Les Cent Pas

alice-h

 

 

Il commence à se faire tard, je trébuche de sommeil. La plupart du temps, on tombe de sommeil : à bout de force, on s'y laisse entraîner.

Mais certains soirs, je trébuche de sommeil : le poids de la fatigue pèse sur mes paupières, je perds le sens de la réalité, commence à m'engouffrer, et d'un coup ma conscience sursaute. Eprise d'un besoin d'écrire, elle redevient alerte.

Alors j'allume la lumière, ne prends pas la peine de chausser mes lunettes,  griffonne quelques mots, et éteins de nouveau. Maintenant que la phrase qui me hantait est, elle aussi, couchée sur le papier, je pourrais enfin m'endormir.

Mais elle fait les cent pas.

Comme on hésiterait sur un pas-de-porte à entrer chez une personne qu'on ne connaît pas, de peur de ce qu'on pourrait y trouver. Avec l'écriture, c'est pareil. Mes pensées font les cent pas, elles hésitent «  Est-ce le bon moment ? Ne devrais-tu pas plutôt dormir et voir cela demain ? » Elles se trouvent des excuses et se défilent aussi vite qu'elles ne défilent.

 

C'est difficile d'écrire parfois. Difficile d'écrire quand on ne va pas mal ou quand on va mieux. On sait qu'on a une vieille blessure qui cicatrise : on hésite entre l'oublier et ôter le pansement. Pourquoi remuer le couteau dans la plaie ? Ignorons-là et continuons notre chemin, quitte à boiter un peu.

Et puis un jour, c'est plus fort que nous. On ôte le pansement, pour voir ce qu'il y a dessous. Est-ce encore douloureux ? Est-ce qu'elle saigne encore ?

Alors les mots reviennent, d'abord doucement. La phrase qui hésitait s'est enfin décidé à frapper  à la porte, timidement.

 

La vie me paraît trop étroite quand je n'écris pas. La réalité, est bien trop petite pour pouvoir m'en contenter.

Et pourtant, le gouffre de l'écriture paraît, trop profond et trop impressionnant  pour un esprit victime de vertige. Il est des périodes où l'on ne préfère pas regarder en bas : on vit tout droit, sans se poser de questions, sans regarder ailleurs. On anesthésie la blessure par la froideur de la vie quotidienne et les calmants de routine.

Mais un jour, qu'on l'aura oubliée, on se cognera au même endroit. Et elle s'ouvrira, plus douloureuse encore, plus profonde, et béante.

Alors autant ne pas l'oublier tout de suite. Cette blessure, autant la porter en nous comme un tatouage. Et écrire.

 

On verra bien ce que cela donnera … Peut-être une écriture qui boite, mais qui se sera au moins relevée. 

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