Les dessous d'Hiver [Extrait]

sadnezz

[- Seigneur, elle m'a donné une fille...
- Elle aurait sans doute préféré un mâle.
Sa main se figea sur le visage poupin, et Frayner ferma les yeux.
- Elle m'a donné une fille morte.] *


La lame crisse sourdement, la main aux ligaments nerveux semble se contorsionner avec aisance quoi que retenue. Le Von Frayner affiche une moue étrange, faciès grimaçant un peu de la langue gonflant l'intérieur de sa lèvre inférieure. Là, ainsi défiguré, il arbore un air de dogue patibulaire, tandis que la lame continue de glisser sur son menton en rasant trois jours de laisser aller. L'oeil reste arrimé au reflet de la timbale maintenue fermement dans sa main libre. Les gestes sont précis et lents, l'homme arbore un pli de concentration entre les sourcils, son faciès parait sévère, puis se détend au passage de la lame dans le sens inverse de la pousse du poil. D'abord dans le sens naturel, puis à contrepoil, enfin une descente en travers. C'était ainsi qu'il apprendrai à son fils l'art de se raser pour l'office dominical.

Nous ne sommes pas dimanche. Dehors, la journée avance. L'eau claire d'une cuvette emporte le feu des joues, Judas a perdu plusieurs années sous la lame affûtée. Son reflet le satisfait à peine. Inévitablement, il pense à la jeunesse en personne, là bas, quelque part en Béarn. Celle pour qui oui, il allait sans doute perdre plusieurs années encore. La pomme d'Adam fit un imperceptible aller-retour. Nous ne sommes pas dimanche mais Judas s'en fout. Ce jour, il attend d'être touché par la grâce. Une rencontre divine moins conventionnelle que celle à laquelle on peut s'attendre en posant le cul dans un confessionnal. L'Anaon viendra. Peut-être ce soir, peut-être demain. Viendra-t-elle comme elle est? Comment est-elle l'Anaon? Comment est-elle quand elle répond Oui à la prière de Judas? Y a t-il un sentiment de toute puissance à posséder ce qui ne peut nous posséder?

Assurément Oui. Il connait si bien ce ressentiment. L'étoffe brodée vient sécher le visage frais. Le seigneur inspire dans les fibres du tissus comme cherchant illusoirement le parfum qui manque à ses jours. Il est si seul. La vie doit parfois se résumer à sa comédie. Il passe une chemise, des brassards de cuir. La table est garnie comme un jour de fête, le lit dans ses appartements est propre et frais. Il n'a pas cherché à dissimuler les rares effets d'Isaure trainant ici et là, ni à masquer l'absence évidente de son fils. L'heure est à quelque chose de plus authentique qu'hier.

L'Hiver a décidé de s'inviter au coeur de Judas. Autant dire que Maitre en son royaume, rien ne pourrait plus vraiment le geler.

* - [RP] Le triptyque d'hyménée - Part III -

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