LES CULOTTES COURTES

Isabelle Revenu

- ... rand-mère avec son caraco tout blanc, son foulard sur la tête et ses sabots vernis. Et là, c'est Jean, un de mes frères, qui est mort dans une bagarre qui a mal tourné. Ici, à genoux, il y a ...


- Et là, habillé comme un petit garçon, c'est qui grand-père ?


- Là ... là c'est une longue histoire. La longue histoire de celui qui est accroupi devant nous tous. C'est le capitaine Freddie. 


- Oh tu as connu un capitaine ?


- Les mioches ... 


- Il a un drôle de costume ton capitaine Freddie !


- C'est ainsi qu'on habillait les garçons à l'époque. Une marinière, tu vois ? Avec ce grand col carré qui retombait sur les épaules et ce calot à pompon. Et en culotte courte s'il te plaît et des chaussures montantes en cuir qui faisaient si mal aux pieds qu'il nous tardait qu'une seule chose, c'est de les poser pour grimper aux arbres ...


- Il grimpait aux arbres aussi ?


- Oh oui, il n'était jamais le dernier, courait devant nous, la bouche grande ouverte pour aspirer toute la fraîcheur du matin à s'en faire exploser les poumons, à se ramasser la figure sur les graviers quelquefois aussi. Du haut de l'arbre, les genoux et le coeur écorchés, il guettait l'horizon tout là-bas ainsi que le fait la vigie du haut du nid-de-pie. Lui aussi il en dénichait des nids de pie dans les arbres, il essaya un jour d'en dresser une à rester sur son épaule. 


- Comme Barbe-Noire et son perroquet ?


- Oui mon gars, comme Barbe-Noire. C'était un de ses passe-temps favoris. Ça et rêvasser au bord des vagues lors des grandes marées, le regard paumé au loin. Longtemps j'ai imaginé qu'il voyageait par la pensée, il avait souvent des absences, des nostalgies. Parfois des colères rentrées, alors il échappait une larme ou deux qu'il épongeait en silence.


- Il est où maintenant le capitaine Freddie ? Et son navire, comment s'appelait-il ?


- Oh ce n'était pas un capitaine pour de vrai et son bateau s'appelait la Vie. La dernière fois que je l'ai vu il n'écumait ni les mers ni les océans mais les auberges minables ou les bars louches des docks. L'était dans un sale état le Freddie. Mais il gardait ses illusions envers et contre tout. Peut-être même à cause de ça. Je me suis toujours dit qu'il n'était pas à sa place dans ce monde alors il dessinait le sien. Et des souvenirs qui vont bien. Si un jour, on devait faire un film sur ce qu'il a été, je crois que ce serait un court-métrage, une sorte de script inachevé, un livre blanc. Une belle couverture comme accroche et c'est tout. Son existence malgré tout et comme chacune de celle d'entre nous, vous, moi et celle de tous les hommes, lui a permis cette étrange mouture, ce besoin de créer, d'inventer autre chose, de vivre ses rêves ainsi que l'expliquait Lucrèce dans sa théorie du clinamen. Freddie serait tombé encore plus bas sans cela et personne ne se serait souvenu de lui. Point d'esprit versatile en lui. Vous voyez ses yeux ? Petit garçon en culotte courte il songeait déjà comment déployer ses voiles et filer vers des horizons ensoleillés et des eaux apaisées. 

Vous savez ce qu'on va faire les enfants ce dimanche ? Nous irons brûler un cierge au capitaine Freddie en l'imaginant tranquille et heureux sur son fameux bateau. Des poissons plein les cales et des rêves comblés. Et en rentrant, nous poserons cette vieille photo sur la cheminée du salon. Pour nous en souvenir à jamais. A présent, rentrons, c'est l'heure de mes gouttes, du chocolat chaud et des sablés aux amandes de grand-mère ...




Signaler ce texte