Les Bribes, Laura Huguenin

blanzat

Au printemps 2019, Laura HUGUENIN a publié Les Bribes (seulement des mots, et parfois même des phrases). Le recueil rassemble vingt-cinq ans de compositions poétiques.

Ce qui est étonnant, dès la première lecture, c'est qu'il est indécelable de discerner les textes d'une jeune fille, de ceux d'une adolescente ou d'une jeune femme. Elle pourrait même être un homme : Laura HUGUENIN neutralise les genres, et ce neutre atteint l'universel par une écriture détaillée, travaillée.

Passée par l'écriture automatique, l'auteur se réclame d'abord de Prévert. Il y a l'hommage qui porte son nom, mais il faut lire l'ironique Inventaire, puis le versant lumineux de Ce jour-là. Cependant, la poète développe son propre phrasé, sa métrique, son bestiaire. Oiseaux, vieux chiens, louves et démons en pagaille. On pense davantage à Baudelaire, qu'il ne faut jamais saisir à la lettre. Si le sens vous paraît évident, c'est que quelque chose vous a échappé. C'est la familière étrangeté d'un négatif photographique. Oui, chaque poème peut se lire d'un trait, il faut pourtant y revenir, les niveaux de lecture se multiplient, s'intensifient, s'approfondissent. Il y a une musicalité dans leur scansion, jamais la même, mais une voix unique, ironique, touchante, blessée, blessante.

Engeance

Avant d'être un humain

Je veux être poète

Pour qu'hier soit demain

Et jamais plus peut-être


Moi je ne sais pas rire

Je sais juste écrire

Moi je ne sais pas vivre

Ailleurs que dans les livres


Moi j'ai peur de mourir

Sans avoir rien connu

Et pouvoir toujours dire

Mais n'être pas entendu


Les thèmes sont souvent ceux de la solitude, l'enfance sans parents, la recherche éperdue d'une âme humaine, la mort et l'envie de vivre.

L'auteur a traversé de longues périodes de souffrances physiques, de celles qui en referment plus d'un sur eux-mêmes. C'est donc une leçon d'humanité que ces pages qui ne renoncent jamais à l'empathie, à l'accueil de l'autre : « Je ne peux pas haïr les hommes ».

Il y a une voix douce et pénétrante dans ces textes, mais il y a aussi un regard. Il faut savoir que l'auteur est également connue comme peintre sous le nom d'OMA. Certaines des Bribes sont devenues des tableaux (Les enfants sont partis).

Pas étonnant alors de voir apparaître l'ombre de Van Gogh, les Pissenlits rayonnent comme les tournesols, Monet convoqué au réveil, clin d'œil à Magritte (Ceci n'est pas une phrase), l'hommage à la grand-mère artiste, les panoramas de Portugal et de montagnes, de forêts et de bords de mers. C'est aussi une galerie de portraits défaits, et d'autoportraits sans complaisance.

Pour preuve, l'auteur avait proposé en novembre de l'année dernière une soirée dédicace d'Halloween bien pesante, « le livre idéal pour se suicider. »

Les Bribes tiennent un peu du cabinet de curiosités. On y expose les entrailles, le buste écorché, les bords de la peau délicatement épinglés à l'envers pour vous montrer le dedans. Comme le négatif photographique déjà évoqué, certains poèmes sont un monde renversé, un gant retourné : Si vous saviez combien de mes jours sont nuits.

Écriture physique, charnelle, sensuelle, corporelle, carnée, ça bouffe, ça chie, ça suinte, ça se cogne, ça secoue le vieux monde, il y a de l'amour et des suçons. Pas de perles rose bonbon, pas de haïkus sages, mais une intranquillité, qui me rappelle la pensée industrieuse :


Le nœud coulant de mes pensées

Me sert souvent d'oreiller


Ce sont aussi des évasions célestes comme dans Les Miettes, et des coups de flingues sur deux lignes. Des mots qui claquent :

En roue libre

Je me vois éclatée sur le bord du chemin

Comme si le mal faisait du bien


Les chants clairs d'une artiste en mal d'aurore, consciente de ce que la poésie peut racler le sel sur nos peaux :

Les poètes sont dépressifs

Et un tout petit peu poussifs

Ils traînent leur tronche allongée

Le long de la face du monde

Tranches de lune beaux quartiers

Qui allègrement vagabondent

En périphérie des banlieues

Guidés par l'attraction des lieux


Comme la synesthésie des Chevaux sauvages, les Bribes lâchent la bride aux mots.

Ivre de maux anciens en mots nouveaux

Quand la glaise devient chair

La glaire devient sol

Et mon écœurement croquignole

Et toujours plus ma salive je perds

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