Les Bribes, Laura Huguenin
blanzat
Ce qui est étonnant, dès la première lecture, c'est qu'il est indécelable de discerner les textes d'une jeune fille, de ceux d'une adolescente ou d'une jeune femme. Elle pourrait même être un homme : Laura HUGUENIN neutralise les genres, et ce neutre atteint l'universel par une écriture détaillée, travaillée.
Passée par l'écriture automatique, l'auteur se réclame d'abord de Prévert. Il y a l'hommage qui porte son nom, mais il faut lire l'ironique Inventaire, puis le versant lumineux de Ce jour-là. Cependant, la poète développe son propre phrasé, sa métrique, son bestiaire. Oiseaux, vieux chiens, louves et démons en pagaille. On pense davantage à Baudelaire, qu'il ne faut jamais saisir à la lettre. Si le sens vous paraît évident, c'est que quelque chose vous a échappé. C'est la familière étrangeté d'un négatif photographique. Oui, chaque poème peut se lire d'un trait, il faut pourtant y revenir, les niveaux de lecture se multiplient, s'intensifient, s'approfondissent. Il y a une musicalité dans leur scansion, jamais la même, mais une voix unique, ironique, touchante, blessée, blessante.
Engeance
Avant d'être un humain
Je veux être poète
Pour qu'hier soit demain
Et jamais plus peut-être
Moi je ne sais pas rire
Je sais juste écrire
Moi je ne sais pas vivre
Ailleurs que dans les livres
Moi j'ai peur de mourir
Sans avoir rien connu
Et pouvoir toujours dire
Mais n'être pas entendu
Les thèmes sont souvent ceux de la solitude, l'enfance sans parents, la recherche éperdue d'une âme humaine, la mort et l'envie de vivre.
L'auteur a traversé de longues périodes de souffrances physiques, de celles qui en referment plus d'un sur eux-mêmes. C'est donc une leçon d'humanité que ces pages qui ne renoncent jamais à l'empathie, à l'accueil de l'autre : « Je ne peux pas haïr les hommes ».
Il y a une voix douce et pénétrante dans ces textes, mais il y a aussi un regard. Il faut savoir que l'auteur est également connue comme peintre sous le nom d'OMA. Certaines des Bribes sont devenues des tableaux (Les enfants sont partis).
Pas étonnant alors de voir apparaître l'ombre de Van Gogh, les Pissenlits rayonnent comme les tournesols, Monet convoqué au réveil, clin d'œil à Magritte (Ceci n'est pas une phrase), l'hommage à la grand-mère artiste, les panoramas de Portugal et de montagnes, de forêts et de bords de mers. C'est aussi une galerie de portraits défaits, et d'autoportraits sans complaisance.
Pour preuve, l'auteur avait proposé en novembre de l'année dernière une soirée dédicace d'Halloween bien pesante, « le livre idéal pour se suicider. »
Les Bribes tiennent un peu du cabinet de curiosités. On y expose les entrailles, le buste écorché, les bords de la peau délicatement épinglés à l'envers pour vous montrer le dedans. Comme le négatif photographique déjà évoqué, certains poèmes sont un monde renversé, un gant retourné : Si vous saviez combien de mes jours sont nuits.
Écriture physique, charnelle, sensuelle, corporelle, carnée, ça bouffe, ça chie, ça suinte, ça se cogne, ça secoue le vieux monde, il y a de l'amour et des suçons. Pas de perles rose bonbon, pas de haïkus sages, mais une intranquillité, qui me rappelle la pensée industrieuse :
Le nœud coulant de mes pensées
Me sert souvent d'oreiller
Ce sont aussi des évasions célestes comme dans Les Miettes, et des coups de flingues sur deux lignes. Des mots qui claquent :
En roue libre
Je me vois éclatée sur le bord du chemin
Comme si le mal faisait du bien
Les chants clairs d'une artiste en mal d'aurore, consciente de ce que la poésie peut racler le sel sur nos peaux :
Les poètes sont dépressifs
Et un tout petit peu poussifs
Ils traînent leur tronche allongée
Le long de la face du monde
Tranches de lune beaux quartiers
Qui allègrement vagabondent
En périphérie des banlieues
Guidés par l'attraction des lieux
Comme la synesthésie des Chevaux sauvages, les Bribes lâchent la bride aux mots.
Ivre de maux anciens en mots nouveaux
Quand la glaise devient chair
La glaire devient sol
Et mon écœurement croquignole
Et toujours plus ma salive je perds