Les bienheureux sans culotte

petisaintleu

Suite de Les derniers des premiers hommes : où parfois, tout ne tient qu'à un fil.

En moins de temps qu'il ne le fallut au tsunami pour atteindre les côtes de Sentinelles le 26 décembre 2004, nous nous trouvâmes cernés par une vingtaine d'individus. La chance était décidément de notre côté. En 2006, des braconniers s'y aventurèrent. S'ils étaient encore là pour témoigner, ils nous raconteraient très certainement qu'ils ne furent pas accueillis avec des colliers à fleur en guise de bienvenue. Ils furent massacrés.

 

 C'est Arthur qui détendit l'atmosphère. À un pet tonitruant, il répondit par un « Putain, j'ai trop envie de caguer », preuve que dans les feuillées, toutes les provinces de France partageaient les mêmes préoccupations du quotidien. Il en est a priori de même pour l'universalité de l'humour. Depuis que l'homme est homme, la technologie n'a pu mettre à mal nos plus vils instincts qui, sans doute par pudeur, se traduisent sous forme de quolibets.

 Un jeune garçon sortit du groupe, l'air hilare. Il s'accroupit devant mon oncle, mimant de manière explicite un besoin pressant. Tout le monde s'esclaffa.  Quant à moi, je me remémorai que le malgache ne m'avait été d'aucune utilité quand un guerrier se pointa devant moi pour m'interpeller par un : « Fais gaffe à ce qu'il les enterre bien, sinon je le lui fais bouffer ». Il m'était sorti de l'esprit que nous avions passé la case babylonienne. Nous parlions toutes les langues, tous les dialectes et tous les patois que l'humanité avait générés depuis la nuit des temps.

 

 Ils ne précipitèrent pas les retrouvailles. Ils n'étaient pas à quelques siècles près. On nous saucissonna. Henri se plaignit du traitement indigne dû à son rang. Même ces sauvages d'Anglais se montraient plus urbains. D'après ce que j'observais, aucune hiérarchie n'existait au sein du groupe. Ils ne purent donc saisir des termes comme officier ou mise aux arrêts. Il se prit un coup-de-poing au visage, ce qui calma toute envie de rébellion.

 Après une trentaine de minutes, nous arrivâmes à ce que, spontanément, j'appelai le camp de base. Aucune autre dénomination ne me vint en tête pour m'imaginer qu'ils habitaient ce gourbi fait d'un amoncellement de branchages et de feuilles. Le Home sweet home n'appartenait pas au Paléolithique. Je notai l'absence totale de femmes. L'envie me démangeait, non pas pour des raisons libidineuses, par simple curiosité, d'en connaître les raisons. Par pusillanimité, je n'osai demander.

 On nous posa dans un coin et on nous oublia. Pendant un temps indéterminé, aucune présence indigène ne se manifesta. J'imaginais qu'ils se réunissaient en conseil pour décider à quelle sauce nous serions mangés. Ça m'en coupa l'appétit sans conséquence majeure. Les borborygmes que j'émettais m'indiquèrent que, depuis deux jours, mon estomac se contentait d'air pur.

 

 Si je portais des strings, je dirais que notre avenir se joua à un fil. Non pas que, sur le principe, je sois contre. Je laisse chacun libre de ses choix. L'idée d'une ficelle passant entre les deux fesses me donne, rien qu'à y penser, comme envie de me gratter. Ils revinrent à la nuit tombée, maquillés à l'instar d'adolescentes gothiques.

 Ils paraissaient déterminés. Par groupes de trois, ils se dirigèrent vers chacun d'entre nous. Je ne savais pas s'ils voulaient nous manger tout cru. Alors que l'un d'eux me maîtrisait en me bloquant la nuque, les deux autres se mirent à me déshabiller sans autre forme de procès. Ils s'arrêtèrent médusés. Ma plastique n'avait pourtant rien de Valérie Kaprisky.

 Après une rapide concertation, ils appelèrent le reste du groupe qui, l'air tout aussi sidéré que nous, se prosterna. Je refuse totalement les clichés homophobes. La perspective de découvrir une vérité profondément cachée au reste de l'humanité depuis soixante mille ans me laissait de glace. Si Paul-Emile Levis nous observait de là-haut, il devait se retourner dans sa tombe. Toutes ces années passées au contact des peuples premiers, sans qu'il n'en détecte la moindre trace. À croire que les chamans se montrèrent plus ouverts que les androgames.

 L'anthropologue put se rendormir du sommeil des justes. Ils me portèrent en triomphe, César tropicalisé, pour me conduire vers leur temple. N'allez pas vous imaginer un palais dorique ou Stonehenge. Comment auraient-ils pu ramener des pierres bleues du Pembroke ? Rattachée à la plaque birmane, l'île appartint à une chaîne montagneuse qui reliait le Myanmar à l'Indonésie. C'est donc sur du basalte que je reconnus des pétroglyphes. Point de dessins sur lesquels apparaissaient des dinosaures cohabitant avec des humains où des scènes de technologies avancées, comme sur les pierres péruviennes d'Ica. Je ne vis que des scènes de chasse et des figures stylisées semblables à celles récemment découvertes à Madagascar par un scientifique périgourdin. Quoi d'étonnant, on retrouve bien des similitudes des anciennes demeures de l'Île Rouge avec celles de la région de Kalimantan à Bornéo ?

 

 Dire qu'ils paraissaient surexcités tenait de l'euphémisme. Pas de délire lié à une transe, plutôt des enfants qui souhaitaient me faire découvrir leurs cadeaux au pied du sapin. C'est alors que je me reconnus. Sur une pierre, deux hommes se trouvaient stylisés. Celui de droite, les yeux clos et la bouche crispée, comme dans l'attente de ses derniers instants, un nez protubérant, bien éloignés des appendices écrasés qui me faisaient face, portait un slip !

 Un îlien s'avança vers moi : « Depuis les anciens, les fils de ceux qui traversèrent la grande mer, nous t'attendons. – l'attente accule me souffla une petite voix intérieure – De toi viendra la sagesse de nous guider pour les lunes à venir. »

 L'envie de rire disparut. Si j'aimais à cultiver l'esprit potache, j'en connaissais les limites quand les affaires devenaient sérieuses. Je saisis de suite, dans les regards qu'ils me portaient, toutes les interrogations et les espoirs qu'ils me portaient. Mentalement, je traduisais soixante-mille ans en nuitées. Près de vingt-deux millions de soirées, d'obscurité autour du feu, à s'interroger sur la date de ma venue. Je me sentis dépassé par cette cosmologie. Et, je vous le donne en mille, quel sobriquet me donnaient-ils ? : Atenaa, quasi-homophone de la marque de mon cache-sexe…

 

 Je les informai que nous, Arthur et Henri et moi, je ne me prenais pas encore pour Louis XIV, mourrions de faim. Dans la minute qui suivit, une trentaine de femmes déboula dans la minuscule clairière, les bras chargés de victuailles. Nous fîmes une orgie de plantes aux saveurs inconnues. Pour la viande, je ne me souvenais plus de quand date la domestication du chien et je n'avais aucune envie de me le remémorer.

 Roi en cet improbable royaume, j'en profitai pour combler mes connaissances. Je me montrai fort galant ave ces dames, sans rencontrer de regards assassins de la gent masculine. Je m'informai donc de leur absence de l'après-midi.

Dans son terme originel, le tabou indique une prohibition sacralisée avec ses garde-fous qui se traduisent par le bannissement voire l'exécution capitale en cas de manquement aux règles. Par sa superficie, par ce que la nature offre en ressources alimentaires et par le fait qu'aucune intrusion extérieure n'avait, comme ce fut le cas par exemple lors de la Conquista qui fit des millions de victimes liées à la grippe, décimé sa population, les Sentinelles durent trouver un moyen pour contrôler les naissances. Ce peuple, réputé sans pitié, trouva un moyen bien moins barbare que les Romains, et alors que l'avortement est possible au Japon jusqu'au neuvième mois de grossesse, ils trouvèrent une solution bien plus humaine, la séparation des sexes.

 Pour ce faire, compter jusqu'à trois-cents suffisait, quota que l'expérience de leur insularité leur imposait. Il existait donc un camp pour les hommes et un autre pour les femmes. Les échanges n'étaient pas totalement proscrits. Ils maîtrisaient le planning familial et, si un accident de parcours se produisait, on attendait la disparition de deux anciens avant que des amants ne puissent à nouveau convoler. En principe, rien n'interdisait aux femmes ménopausées de circuler librement. Par habitude, elles préféraient rester dans la communauté où elles vivaient depuis leurs premières menstrues.

 

 Dans ces conditions, comment éduquaient-ils leurs enfants ? Jusqu'à la fin de l'allaitement, les parents s'en occupaient communément. Puis, un camp situé à mi-parcours des deux emplacements servait de nurserie jusqu'à la puberté. Ils découvrirent également la garde partagée, la pratiquant bien avant que notre vie, dite moderne, ne déchire l'équilibre du couple.

 

 Sages gens qui défendaient bec et ongles le principe de liberté.

 

 Le temps vint alors de jouer l'Augure, avec modération. Un avion nous survolait à trente-mille pieds. Ils s'assirent en arc de siècle. Ils attendaient, comme des gamins devant un tour de passe-passe. Qu'aurais-je pu leur dire ? Qu'ils se précipitent dans le premier Pear Store, avant d'aller se faire un selfie dans une boîte à la mode ?

 Je conclus : « Je ne suis que le précurseur. Il vous faudra attendre autant de lunes avant que les enfants des enfants de vos enfants n'apprennent la vérité. »

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