Les hollandais volants
Christophe Prevost
Les hollandais volants
La voiture roule à vive allure.
Il passe le péage et s’engage sur la Nationale.
Il n’est pas causant car il est préoccupé par le silence anormal d’un oncle qu’il aime et qui est fâché avec toute la famille sauf avec lui.
Encore une histoire de famille, une histoire ordinaire pour une famille ordinaire comme il en existe tant d’autres et non des moindres.
Des fâcheries on ne peut plus insignifiantes mais qui vous pourrissent la vie. Gérard était le seul lien avec lui car les enfants, c’est bien connu, n’y sont pour rien dans ces histoires de grandes personnes.
Juste après la sortie, à peine un kilomètre plus loin de l’Aire d’autoroute, une voiture pleine à ras bord est en stationnement. Un couple et ses trois enfants se disputent à tour de rôle dans un dialecte qu’il n’entend pas.
«Vous êtes en panne ?...»
Une famille de sourds ?...
Ca serait bien la première fois.
Il descend de sa voiture.
«Vous voulez un coup de main ?...»
Un peu confus par cette «nouvelle» langue qu’il ne connaît guère (et Dieu sait s’il en connaît des choses !) il se prend un peu pour le Messie, une sorte de Sauveur des Autoroutes, que les Hommes n’ont même pas eus l’intelligence de citer ni dans le «Guide M.» ni dans les Saintes Ecritures.
«Je ne sais pas...» dit le mari «... Je comprends pas... C’est la première fois...»
L’accent est fort.
La famille est blonde des pieds à la tête et pleine de coups de soleil à faire peur,
de la tête aux pieds.
«Ouvrez le capot...»
Le silence se fait comme pendant une auscultation.
«Vous connaissez ?...»
«J’ai été garagiste... Ohlà ça fuit de partout... C’est un problème de durite...»
«Durite ?...»
«Oui... Ein duriten...»
«Duriten ?... C’est quoi ?...»
«Un tuyau... Celui-là... Je vais chercher ma trousse...»
Le médecin des voitures revient avec sa trousse dans une main et son portable
multifonctions dans l’autre.
«J’ai traduit «Durite» en allemand et voilà... C’est un problème de... (il lit avec un
très fort accent français bien de chez nous :) ... «... Schlauch... Schlauch...
Ein schlauch !...»
«Ah... Een slang... Oui oui, c’est ça... C’est bien ça... Een slang... Nous sommes
hollandais, pas allemand... Vous comprenez ?...»
«Ah bon ?... De toute façon ça change rien, faut la remplacer... Vous avez une
assurance ?... Faut appeler un dépanneur et à cette heure-ci, en plein Week-end
de Pentecôte, vous trouverez personne... »
«Ah...»
«Si vous voulez on peut la remplacer provisoirement avec un cou de poulet ou de coq... Mais faut en trouver un !...»
«Un poulet ?!...»
«Oui je l’ai vu faire par mon oncle... Seulement ça prend du temps parce qu’on doit en trouver un et dans le coin... Peut-être dans le bois là bas...»
L’Homme providentiel s’avance lentement dans cette petite jungle improvisée.
Il a prit une paire de jumelles dans sa voiture et fait des bruits bizarres avec sa
bouche, ce qui fait rire les deux pré-ados qui les ont rejoint lui et leur père.
«Moi c’est Gérard... Enchanté...»
«Moi c’est Gerben... Lui c’est Frederik, ma fille Antje... La petite avec ma femme c’est
Heleen et ma femme c’est Geertje...»
Le commando progresse difficilement dans ce bois hostile.
«Ca remue par là bas...»
«Et ça marche aussi avec le...»
«Oui, je crois...» murmure-t-il en réglant ses lentilles.
Il n’y a plus un bruit, comme si une entité suprême avait avait coupé tout son, sauf celui d’un chant rauque et sonore, juste derrière eux.
Un combat inégal se déclenche.
Comme dans une arène, ce pauvre emplumé de faisan essaie de se défendre dans ce bois hermétique contre les assauts de ces «deux pattes».
Une heure plus tard, nos trappeurs d’autoroute reviennent avec leur butin, fatigués mais contents.
«Au fait vous avez une tente ?... Si on doit attendre Mardi... »
«Dans la voiture oui...»
«Dites à votre femme qu’il faut planter votre tente dans le bois... Je sais c’est pas évident mais faut le faire... Moi je vais faire un feu...»
Ce qui passait pour une évidence pour Gérard, fut traduit comme une hérésie par son épouse Heleen qui mis tout son coeur pour éviter d’avoir à déménager l’intérieur de la voiture afin d’installer un camp de base à la lisière de cette modeste forêt.
«You are crazy, completly crazy...»
Gérard qui ne parlait pas un mot d’anglais la remercia chaleureusement d’un
magnifique «Sanc You...» .
Elle crut qu’il se moquait d’elle mais n’en était pas sûre.
«Dites lui d’aller s’approvisionner en eau, là bas à la boutique de la station...»
L’homme traduisit et la réponse fut brève et dans un langage inapproprié pour la
circonstance.
«Elle est toujours comme ça ?...»
«Non... Mais c’est pas habituel pour elle...»
«Pour moi non plus...»
«Moi pareil...»
***
La fin de la journée arriva vite.
Deux tentes étaient installées côte à côte et les enfants collectaient du petit bois, tandis que la mère résignée avait sorti le nécessaire de camping et s’activait à la préparation d’un plat de pâtes à la sauce hollandaise (sa spécialité), elle pour qui faire à manger n’était pas sa tasse de thé.
Normal pour une hollandaise.
Les hommes se pointèrent avec la voiture de Gérard.
Gerben était au volant, un brin satisfait.
«J’aime bien cette voiture elle est facile à conduire...»
«Et tu vas voir, pour te garer c’est un régal...»
Ils avaient fait quelques courses dans la seule superette du premier village à deux kilomètres et Gérard s’était proposé d’acheter les boissons tandis que Gerben
choisissait les déserts.
Gerben salua tout le monde dans un hollandais parfait et ses trois enfants se
précipitèrent pour aider leur père.
C’est pas mignon tout ça !
On déballa les affaires et Gérard entreprit d’allumer son feu, lui qui n’avait pas été scout depuis trente cinq ans.
«Je vais m’occuper du faisan, vous continuez avec le feu ?...»
«Ma femme oui... Moi je viens...»
Nos touristes étaient ravis de jouer les Robinsons.
«Je préfère que vos enfants restent avec votre épouse, le temps que je le
découpe...»
«Pas de problème...»
Gerben traduisit la consigne et suivit les pas de Gérard.
Environ trois cents mètres plus loin, Gérard sortit son «Leatherman», mesura la
partie du cou dont il avait besoin puis coupa délicatement dans la chaire encore chaude. C’était la première fois que Gerben assistait à un dépeçage de la sorte et quand Gérard eut le cou dans les mains, il manqua de peu de vomir tout son «quatre heures».
Dit alles voor een slang ! («Tout ça pour une durite !»)
Gérard le nettoya avec de l’eau.
«Si ça vous arrive de nouveau, faut le nettoyer avec de l’eau pauvre en sodium, parce que le sodium ronge... Et pas de calcaire...»
«Ah...»
Une fois le cou bien sec, il s’attaqua à déshabiller l’animal.
«Je peux essayer ?...»
«Oui bien sûr... Pendant que tu fais ça, je vais nous servir un apéro... Tiens...»
«Merci...»
«A la tienne... Santé comme on dit ici...»
«Chez nous on dit «proost» !...»
«Alors... Proost...»
Greben expliqua pourquoi et comment lui et sa petite tribu en étaient venus à passer les vacances dans le sud ouest.
«Nous louons la même maison depuis cinq ans... C’est formidable... Il y a le soleil... L’eau est froide comme chez nous à Scheveningen... Mais on mange bien... Et il y a les vagues, elles sont...»
Il détailla avec un enthousiasme presque effrayant comment il avait failli perdre son épouse dans un rouleau, sur une plage abandonnée, parmi coquillages et crustacés.
Il mima la taille de la vague et Gérard se dit que cet «engouement» devait être dû soit à un problème d’interprétation du hollandais vers le français soit au fait que
Greben ne supportait pas l’alcool à cause d’un diabète de type II qu’il ignorait jusqu’à son retour chez lui.
Ils observèrent une minute de silence pesant, durant laquelle Gérard médita sur sa condition d’être humain.
Qu’est-ce que c’est gentil un hollandais !... C’est simple... Et en plus ça parle
français !
On s’activa rapidement à faire griller l’animal.
La soirée s’annonçait gaie et chaleureuse et Heleen se décoinça avec le vin mais toujours dans un anglais qui ne rentrait pas dans l’oreille de Gérard.
***
Vers cinq heures du matin, quand tout le monde dormait profondément pour avoir alimenté les braises toute la nuit, Gérard enfila le cou du faisan à sa place et serra les colliers avec son «Leatherman». Puis il fit tourner le moteur cinq bonnes minutes.
Le bruit régulier du moteur réveilla Greben.
«Bravo !»
«Chut... Faut d’abord voir si ça peut tenir... On se fait un café ?...»
«Oui oui...»
Gérard coupa le moteur et s’assit devant le feu de camp.
Si j’avais pas vu mon oncle faire...
Ils déjeunèrent dans ce paysage de campagne au son des oiseaux et à la lueur des premiers rayons de soleil. Lorsque le repas fut terminé, la petite famille nettoya le site et Gérard donna ses instructions.
«Roule doucement, tout droit jusqu’au village d’hier... C’est pas très loin... Moi je te suis au cas ou... Ok ?!...»
«Ok...»
Ils n’étaient pas déjà partis, qu’arrivaient deux voitures de la Gendarmerie sur le camp de base. On tenta de prendre des empreintes, sans succès, on «renifla» le reste de cendres mouillées depuis peu et on chercha un quelconque indice de présence humaine.
«Je les ai aperçu ce matin en me baladant avec mon chien» dit le propriétaire du champ et du chien «J’ai préféré vous appeler, comme j’aime pas les squatters...»
«C’est vrai qu’ici, on en a beaucoup de.. squatters... Allez, on dégage...»
Le déplacement inutile n’eut pas l’heure de faire rire le Brigadier Chef,
qui connaissait bien l’homme.
Gérard quitta ses nouveaux amis hollandais avec la ferme intention d’y aller un jour.
Ils échangèrent leurs coordonnées et gardèrent le contact les années qui suivirent.
En route pour la villa de tonton Yvon, qui l’avait surnommée «La ville Magyar» , du fait
de ses multiples pérégrinations culturo-donjuanesques, Gérard ne put
s’empêcher de se remémorer les siennes à travers l’Europe, grâce à ce fameux billet de train qui permettait de circuler librement.
C’était le bon vieux temps de ses propres rencontres hasardeuses, inassouvies
parfois, inachevées souvent. S.A.C.D. 252343