Les Châteaux de sable
Pierre De Gerville
« Tu crois qu'il ressemble à ça ? Demanda Mathy.
- Peut-être, répondit Colin. J'aimerais bien qu'il ressemble à ça. Avec des douves et des créneaux.
- Il a des douves, celui-là ?
- Il a dû en avoir.
- Tu veux un château de petit garçon, quoi.
- C'est ça. Un château de petit garçon. »
Il sentit le contact frais de la main de Mathy qui se glissait dans la sienne. Elle avait toujours les mains froides, Mathilde. Physiologiquement incapable de jamais se réchauffer.
Ils tournèrent le dos au château de Vauvenargues qui reposait en contrebas, dans le calme absolu de la combe - avec quelque part sous terre le fantôme de Picasso. Ils marchèrent en prenant leur temps, le long des façades ensoleillées, vers la 2CV 6 Spéciale qui les attendait en haut de la rue.
Colin se demandait comment Mathilde avait les doigts aussi fins.
Mathilde pensait au château.
Le lendemain, ils chargèrent le coffre de la deuche qui encaissa le coup péniblement, en faisant grincer ses amortisseurs arthritiques. Il devait être six ou sept heures : tôt, en tout cas, le fond de l'air était encore frais. Il fallut actionner le starter avant que le moteur ne râle de sa voix suraiguë de 2CV 6 Spéciale.
Ils firent un petit crochet par Eguilles pour prendre Clémentine et Léon et la 2CV 6 Spéciale mit cap à l'Ouest en rasant le bitume sur ses étroits pneus de bicyclette, vers l'Espagne, ses châteaux et ses moulins à vent.
Colin avait bricolé un poste de radio. Il mit le volume à fond ; malgré le moteur et les courants d'air sifflant par les interstices des portières, I put a spell on you emplit la cabine.
Ils avaient pris la route de Salon, dans les étendues rocailleuses battues par le mistral. Ils passaient les Quatre Thermes lorsqu'ils le virent. Au début, ils crurent qu'il s'agissait d'un tronc décharné au bord de la mince bande de bitume. Puis, ils s'approchèrent. Il était grand, dégingandé, coiffé d'un chapeau informe qui menaçait de s'enfuir à chaque bourrasque. Il regardait passer les voitures avec le calme et l'indifférence des vieilles pierres, comme si le déplacement n'était plus depuis longtemps de son ressort. Il n'avait pas de bagage et encore moins de projet, ni aucune envie de se rendre quelque part. Mais lorsqu'il les vit, il leva son pouce.
Ils s'arrêtèrent.
« Bonjour, dit Colin. Vous allez où ?
- A Toulouse, répondit l'autre avec à propos. Bonjour.
- On peut se tasser, si vous voulez. »
L'affaire fut ainsi conclue et l'Autostoppeur trouva sa place sur la banquette arrière. Clémentine se décala au milieu. La banquette arrière d'une 2CV 6 Spéciale n'est pas une monture facile. Il y a, pile au centre, une traverse d'acier qui supporte le siège et martyrise le malheureux fessier de quiconque s'y assoit.
A Salon, toutes les routes se retrouvent et filent vers l'Ouest comme un grand fleuve. La 2CV 6 Spéciale fut prise dans le flot et tangua sur la voie de droite, dans les fumées et les remous des poids lourds.
La 2CV 6 Spéciale affronta le Mistral puis la Tramontane, l'asphalte brûlant de midi, laissa derrière elle Arles et Nîmes et Montpellier. Mais juste avant Sète, un voyant rouge se mit à clignoter comme en son temps dut clignoter Cassandre. Colin prit la première sortie. Ils se garèrent au bord d'une départementale. Selon toute apparence, cette route sinuait vers Frontignan. Ils descendirent : sous le capot pissait un liquide jaunâtre et fumant.
« On va essayer de trouver un camping à Frontignan pour la nuit, dit Colin à l'Autostoppeur. On te laisse là ?
- Frontignan, c'est déjà bien quand on va à Toulouse, répondit le mystérieux Autostoppeur. C'est comme la moyenne au bac. »
Colin ne sut pas quoi répondre et il y eut un silence gêné. Mais Colin ne savait pas dire non et les autres voulaient lui laisser l'initiative parce qu'après tout, c'était sa voiture. L'Autostoppeur resta avec eux.
Ils finirent l'étape de façon peu glorieuse, à trente à l'heure à cheval sur la piste cyclable – ils s'arrêtèrent devant le premier camping venu, qui se trouva complet, et tournèrent une heure dans Frontignan avant de trouver un établissement disponible, un peu à l'écart, arborant sur un panneau délavé nom poétique et évocateur de CAMPING NEW DAY.
Colin planta les tentes, pendant que Léon et l'Autostoppeur se roulaient une clope et que Mathy et Clémentine s'affairaient à je ne sais plus quoi.
La nuit était tombée. Sous les pins, les cigales s'en donnaient à cœur joie. Clémentine rêvassait. Le regard perdu dans la flamme bleue du camping gaz, elle attendait que l'eau boue.
Colin et Mathy étaient partis faire la vaisselle.
Léon et l'Autostoppeur roulaient une autre cigarette en écoutant les cigales. Ils n'avaient pas vraiment parlé pendant la route : communiquer dans une 2CV 6 Spéciale lancée à quatre-vingt-dix à l'heure nécessite un interphone ou les cordes vocales de Jay Hawkins.
« Vous allez où, au final ? demanda l'Autostoppeur.
- En Espagne, répondit Léon. Dans la Manche. Colin a hérité d'un château d'un gars qu'il ne connaissait même pas. Une sorte d'oncle, je crois.
- C'est vrai, tout ça, Léon ? dit l'Autostoppeur. Au son de La Manche, un étrange sourire avait fleuri sur son visage et Léon se demanda s'il était originaire de là-bas, ou s'il y avait vécu.
- C'est vrai, l'Autostoppeur. Il veut voir son château au moins une fois avant de le vendre. Nous, on l'accompagne.
- Pourquoi ?
- Mathy parce qu'elle est avec lui. Nous, parce que c'est les vacances.
- Il vaut cher, ce château ?
- Un peu, apparemment. Mais on ne sait pas trop à quoi il ressemble.
- Il va en faire quoi, de l'argent ? demanda l'Autostoppeur, les yeux dans le vide.
- Il ne sait pas, dit Léon. Colin est bien comme il est. Il a Mathy. Et il a peur de perdre Mathy en faisant des plans sur la comète parce que Mathy a peur du futur.
- En fait, c'est l'histoire d'un type qui a peur de faire des châteaux en Espagne et qui se retrouve avec un pour de vrai, conclut l'Autostoppeur.
- C'est ça, dit Léon.
- C'est complexe, dit l'Autostoppeur.
- Oui, dit Léon. »
Pendant ce temps, Colin et Mathy faisaient la vaisselle à l'eau froide. Colin frottait les assiettes avec une éponge puis Mathy les essuyait et Mathy paniquait en voyant que Colin laissait plein de taches et rinçait mal, mais elle ne pouvait pas non plus lui prendre l'éponge des mains parce que l'eau était glacée.
« Elle a pris un peu, non, Clémentine, dit Mathy qui aimait être rassurée.
- Je crois, oui, dit Colin gentiment. Tu as vu ses seins ?
- C'est sûr que par rapport aux miens… râla Mathy.
- Tu crois qu'elle est enceinte ? demanda Colin après un moment. Et puis, ils sont biens, tes seins. Ils sont jolis.
- Je ne sais pas, si elle est enceinte, grogna Mathy. En tout cas, elle fait pencher la Deuche quand elle monte dedans.
- J'aime bien tes tétons, continua Colin. »
Il essaya de prendre Mathy par la taille. C'était une erreur : on ne touche jamais Mathilde avec des mains pleines de vaisselle.
Dans la fraîcheur de la nuit tombée, ils burent leur tisane en se brûlant les paumes sur les gobelets en plastique.
Colin prenait sa tisane coupée avec de l'eau froide parce qu'il l'aimait tiède.
Mathy trempait ses lèvres dedans sans boire, parce qu'elle n'aimait pas les infusions au tilleul.
Léon prenait sa tisane brûlante, avec trois sucres.
Clémentine prenait sa tisane brûlante, sans sucre.
L'Autostoppeur s'était adossé contre un pin, un peu à l'écart. Il avait grommelé un semblant de bonne nuit avant de disparaître complètement dans la pénombre où seule la pointe incandescente de sa cigarette dessinait des formes fantasmagoriques au fil son visage ridé.
Mathilde et Clémentine allèrent se brosser les dents. L'herbe était froide et humide contre leurs pieds nus dans leurs sandales.
« Ca va, Léon ? demanda Mathy, un peu en veine de potins.
- Tu le connais, murmura Clémentine. Il ne parle pas beaucoup. »
Clémentine planta sa brosse à dents dans sa bouche et frotta convulsivement, ce qui la priva de parole pendant une bonne minute. Mathy prit son mal en patience et tartina avec dextérité une crème bizarre sur son visage.
« Il parle même de moins en moins, reprit Clémentine après avoir craché.
- Il n'a jamais beaucoup parlé, en même temps, la consola Mathy.
- Tu te rappelles de la fois où il a éclaté le vieux con ? Qui m'avait bousculée à la caisse ?
- Oui. En même temps, il l'avait un peu cherché, l'autre.
- Quand même, c'est un truc de vrai mec ça, fit Clémentine en connaisseuse. Il est bien, Léon. Il s'écrase jamais.
- Mais il ne parle pas beaucoup.
- Non. »
Clémentine prit une grande inspiration. Puis elle murmura :
« J'ai huit semaines de retard.
- Tu as fait le test ? demanda Mathy.
- Pas encore, dit Clémentine. Se serait-elle appelée Michèle Morgan ou Greta Garbo, elle aurait nerveusement tiré sur sa cigarette et plongé un regard noir et blanc transparent et lointain dans l'objectif de la caméra. Mais les sanitaires du camping se prêtaient peu au drame et leurs néons renvoyaient des couleurs crues. Alors elle rangea simplement sa brosse et son dentifrice dans sa trousse de toilette matelassée rose.
La nuit était complètement tombée. On voyait les premières étoiles. Colin et Léon s'étaient accoudés à l'aile droite de la 2CV 6 Spéciale. A quelques pas, ils distinguaient la forme sombre de l'Autostoppeur. Le phare de son mégot était éteint, à présent. Dans l'ombre bleutée, les cigales étaient devenues muettes. De la musique venait, diffuse, depuis la pool house à l'autre bout du camping. Colin jeta dans l'herbe le fond de sa tisane, qu'il n'avait pas réussi à finir.
« C'est le ventilo à l'avant du moteur, dit Léon.
- Quel ventilo ?
- Il est mort. Du coup, le moteur chauffe.
- Il n'y a pas de liquide de refroidissement ? demande Colin qui ne veut pas paraître ignare.
- Ben, c'est une Deuche.
- Ah.
- Elle ne tiendra jamais jusqu'en Espagne. »
Ils restèrent un instant silencieux. Sous son pin, l'Autostoppeur ronfla faiblement. Il avait rabattu son chapeau informe sur sa tête, façon cow-boy. On aurait dit un gros champignon.
« Tu as l'air fatigué, reprit Colin.
- Bof, résuma Léon qui c'est vrai n'était pas du genre expansif.
- Mathy m'a dit que Clémentine trouvait que tu faisais la gueule.
- Bof, fit Léon toujours aussi prompt aux confidences. Puis il grogna : Clémentine, elle doit avoir cinq ou six semaines de retard. Elle aurait pu m'en parler.
- Ca… fit Colin qui ne savait trop que répondre. »
Colin et Mathy se blottirent dans leur tente, en faisant attention à ne pas rentrer trop de terre ni d'herbes à l'intérieur. L'habitacle était toujours trop chaud. Mais le froid de la nuit commençait à se faire sentir, lorsque l'on collait son visage à la toile. Colin se pelotonna dans son duvet, essayant de trouver un creux confortable dans les aspérités du terrain, à peine atténuées par le matelas gonflable. Ils se turent un instant. Les bruits de la nuit emplirent la tente.
« La voiture est morte, dit Colin doucement. On n'ira pas jusqu'en Espagne. »
Mathy ne répondit rien, mais à son souffle pas assez régulier Colin devina qu'elle était éveillée.
« Demain, on repartira vers Vauvenargues. On fera beaucoup de pauses pour laisser le moteur refroidir. On devrait être arrivés le soir.
- Et l'Autostoppeur ?
- On le laissera à l'autoroute. Il dort sous un pin. Il est bizarre.
- TRES bizarre, appuya Mathy. »
Ils laissèrent un moment s'écouler. Ils savourèrent le silence complice comme une belle rivière assez calme.
« Tu as vu Clémentine et Léon ? dit Mathy. Clémentine croit qu'elle est enceinte.
- Je les vois bien avec un bébé, dit Colin. »
Mathilde se tut. Puis :
« Tu n'es pas trop déçu, pour ton château ?
- Pas trop, non. Ce sera pour plus tard. »
Mathilde ne fit plus un bruit et Colin crut que cette fois, elle dormait pour de bon. Il se dressa légèrement pour la regarder, faisant entrer un peu d'air froid dans son duvet.
« Il sera peut-être temps qu'on en fasse, des châteaux en Espagne, chuchota Mathilde dans le noir.
- Ou des moulins à vent ? dit Colin.
- Ce que tu veux, dit Mathilde. On va avoir un peu d'argent.
- J'aimerais bien voyager, dit Colin. Et aussi, un bébé.
- Un bébé ?
- Ca occupe, un bébé. Et puis, c'est mignon. C'est tout potelé.
- Pourquoi pas, dit Mathilde. C'est toi qui es potelé. »
Colin sourit.
« Ca fait du bien de parler un peu du futur, lui glissa-t-elle à l'oreille. »
Je voulais saisir quelques jours d'une vie (de vies), avec son passé et son futur pas encore écrit. C'est vrai que ça laisse beaucoup de possibilités... Merci pour les commentaires et désolé d'avoir mis autant de temps pour répondre...
· Il y a presque 10 ans ·Pierre De Gerville
Très chouette, mais aussi frustrant une fois qu'on est pris dans l'histoire qui laisse la porte grande ouverte.
· Il y a presque 10 ans ·hel
oui c'est bien les châteaux en Espagne :)
· Il y a presque 10 ans ·Sophie Marchand