Les Enfants du siècle
kassiopee
Natifs du XXIème siècle.
Devant des écrans, les yeux bombardés d’images, les doigts encombrés d’objets électroniques en tout genre, les oreilles abreuvées de musiques calibrées pour plaire au monde entier, ils sont témoins, dès leur plus jeune âge, du pire : violence de l’Homme envers l’Homme, angoisse de l’économie mondialisée, mort lente de la planète sous les assauts incessants des activités humaines les plus polluantes, outrances d’une sexualisation générale à des fins commerciales, exploitation industrielle des animaux sans considération aucune pour leurs souffrances et peurs… Le monde merveilleux de l’enfance, magique et protégé, est mort en même temps que l’Innocence.
Eléa voit le jour en Espagne, accompagnant de ses cris de nouveau-né les clameurs de la foule manifestant contre la rigueur imposée par un gouvernement aux abois. Sa mère, épuisée et fière, la serre dans ses bras, partagée entre le bonheur d’avoir créé toute seule cette petite chose magnifique, si parfaite, et l’angoisse de la livrer à une vie de galères, annoncée par tous… En mettant au monde un enfant sans lui donner de père, elle sait qu’elle s’attire les foudres de sa famille, Catholique traditionaliste, et qu’elle ne pourra compter que sur elle-même. Mais c’est sans importance pour la douce madrilène, car les années passant, la perspective de devenir mère file, annihilant ses rêves de famille nombreuse, bruyante et soudée. Elle ne pouvait donc se permettre de faire la fine bouche, acceptant avec joie ce cadeau de la nature, en dépit des conditions inconfortables du temps présent.
James vient enrichir de son regard azur et de ses babillages enthousiastes une fratrie déjà nombreuse. En tant que « saint des derniers jours », sa vie sera consacrée à mériter l’amour divin en s’attachant à mettre en pratique les valeurs chrétiennes essentielles à son Salut. Cela, en l’un des nombreux temples de Salt Lake City, Utah, ses parents le promettent à Dieu dans chacune de leurs prières. Quelques semaines avant sa naissance, le prénom de James a été choisi démocratiquement, l’ensemble de la famille s’étant rassemblée autour de l’immense table qui trône au milieu de la salle à manger : Albert, George et James étaient les prénoms finalistes, Jordan, Brian et Justin, jugés inconvenants, ayant été écartés de facto par l’intransigeant père de famille. Ainsi, son arrivée prochaine avait semblé plus réelle à ses jeunes frères et sœurs qui ne comprenaient pas encore le lien entre le profil arrondi de maman-Elizabeth et la « livraison » imminente du nouveau bébé.
Laïla, fruit de l’amour passionné de deux jeunes révolutionnaires, arrive par surprise dans une Egypte en guerre. Ses grands yeux noirs étonnés illuminent ses parents, à peine sortis de l’adolescence, qui y lisent le doux présage de lendemains meilleurs. Leurs rêves de liberté et d’une société plus égalitaire prennent soudain racine dans une aspiration tangible : celle d’offrir à Laïla un avenir dont ils seraient fiers. Certes, ils viennent tous deux de familles d’intellectuels et de commerçants plus aisés que la moyenne. Mais la dégradation de la situation du pays et l’avenir bouché qu’il leur réserve les ont poussés à descendre dans la rue, avec les moins bien lotis de leurs compatriotes. Ils se sont rencontrés ainsi, lors d’une assemblée au cours de laquelle Yasmina a saisi le micro, haranguant les foules, les poussant à la révolte et inventant les slogans au fur et à mesure où elle les crie, d’une voix rauque et passionnée, quelque peu déformée par les haut-parleurs. La foule reprenait en cœur ses formules tour à tour percutantes et poétiques, ce qui enfiévrait encore plus la fougue de sa jeunesse. Le jeune homme au premier rang, chargé de faire passer le micro aux manifestants les plus exaltés, n’eut d’yeux que pour elle, et elle le sentit. Par la suite, ils s’étaient retrouvés dans la rue, jusqu’à ce que l’unique motivation à leurs manifestations ne réside plus que dans la perspective de se tenir l’un à côté de l’autre, serrés par la foule compacte et vibrante autour d’eux. Née de cet amour, rebelle et ardent, Laïla ne pourra qu’être elle aussi passionnée et insoumise, pensent ses parents, en admirant ses premières heures de vie.
Pourtant, les enfants du XXIème siècle ne sont différents en aucun point des enfants des siècles précédents. Leur soif de découvertes les remplit d’énergie. Ils rêvent d’un avenir merveilleux, s’imaginent des aventures extraordinaires, inventent des histoires incroyables. Et grandissent trop vite aux yeux de leurs parents.
Eléa rêve d’avoir un chien, à promener fièrement dans la rue, à aimer et protéger. Elle qui n’a pas connu d’amour paternel, elle saurait combler cette absence en endossant la responsabilité d’un petit être innocent et candide. Sa mère, arguant de l’argent qui manque depuis qu’elle a irrémédiablement perdu son emploi de secrétaire, refuse sèchement. En attendant de la faire changer d’avis, la petite fille propose ses services bénévoles de promeneuse à tous les heureux propriétaires du quartier. Bientôt, elle est connue de tous comme « la fille aux chiens », celle qui préfère la compagnie des bêtes plutôt que celle de ses semblables. Les enfants de son âge la montrent du doigt, elle qui n’a pas de père, même pas la photo d’un mort à leur présenter. C’est bizarre. Eléa est bizarre. Ce n’est donc pas étonnant que la petite fille se réfugie auprès des animaux, qui ne jugent pas et lui accordent leur amitié et leur confiance. Sa mère, Chrisitina, est une femme forte ; elle lève haut la tête lorsqu’elle sent sur elle le regard méprisant de certaines de ses voisines. Elle lutte pour survivre, en dépit du chômage et de la précarité, avec l’énergie dont seuls les désespérés disposent. Que sa fille ait trois repas chauds par jour, qu’elle puisse l’habiller convenablement, la soigner si besoin et lui permettre d’aller à l’école étaient pour elle autant de victoires. Lui permettre de vivre dans l’insouciance est, croit-elle, le plus beau cadeau qu’elle puisse faire à sa fille, qu’importe le petit chien qu’Eléa ne cesse de réclamer.
James veut comprendre comment est né le monde. Il se distingue de ses frères et sœurs par une curiosité pour la Nature que d’aucuns jugent sacrilège. Il se relève régulièrement la nuit, s’habillant silencieusement dans la chambrée endormie, pour sortir sur le perron de la grande maison de bois. Patiemment, passionnément, il observe alors les étoiles à travers une vieille lunette, offerte en secret par un voisin païen et donc infréquentable. En dépit de sa discrétion lors de leurs équipées nocturnes, il se trouve toujours un délateur parmi la nombreuse marmaille qui compose sa famille. Par conséquent, ses secrets n’en sont jamais vraiment. Toutefois, les regards réprobateurs des autres mamans ne manquent pas d’être bien vite réprimés par les justifications maladroites et protectrices de sa mère biologique : il est somnambule, insomniaque, sujet aux cauchemars, qu’importe ! Bienveillante, elle sait tout du manège de son enfant avec le voisin, un astrophysicien à la retraite avec qui elle n’a jamais échangé plus de trois mots. Elle s’est renseignée à son propos, tout de même. Juste histoire de se rassurer quant à ce charmant vieux monsieur, dont certains spécimens, « trop gentils » avec les petits garçons, font régulièrement la Une des journaux. Ce qu’elle découvrit à son propos la tranquillisa : ancien professeur du prestigieux MIT, il a consacré sa vie à la Recherche, publiant des thèses et articles dans les plus grandes revues scientifiques et parcourant le monde avec son épouse qui n’avait pu lui donner d’enfant, à son grand malheur. Comme beaucoup, une fois veuf, il est revenu s’installer dans sa ville natale pour y finir tranquillement sa vie. A l’aune de ces informations, Elizabeth avait conclue que cette amitié serait particulièrement propice au développement de son fils, et depuis, elle s’assurait que James puisse continuer à vivre « la tête dans les étoiles ».
Laïla ne vit que dans l’attente de mêler des couleurs, créer et s’étonner de ses créations. Elle a trouvé des pinceaux secs et de vieux tubes de couleur, accompagnés d’un grand nombre de feuilles épaisses, écornées et d’un blanc douteux, abandonnés dans un coin du bureau. Depuis que son père n’est pas revenu d’une manifestation sur la place Tahrir, sa mère déserte cette pièce qui se trouve être lumineuse et aérée malgré le bric-à-brac dont elle recèle. Il n’était pas rare que Laïla entende à travers la porte des éclats de voix, des applaudissements et même des cris de joie et des rires, lorsque son père s’y enfermait des heures durant avec d’autres jeunes hommes habillés à l’occidentale. Sa mère se contentait alors d’entrer discrètement dans la pièce, chargée d’un grand plateau ciselé croulant sous les verres de thé et les pâtisseries alléchantes, de fermer bien vite la porte derrière elle, puis d’en ressortir quelques secondes plus tard, un sourire énigmatique aux lèvres. Elle était fière de ce que son compagnon, l’homme de sa vie, préparait pour l’avenir du pays. Il semblait alors à Laïla que nulle place dans le cœur de sa mère ne lui était réservée. Lorsqu’il avait disparu, son père n’avait tout d’abord pas manqué à Laïla. Elle se persuadait que sa mère disait vrai et que celui-ci était en voyage pour se cacher des ennemis de la révolution. Les jours, les semaines, les mois passant, Laïla avait repoussé le souvenir de cet homme un peu impérieux, aimant mais absent, qui lui volait toute l’attention de sa maman. Malgré l’interdiction tacite, dès sa mère partie à son travail, Laïla s’engouffre donc dans le capharnaüm du bureau et, à même le sol, munie d’un petit bol d’eau, elle mélange les couleurs et illumine sa vie. Elle dessine les contes merveilleux que sa grand-mère lui raconte, les pyramides qu’elle n’a jamais vues, les chameaux aux blatèrements terrifiants. Et aussi sa mère, celle qu’elle aime plus que tout et dont elle ressent le profond et inconsolable chagrin plus qu’elle ne le comprend. Plus tard, elle sera peintre, elle le sait, elle le sent. Et alors sa mère sera fière d’elle. En attendant, satisfaite de sa dernière œuvre qu’elle laisse sécher, à l’abri sous l’établit encombré de lettres et affiches appelant à la révolte, elle doit courir à l’école pour ne pas être en retard.
Eléa, James et Laïla grandissent avec les contraintes propres à leur époque. Ils sont façonnés, influencés par ce qui leur est donné à voir, entendre et vivre. Malgré cela, chacun croît et se développe dans une passion qu’il ou elle aurait pu nourrir à n’importe quelle autre ère. Leurs aspirations sont celles de n’importe quel autre enfant, de n’importe quel autre siècle.
Au Moyen-âge, Eléa, jeune paysanne du Royaume de Castille, aurait pu garder dès son plus jeune âge les vaches et moutons composant les troupeaux du riche propriétaire terrien local. Elle aurait vécu entourée d’animaux, prodiguant soins et amour à « ses » bêtes sans avoir à se justifier. A force d’écoute, d’observation et de patience, elle aurait développé des techniques de dressage pour ses chiens de berger. Peut-être même aurait-elle eu le privilège d’étendre ses techniques aux magnifiques chevaux Andalou, encore peu connus à l’époque, et qui raviraient bientôt toutes les cours royales d’Europe par leur élégance et leur force naturelles.
Dans la Grèce antique, James se serait tourné vers le ciel, s’interrogeant sur l’origine des points lumineux constellant la voûte céleste. Reliant les étoiles les plus brillantes, son imagination aurait vu se dessiner des figures mythologiques, dont il aurait tiré des légendes, s’inspirant des croyances de son peuple et y mêlant ses observations de la Nature. Traversant les temps, celles-ci auraient été enseignées dans les universités comme autant d’influences dans la naissance de la pensée rationnelle et des Sciences modernes.
Remontant encore le temps, Laïla, en bonne représentante du Paléolithique Supérieur, aurait pu être l’auteur de magnifiques peintures rupestres. Jouant avec les ombres portées par des bûchers et torches, ses peintures auraient pris vie sous le regard médusé de ses frustes compagnons. Aujourd’hui, ses œuvres pariétales voyageraient dans le monde entier sous la forme de fac-similés. Elles seraient admirées de tous sous le nom de grotte de Lascaux.
L’enfant n’est pas le produit du siècle qui l’a vu naître. Seule l’ardeur innocente, la vitalité juvénile et l’ambition dénuée de tout calcul d’un môme peuvent faire changer le cours du monde. Il n’est d’espoir et de salut qu’en les Enfants du siècle.
Merci Little Wing pour ton commentaire :) J'ai effectivement essayé de peser chacun de mes mots, même s'il est parfois difficile d'exprimer correctement ce que l'on ressent...
· Il y a presque 12 ans ·kassiopee
Un texte beau, emporté par la justesse des mots et de la présentation de notre monde actuel. Trois vies, trois enfants, encore insouciants, mais pour combien de temps?
· Il y a presque 12 ans ·little-wing