On a ferryboat (1)

blanzat

Janvier 2019, crise des Gilets Jaunes, Luc Ferry se distingue par son élégance : « les forces de l’ordre devraient se servir de leurs armes une bonne fois. Ça suffit ! ». Ma réponse FB de l'époque.

Je précise en préambule que je ne partage pas les propos tenus par les manifestants, ni l'usage de la violence, et il est important de dire que la violence est des deux côtés de la barrière, l'uniforme n'y change rien.
Luc Ferry appelle donc au meurtre, quels que soient ses démentis, et l'on doit s'interroger sur ce discours qui est à la fois une confiscation de la parole et l'aveu d'un affaissement de la pensée.
Ce papyboomer confisque la parole des policiers en décrétant qu'ils doivent se servir de leurs armes sur les manifestants. A t-il lu, écouté les déclarations des différents syndicats ? J'y ai vu, entendu des personnes au bout du rouleau et qui, si elles avaient le choix, resteraient chez elles ou se joindraient aux manifestants. Il confisque aussi la parole des manifestants, répartis assez vite en 3 catégories de voyous (le terme employé est "nervis", plus chic, plus mode) :

- extrême droite

- extrême gauche

- quartiers

Confiscation de la parole des « quartiers » donc qui ne sont pas extrêmes et qui n'ont aucune conscience politique non plus, a-t-on vu un quartier voter ? Quel mépris que ce mot quartier utilisé par le bourgeois de centre-ville, fourre-tout sémantique pour dire ce qu'on a à dire sans le dire, « quartier » veut dire banlieusards (nous avons en commun d'avoir fréquenté le lycée Saint Ex de Mantes), immigrés, bons à rien, assistés, profiteurs. Le vocabulaire employé est digne du café du commerce : quartiers, saloperies, salopards, l'armée, voilà un discours qui a de la tenue.
Le pourfendeur des nervis est un nanti, comprenez homme du pouvoir et qui aime ça, membre du Siècle, qui doit monter dans les aigus quand il appelle les policiers à se servir de leurs armes, quand il s'insurge que « des bandes des quartiers viennent se servir ». Homme des beaux quartiers certes mais profiteur à sa façon, se faisant payer des cours qu'il ne donne pas, remboursés par l'État à l'université Paris Diderot, il s'agit bien d'un gars d'un quartier qui vient se servir, non ? On comprend qu'il veuille qu'on tape sur ceux qui menacent sa position, de même que celle de ses amis du pouvoir. Plus jeune, il aurait volontiers donné un coup de main à Alexandre Benalla, après tout c'est servir l'État avec honneur que de matraquer des gens avec un badge de shérif. Et dansons la java des chaussettes à clous !
Luc Ferry est condescendant quand il dit soutenir le mouvement des gilets jaunes, et pas gêné de se contredire puisqu'il s'oppose au referendum, nouvelle confiscation de la parole, avec tout de même cette subtilité qui l'honore : « les gens répondent non pas à la question posée mais à celui qui la pose ». C'est vrai, et celle qui tient le porte-document touche 176 000 € de traitement annuel. C'est vrai, cette histoire de referendum cadré par ceux qui ont le pouvoir ira toujours là où ils veulent qu'il aille. Luc Ferry stigmatise, catégorise, mais s'oublie dans sa caste.
Condescendant encore : « n'iront dans ces débats que les gens qui voudront y aller [tautologie]. Très souvent dans ce type de débat, les gens qui iront bavarder c'est le café du commerce. C'est les gens qui n'ont rien à faire ». Comprenez les chômeurs et les retraités, pas les quartiers parce qu'ils n'ont pas de conscience politique, souvenez-vous. Autre preuve que la parole est confisquée : « les gens iront bavarder », ils n'iront pas s'exprimer, ils n'iront pas porter leur propre parole, non, souvenez-vous que la dictature c'est ferme ta gueule et la démocratie c'est cause toujours, mais quand on appelle la police à frapper ceux qui s'expriment, est-ce qu'on ne verse pas dans le ferme ta gueule pour de bon ? « Qu'ils se servent de leurs armes une bonne fois », qu'est-ce que ça veut dire ? Qu'ils tapent dur et que le type en face ne se relève pas ?
Quel courage que d'alléger son discours a posteriori en parlant d'armes non létales ! Qu'il m'explique alors la différence avec ceux d'en face armés de bâtons ou de gants coqués, un caillou c'est pas plus létal qu'un flashball, non ? Pour Luc Ferry, le flic peut matraquer et le civil tend l'autre joue. Un flic tabassé au sol est bien malheureux, j'en conviens, mais ni plus ni moins qu'un manifestant ou un journaliste tabassés par des flics. La violence c'est la violence (autre tautologie), même en uniforme.
Enfin, cet appel à l'usage forcené d'armes non létales est bien à côté de la réalité, puisque les flics utilisent tout ce qu'ils ont, y compris des grenades, et en grandes quantités, et ils tuent, c'est une vérité. Que faut-il de plus pour satisfaire Luc Ferry, qu'ils tuent encore plus ?

Passons maintenant à cet affaissement de la pensée, dont Luc Ferry est un nouvel exemple, citant l'armée française, si puissante, et qui devrait écraser les dissidences. Cette armée si forte, si fière, et pas un soldat pour empêcher les massacres en Syrie, personne à la frontière du Mexique. N'y aurait-il pas plus d'honneur à ouvrir les Champs Élysées à ceux qui s'expriment, sans les réprimer, et à s'opposer aux vraies injustices, celles commises par Poutine, Trump, Assad, Total, Amazon et les autres. Les exemples sont nombreux où l'armée serait nécessaire, mais je ne suis pas un va-t-en-guerre, à la différence de Luc Ferry, BHL, Macron et tant d'autres. Je suis attaché à la philosophie de celui qui dit qu'il vaut mieux subir l'injustice que la commettre, je suis attaché à l'impératif catégorique, si joliment illustré par cette pancarte que tenait une dame dans une manifestation : « moi aussi je veux payer l'ISF ». Cette dame a du Kant et elle me plaît.
Voilà l'erreur de Luc Ferry, de croire que la violence mettra fin à la violence, le raisonnement est une régression à l'infini puisque la violence appelle la violence, des gens violents face à des flics violents, des flics violents face à des gens violents. Cela s'appelle de la répression, un crime d'État qui tire sur sa propre population. En tant que philosophe, en appeler aux armes et à l'armée, c'est prôner littéralement un fascisme (tout dans l'État, rien hors de l'État, rien contre l'État). L'ancien ministre de l'Éducation a certes défendu la laïcité, il a pourtant omis comme ceux avant lui et après lui de revoir cette idéologie inoculée aux enfants, qui consiste à entretenir le récit national, à faire aimer la patrie plus que soi-même, ainsi que le dit la Marseillaise, la mort en chantant, la guerre comme seul salut, le sang impur de celui qui m'est étranger.
C'est une pensée bien pauvre que celle de Luc Ferry, qui aborde les questions d'actualité le coude sur le zinc, en appelant à taper plus fort, en rejetant certains dans leurs quartiers et dire que la violence est le fait des extrêmes. C'est oublier que nous sommes marchands d'armes, pourvoyeurs de violence, champions du nucléaire, capables d'anéantir des villes et des régions entières. Pensée faible de celui qui défendrait l'idée que la meilleure arme est celle dont on ne se sert pas. Une politique de dissuasion est aussi une politique de restriction des droits fondamentaux. Il est hypocrite d'appeler aux élections comme seule alternative, nouvelle confiscation de la parole « des gens » pour élire ceux qui ne veulent rien d'autre que préserver leurs privilèges. Luc Ferry ne devrait-il pas appeler au désarmement ? à la justice sociale ? au respect de l'environnement ? Homme de brigue, il préfère porter son discours sur de malheureux policiers. C'est son choix, mais ce choix relève d'une certaine forme de folie, puisque sa raison n'a pas su trouver de meilleure option, ce qui nous sépare de la folie furieuse, de la folie meurtrière, n'est pas plus épais qu'une feuille de papier, Luc Ferry le sait.

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