Les coordonnées

nyckie-alause

En premier lieu, ici, ce que l'on remarque c'est la lumière, une brillance qui s'opacifie dès les premières collines, comme une interdiction de progresser plus loin, une dissuasion…

Au premier pas hors de la voiture, des graviers roulent sous mes sandales en petits cris aigus, une souffrance de pierre que rien n'est venu fouler depuis si longtemps que le paysage en a oublié l'homme. 

L'acacia étend des branches acérées qu'un feuillage gris adoucit en éclats jaunes, légers. Il est le seul vivant de cet espace minéral, il est mon seul espoir d'ombre et d'une hypothétique fraîcheur qui, au fil de la journée ne pourra s'avérer que trompeuse, évidemment.

L'air de poussière sèche est traversé de mouches à la carapace argentée. Sur le sable des traces. Il ne faut pas suivre ces sinuosités car la vipère à corne revient toujours sur ses pas, je l'ai entendu dire. Pourtant, des pas de vipère, ça n'existe pas, non ? 

Je devrais bien retourner à la voiture pour changer de chaussures tant qu'il en est encore temps, non ?

Et je prendrai la gourde pleine et quelques allumettes, et la théière et le thé et le sucre. Ou je pourrais m'asseoir et attendre sans rien faire, non ?

Il doit rester dans la cantine quelques tranches de pain et quelques figues sèches. Et s'ils arrivent, ils auront faim, ils voudront boire… Je trouve  aussi quelques boîtes de conserves, de celles qui attendent leur chance au fond en se cachant pour apparaitre au moment propice, adéquat, au moment où, elles s'en doutent, on ne pourra plus leur résister. D'ailleurs, dans mes mains, quand je les soupèse elles produisent comme une vibration. Que dire ? Quelque chose de l'ordre de l'intime, de l'intimité, de l'intimation, de l'intimidation… Elles ont su attendre jusqu'à aujourd'hui et elles me signifient, l'une après l'autre, que ça va se produire, que le monde va rentrer dans l'ordre, leur ordre.

Au sommet des collines s'opère une dilution, un mélange de sable et de lumière, peut-être un peu de vent, non ?

Une gorgée, une seule, une toute petite gorgée. L'eau est saumâtre, d'un goût gris qui me rappelle… qui me rappelle un peu celui des bretzels, un peu la poussière, ce genre de saveur des pique-nique où le vin manque de fraîcheur et l'eau aussi, quand les aiguilles de pin s'accrochent dans les mailles des pull-overs que l'on a quittés pour s'en servir de coussin, ces dimanches où on se demande si l'on a bien fait de sortir, s'il ne va pas se mettre à pleuvoir quand toutes les victuailles seront installées sur la nappe à carreaux… Enfin, cette gorgée d'eau me donne faim.

J'espère qu'ils ne se seront pas égarés… Je devrais redémarrer l'auto, la rapprocher de l'arbre, tendre le double-toit de la tente pour gagner un peu d'ombre supplémentaire, un peu. Je pourrai m'installer une natte et un coussin. Je prendrai mon livre mais non. Pas ce livre. Il ne parle que de voyages et depuis que nous sommes partis ma curiosité de l'ailleurs s'est émoussée. Je n'ose pas le leur dire mais je veux rentrer, j'ai envie…

J'ai envie d'une douche, d'un air frais qui fait dire « où est mon chandail ? », d'une pomme, c'est bête une pomme, c'est rien ou presque rien, c'est juste un fruit de saison. Là-bas, d'où nous sommes partis, c'est l'automne, depuis une semaine. Les étals doivent en regorger de pommes, des courgettes, des salades… Et quand nous rentrerons, des tomates il n'y en aura plus, ce sera trop tard. Je croquerais bien dans l'une ou l'autre, la pomme, la tomate, ou les deux. J'aime ce crissement des dents dans la chair blanche et sucrée et acide et juteuse et délicate et délicieuse. J'aime l'envahissement de saveurs provoqué par la morsure dans la peau résistante et la chair éblouissante d'une tomate, les graines qui glissent dans la bouche comme une récompense pour avoir su patienter jusqu'à maturité. De la nourriture, de la nourriture d'homme, non ?

Alors que ça, ces pauvres galettes, ces figues sèches, ces boîtes sans distinction, ne sont que denrées de subsistance pour voyageurs, des trucs que l'on consomme comme un remède pour échapper à la mort.

Il fait chaud et cette chaleur me fait déraisonner. Hier encore j'étais d'accord avec eux sur l'objectif, j'étais d'accord avec lui sur le projet commun, eux marchent et moi je roule « tu nous attends là, à ces coordonnées, et si tu vois un arbre abrite-toi ». Je ne suis plus d'accord du tout, je ne suis pas sûre des fameuses coordonnées le GPS est peut être devenu fou, il a clignoté, émis trois ou quatre bips, clignoté sans humour je l'ai bien vu. Et j'écris Bips, mais j'aurais pu écrire Oups, ou Gasps car après ces bruits il s'est éteint. 

Je suis assise sur la natte, en tailleur, entourée des mouches cosmiques, j'ai sorti mon carnet et laissé le fameux livre narrateur d'expérience d'autres voyageurs au fond du sac, juste sous la trousse de toilette que je n'ai pas sortie depuis quatre jours (tiens ? un bip par jour  ?sans même un brossage de dents ? quelle coïncidence ! ). L'encre de mon stylo coule, la chaleur, c'est un outil des zones tempérées et il le revendique. J'écris « zones tempérées » au pluriel. Il s'en trouve dans les deux hémisphères… La zone d'ombre se rétrécit avec la montée du soleil. Etre au centre, s'asseoir au centre, se recentrer, manger une figue, sentir la salive qui gicle dans mes joues, le sucre, la dureté étrange de la petite queue que regarde pour la fin ou pour la faim.

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