Les faux-fuyants

luz-and-melancholy

Texte inspiré du roman de Julien Gracq "Au château d'Argol", publié en 1938.

Cependant le soleil en déclinant peu à peu inonda directement la salle de ses rayons presque horizontaux, couronna les cheveux blonds de Heide d'un nimbe doré, et lui prêta l'espace d'une seconde la toute-puissante importance  que communique le contre-jour aux personnages animés non moins qu'à ceux d'une gravure de Rembrandt - les yeux d'Albert et d'Herminien, attirés malgré eux par le foyer de cette féérie lumineuse, se croisèrent l'espace d'un éclair et se compromirent. Il y avait quelque chose de changé.

Quelque chose qui bouleverserait pour longtemps le fil tranquille de leur existence. Était-ce Heide transformée en madone, qui, incandescente dans ce décor sombre nourri de légendes obscurantistes, paraissait surgir d'âges immémoriaux ? Ni Albert ni Herminien ne pouvaient vraiment le dire. Le triangle amical qu'ils formaient, si intime, semblait atteindre, au milieu des hauteurs embrumées de ce château dont les sommets criaient avec ironie leur isolement, la dimension suave et onirique d'une première rencontre. Heide, l'amie gracieuse et attentive devenait là l'icône intouchable et pourtant le seul idéal à atteindre. Auréolée des désirs d'Albert et Herminien, elle portait en elle le silence d'un secret insoupçonnable, d'une révélation sourde qui menaçait plus que jamais l'harmonie amicale du trio qu'ils formaient. Car voilà qu'Albert et Herminien se retrouvaient à construire, chacun dans le mystère de leur conscience, des châteaux en Espagne où le rire de Heide, éclatant et solaire, chassait la brume épaisse et compacte.

Se penchant à la fenêtre qui révélait l'abîme vertigineuse et le danger de cette situation aussi étrange qu'équivoque, Heide contemplait les hauteurs et les pentes qui se succédaient les unes aux autres en une partition insolente, au mouvement maîtrisé et calligraphique. C'est sûr, c'était autre chose, quelque chose d'intemporel et de saisissant, qui coupait le souffle en même temps qu'il le ressuscitait. Heide était déjà loin, pour Albert qui n'osait plus la toucher, ni même l'effleurer pour simplement lui dire de faire attention. Non, Albert était plongé dans l'immobilisme terrifiant que provoquait en lui la lucidité de cette vision séraphique. Tout venait à lui comme une déferlante d'évidences refoulées, amenant le seul funeste constat qu'il aimait Heide, et que, si loin qu'elle put lui paraître à cet instant, elle demeurait à ses yeux couronnée de la gloire chimérique d'un amour impossible. De son côté, Herminien, qui voyait bien la compromission dans le regard d'Albert, comprit instantanément qu'il y avait dans cette scène quelque chose d'inédit et d'indicible, de l'ordre du malaise profond et intangible, du non-dit qui s'exprime dans un courant d'air hurlant et moqueur. Des poèmes romantiques et saturniens qu'il se récitait en silence en contemplant l'insolence candide de Heide, il ne restait plus qu'une amertume et une gêne teintées de haine et de rivalité à  l'égard de cet ami qu'il souhaitait écarter. Heide surpassait-elle la loyauté qu'il s'était toujours juré de respecter en amitié ? Fuyant la pièce pour quitter cette vision atterrante,  Herminien traversa le corridor glauque qui rattachait les deux ailes principales du château. Étroit et allongé, il était traversé d'une multitude de porte-flambeaux poussiéreux entre lesquels se tenaient de grands pans de vitraux gothiques. Au détour d'une brèche, la pensée d'un corps tombant et s'écrasant des mètres plus bas, mort incontestablement et introuvable au milieu d'arbre oblongs et resserrés, traversa l'esprit d'Herminien. Terrifié à la simple idée de cette pensée, il se retrouvait en proie à tous ses démons. Lui, prêt à tuer Albert, l'ami sacré, de toujours, pour une femme, pour une jeune femme irradiante, pour Heide ? Cette vision cauchemardesque le tenaillait et l'empêchait de bouger, des gouttes de sueur perlaient sur son front et sur ses yeux, injectés d'angoisse, ses paupières tremblaient nerveusement. Il devait fuir cet endroit, et fuir Heide, et Albert, pour enfin espérer se fuir lui-même.

"Qu'est-ce que tu fais là, je te cherche partout !" C'était la voix douce et un peu enrouée de Heide, la voix familière qui avait consolé Herminien tant de fois, et qui à présent le glaçait. Il se retourna brusquement et maladroitement, et prétexta une migraine pour ne pas laisser planer le moindre doute et stopper toute spéculation concernant l'état dans lequel il se trouvait.  Heide lui prit la main. Et dans cet instant, magique et triste, toute souffrance se dérobait. C'est drôle, elle avait toujours eu cette innocence de petite fille. Pour elle, tout était facile, et la culpabilité comme l'infamie lui étaient étrangères. Comme Herminien aurait aimé être naïf lui aussi, et comme il aurait aimé qu'elle puisse consoler son mal, inavouable, pour de vrai ! Il était incapable de dire quoi que ce soit, et pourtant, il fallait bien faire un effort, s'il voulait pouvoir la regarder dans les yeux des années encore. Alors, comme elle lui racontait tous les détails de cette journée et l'émerveillement qu'elle éprouvait devant cet endroit froid et ceint de forêt interminables, il se contentait d'acquiescer, se concentrant sur les propos de Heide pour fuir la crainte qui le vampirisait. 

Albert, qu'un désir sourd et un fantasme embaumaient, était assis sur un des remparts qui surmontaient le vide captivant, et essayait de retrouver un peu de l'oxygène que les pièces exiguës du château lui avaient pris. Habilement, il avait quitté la visite avant qu'elle ne prenne fin. Il avait réalisé avec résignation que quelque chose d'insoluble avait eu lieu. Un amour qu'il ne voulait pas regarder en face. Pour la première fois, les deux amis fuyaient une forteresse imprenable en même temps que leurs sentiments dont ils comprenaient qu'ils avaient toujours existé. Et qu'à présent, trahi l'un par l'autre sans rien se dire, il faudrait se résoudre à faire semblant. Conscient du mensonge qui pèserait sur eux désormais, Albert s'était dit en voyant les silhouettes de Heide et d'Herminien revenir des limbes, qu'il aurait aimé la voir reparaître seule pour venir déposer à son front un baiser où tout recommencerait. Une vie de laquelle il écarterait tout rival. Face aux tours qui s'érigeaient devant lui, majestueuses et impossibles, Albert vibra comme il vibrait en entendant Mozart et puis Weber. Et son désir embrassait tout l'horizon moite et ouaté.

Quand désunis tous les trois ils se retrouvèrent, Heide sourit, et dit d'un air enjoué et précieux : "Cela nous a fait du bien cette journée, je le sens. Il faudrait aller manger, avant de repartir."

Puis ils partirent, trois ombres enfumées par la brume. Ils partirent comme on part toujours d'un même pas trompeur, penauds et incompris, sans autre résolution possible que celle de laisser sur les pavés lugubres leurs émois piétinés et l'innocence d'un amour sali et criminel, que la pluie viendrait sûrement balayer et filtrer dans la pierre. Triste histoire que la pluie ne vienne délaver le coeur des solitudes humaines.

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