Les deux ports

Christian Lemoine

De l'intérêt d'être un peu curieux on ne s'avisa, sur ce port si peu touristique qu'onc eut renseigné ce pêcheur taciturne le moindre visiteur quant aux façons de s'aller distraire en mer, que le jour où apparut sur la cale un sémillant quadragénaire, belle prestance, teint hâlé, délicate aisance et gestes mesurés. Le pêcheur concentré sur ses lignes ne pouvait considérer comme un de ses pairs tel personnage qui n'était à ses yeux qu'une apparition aussi saugrenue que l'eût été une sirène ayant gobé l'esche gigotante plantée sur son hameçon. Le bel homme inconnu, lui adressant la parole, s'enquérait d'une embarcation afin, disait-il, de se lancer à la recherche d'un ancien navire corsaire coulé quelque part au large des îles qu'on devinait à quelques encablures. Il n'obtint du pêcheur qu'un grognement inarticulé, d'où il conclut que ce n'était pas là un homme auprès de qui il eût la moindre chance d'obtenir satisfaction. Il en alla de même avec chacun des autres pêcheurs assis tout au long du môle, tout aussi taciturnes, tout aussi grommelant, tout aussi peu loquaces ou serviables. Jusqu'au maire du village qui éconduisit l'inconnu avec force mots disgracieux qu'il ne serait pas opportun de répéter. L'homme s'en retourna, quelque peu étonné, car il était prêt à payer très honnêtement les services qu'il sollicitait. Allant même jusqu'à, ainsi s'en ouvrit-il à l'acariâtre maire, proposer de faire don au village d'une partie du trésor, s'il s'en trouvait un, ainsi qu'il l'escomptait, dans l'épave coulée. Dans un petit port voisin, plus petit encore que celui qu'il venait de quitter, l'homme croisa un marin jovial dont il loua yacht et équipage. Tout dans cet autre port était sourire, bonhomie et gentillesse. L'homme alors prit le temps de savourer, avant sa course aux îles, la douceur de vivre sur ce bord de mer serein, il s'arrêta au café du port, but un bol « Chez Victor », fit quelques achats nécessaires à sa course au trésor dans le minuscule magasin d'accastillage. De la sorte put-il réaliser son rêve de flibustier et sa pêche qu'il espérait donc miraculeuse. Il s'en retourna deux jours plus tard, par le chemin d'où il était venu, laissant dans leur immuable dissemblance le port des grincheux et le port des joyeux. L'un comme l'autre plus marqué encore par le caractère de ses habitants, les joyeux tout guillerets, les grincheux plus maussades. Car, oui, l'homme avait trouvé le vaisseau coulé, et le trésor. Et comme il l'avait promis, il en fit don aux habitants du petit port. Depuis, les habitants du port souriant remercient chaque jour l'inconnu qui accrut leur plaisir de vivre. Quant aux vilains du port grincheux, ils ne regardent plus la mer mais guettent d'un œil mauvais le chemin qui mène à leur bourgade, si jamais y revenait un inconnu prodigue.

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