LES DEUX FRANCE

Edgar Fabar

Je n'étais jamais allée aussi loin de chez moi. Vingt-cinq rue Henriette, Colmar, Nord-France. La rue piétonne qui rejoint l'église, le coin pavé où j'ai passé le plus clair de ma vie. Avant le schisme de cinquante-trois, nous y vivions à trois. Je partageais la chambre sous la mansarde avec ma sœur Léo. Jusqu'à ce qu'elle s'enfuit un jour de mai. Cela fera trente deux ans le vingt-quatre. La frontière entre les France n'avait pas été érigée. La gloire de Paris existait toujours et ma mère se colorait encore les cheveux tous les dimanches. Elle et moi sommes restées longtemps à nous demander si un jour nous la reverrions. Puis, ma mère a su. Elle s'est endormie et ne s'est pas réveillée. Elle n'a donc pas connu la mise en place des Grandes Retrouvailles. L'espoir qui ressurgit, le rêve silencieux qu'un fonctionnaire frappe à la porte et vous apprenne que votre nom a été tiré au sort et que bientôt l'autorisation de vous rendre en Zone de Neutralité vous parviendra. Cela s'est produit pour moi. Pas exactement comme je l'avais imaginé. Une lettre est arrivée. Un paragraphe, un ticket et une promesse. Ma sœur m'attendrait jeudi treize au complexe hôtelier de Thonon-les-Bains en ZN.

Assise sur la banquette étroite de l'autocar, je me laisse secouée par le roulis. Devant moi, j'ai déposé la photo. Et commence la nuit. Comment est-elle aujourd'hui ? Elle sera une femme comme moi. Je n'aurai ni le droit de lui parler de la vie en Nord-France, ni de la mort de maman. Elle comprendra peut-être quand elle me verra toute seule. Une Grande Retrouvaille dure six heures. Nous aurons un repas que nous pourrons partager. Un repas préparé à la française d'avant la séparation. Dommage, j'aurais aimé goûté la fameuse cuisine sud-française. Je pense à elle petite fille en regardant les moutons se régaler d'une herbe qui n'appartient à personne.

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