Les contes du pigeon et de la bécasse
Christophe Leurquin
Les contes du pigeon et de la bécasse
Louis est naïf et maladroit, il débarque de sa province rurale.
Jessica est belle et arrogante, elle vient de participer à une télé-réalité.
Il est confiant et est persuadé de trouver le grand amour à Paris.
Elle est désenchantée et va de déceptions en déceptions.
Deux personnages que tout éloigne,
deux égarés qui nous emportent au cœur de leurs destinées.
Un récit conté à deux voix,
parsemé de rencontres folles, de personnages hauts en couleur et cocasses, de situations impossibles.
Deux portées de vie qui finiront, peut-être, par se croiser !
- Prologue -
Un soir dans l’Allier...
Ma Mère parle de son potager. Depuis toujours c’est pareil, dès qu’un sujet la fâche où la gêne elle embraye sur les carottes, les salades, et autres navets. Et comme de coutume mon père, taciturne, fixe son assiette sans sourciller. Avec les années, il a compris que le silence est son meilleur complice. Je baisse les yeux à mon tour et termine ma soupe, le débat est clos.
Entre deux cuillères je scrute le visage de mon paternel. Ses traits sont creusés, vieux, brûlés par la terre et le soleil. Il lève son regard vers moi et m’offre son petit clin d’œil coutumier. C’est sa seule manière de me dire qu’il m’aime. Il ne m’a jamais parlé, si ce n’est pour m’apprendre le métier, les bêtes, les champs, la mécanique. Parfois j’imagine qu’un père a pourtant autre chose à raconter à son fils.
Elle, c’est différent, elle parle tout le temps ! En fait ma mère parle mais ne dit rien. D’elle aussi j’attends depuis des années ces mots qui restent enfermés. A peine son assiette terminée, elle s’empare de la télécommande et zappe sur France 3, ce soir c’est Thalassa. Qu’importe le programme qui passe à cet instant et qui nous intéresse mon père et moi, depuis plus de 25 ans, le vendredi soir, seule compte son émission. Elle n’a jamais quitté l’Allier, elle n’a jamais vu la mer, et pourtant cette dernière n’a plus de secret pour elle.
Comme chaque semaine mon père ronchonne. Il prend sa revue, pose ses lunettes sur le nez, et tourne le dos à l’écran. Je débarrasse la table et sort dans la cour. L’air est doux, j’allume ma cigarette et la fumée monte toute droite, pas un gramme de vent. Dans l’étable, les vaches remuent, elles sont nerveuses, le temps va sûrement changer.
Souvent, à cet instant, je pense à Bertrand. Dix ans déjà qu’il est parti, dix ans sans nouvelle, dix ans qu’ils font comme si leur fils aîné n’avait jamais existé. Je l’admirais mais lui m’ignorait, il me trouvait idiot et le répétait sans cesse. Un jour il a dit : « Je monte à Paris », et il l’a fait. Moi quand j’ose simplement évoquer, comme ce soir, le nom de la capitale, ma mère parle salades et je la boucle ! Je sais que là-bas Bertrand a une femme, qu’il travaille dans un grand magasin, il a aussi un bel appartement, mais par dessus tout il a internet.
Je me suis renseigné aux télécoms, mais ils m’ont dit que la ferme se trouve hors de tout réseau, il serait trop coûteux d’installer une ligne rien que pour nous. De temps en temps Etienne, le fils du bistrot du village, me laisse aller sur son ordinateur. C’est magique, il me suffit de taper un mot, le premier qui me vient à l’esprit, et le monde entier s’ouvre sur l’écran. J’ai même retrouvé mon frère sur un truc qui s’appelle Facebook. Je lui ai envoyé un message, il ne m’a pas répondu.
Grâce à Internet on peut rencontrer plein de gens, et surtout des filles, c’est cela qui m’intéresse. Il faut dire qu’au village il n’en reste que trois de mon âge. La première sort avec Etienne, elle est la plus belle, il est le plus beau, c’est normal ! La deuxième c’est la fille du maire, pas mal non plus, mais il parait qu’elle n’aime pas les garçons, en tout cas elle se balade toujours avec une ancienne copine de classe. La troisième c’est Yolande.
Elle m’aime, c’est ce qu’elle dit. Elle vient souvent me voir et quelques fois on fait l’amour, dans ma chambre quand mes parents ne sont pas là, dans la sienne quand sa mère est sortie, dans le foin quand on a rien d’autre. J’aime bien jouir, elle me laisse aller jusqu’au bout, mais je n’aime pas Yolande. J’ai oublié de préciser qu’elle est très moche !
J’écrase ma cigarette sur les pavés. Après un dernier coup d’œil aux bêtes, j’attache le chien à la niche pour la nuit. Je vais ensuite me soulager dans le verger. C’est la liberté pour un homme de pouvoir pisser sous la lune !
Hier la mère de Yolande est encore venue parler mariage, la mienne n’est pas contre, mon père s’en fout tant que je garde la ferme. Yolande n’a pas de bien, mais il la trouve vaillante.
Il n’y aura pas de mariage, c’est décidé ! Je m’appelle Louis, j’ai 26 ans, et bientôt je monte à Paris !
...
Un soir à Paris...
Dès mon entrée dans le véhicule, le chauffeur de taxi a ajusté son rétroviseur de manière à voir en permanence mon visage, et depuis le début de la course il garde constamment les yeux rivés sur le miroir. Il ne m’a rien dit mais il m’a reconnue, je l’ai vu à son sourire. Il y a quelques mois j’étais encore une parfaite inconnue. J’ai participé à cette émission, j’ai remué du derrière devant toute la France, et depuis les gens se retournent dans la rue.
Je paie ma course. Il prend tout son temps pour me rendre la monnaie, sans cesser d’imposer à ma vue ses yeux exorbités. L’homme veut à tout pris fixer cette rencontre en lui, et moi je savoure cet instant. Je m’éloigne et tourne une dernière fois la tête vers cet admirateur, j’accompagne bien sûr mon geste de ce mouvement de cheveux qui paraît-il m’a rendu célèbre. Il reste ébahit, il a maintenant de quoi raconter à ses copains.
Qu’il m’est agréable de déambuler sur les trottoirs entre murmures et regards ! Et oui braves gens qui me croisez, vous ne vous trompez pas, c’est bien moi que vous avez admirée sur votre petit écran durant toutes ces semaines. Je suis une people, je fais la une des magazines, j’y suis arrivée !
Je pousse la porte d’une boutique, et trois vendeuses se pressent autour de moi. Elles m’offrent un siège, une tasse de thé, j’ai même droit à quelques courbettes. Il est loin le temps où je regardais ces vitrines avec désir, à l’époque les prix affichés me donnaient la nausée. Aujourd’hui je sors ma carte et tape mon code sans même me soucier du montant. J’ai touché une belle somme grâce à l’émission, plusieurs contrats sont déjà signés, et après de nombreuses séances de photos payées à prix d’or s’en suivra le disque.
La sonnerie de mon Ipod retendit, encore ma mère ! Depuis la fin du tournage, je ne l’ai vue qu’une seule fois. Je lui manque, mais c’est loin d’être réciproque. Elle me rappelle tout ce que je veux oublier, la banlieue, les boulots de misère, l’appartement minuscule d’où on entendait baiser les voisins. De plus, avec ma vieille ce ne sont que jérémiades et lamentations. Elle s’est sacrifiée pour moi me dit-elle, et elle me reproche maintenant la médiocrité de sa vie. J’ignore l’appel.
Après la boutique de fringues, je prends la direction du centre de beauté, et ce soir je dîner au resto avec le futur producteur de mon single. J’ai déjà affûté mon rôle, grand jeu de séduction au programme !
Dans le vaste salon, coiffeuses et esthéticiennes se disputent pour pouvoir s’occuper de moi. Certaines clientes osent m’aborder et me posent quelques questions, d’autres me flattent, je me rends compte que toutes ces femmes m’envient. Je réponds peu et me contente de sourire.
Encore ce portable qui sonne, ma mère, toujours ma mère, cela devient insupportable. Depuis la mort de mon père, elle s’est enfermée dans une routine dépressive, elle a tenté de m’entraîner avec elle, je me suis défendue. Je ne dois pas la laisser s’infiltrer dans ma nouvelle existence, elle est toxique, nous vivons désormais dans deux mondes différents. De plus, elle est capable de me réclamer de l’argent !
Lorsque je quitte l’institut, la foule des trottoirs est moins dense. Sans doute est-ce pour cela que je remarque immédiatement cet homme armé d’un appareil photo. Je me souviens maintenant l’avoir déjà croisé à divers moments de la journée sans y prêter plus d’attentions. Je me rue vers ce paparazzi et exige qu’il détruise ses photos. Mes images, je les monnaye et les choisit avec soin. L’homme me regarde en ricanant, il marque un temps avant de me poignarder verbalement.
Son forfait accompli, mon agresseur s’éloigne, et moi je reste immobile au milieu des pavés. Ses phrases cruelles se répercutent dans mon être tout entier « Dans quelques semaines ma jolie tu nous supplieras de te photographier. Quand les gens en auront marre de ta gueule et de ton cul, ils te jetteront, comme toutes les autres ! Tu te donnes de l’importance, mais tu n’es rien, strictement rien ! »
Je me sens soudain seule et ridicule. Je m’appelle Jessica, j’ai 23 ans, et je suis une vraie conne !