la campagne, les gens l'aimaient peut-être un peu trop.
Comme quoi, on n'est jamais content.
Merci !
· Il y a presque 9 ans ·Pierre De Gerville
Tout ce " boulot" pour finir dans l'estomac de la crémière sorcière ! Très plaisante votre histoire Pierre !
· Il y a presque 9 ans ·Louve