Les Jours d'Avent

obrisko

1er décembre, jour du coucou

Plus de peur que de mal en réalité. Mais comme réveil, j'aurais préféré une méthode plus douce qu'un coup sur la tête avec je ne sais quel objet à la fois plat et creux. J'ouvre les yeux. Albéric se tenait là, avec, en mains, un rectangle presque aussi grand que lui.

"Papa, c'est aujourd'hui que je peux prendre un chocolat dans la petite fenêtre?"
Oui oui, tu peux entamer ton calendrier de l'Avent ce matin. Trouve le chiffre 1, allez, c'est derrière le cadran du coucou regarde!


Le petit garçon s'empresse d'ingurgiter les quelques grammes de mauvais chocolat industriel en forme d'horloge.


Il est temps de se lever. Nous petit-déjeunons. Albéric avale goulûment son chocolat chaud, tandis que je reste là, pensif, à regarder fixement ma tasse de café refroidir.
Nous nous habillons. Noir et nuance de noir pour moi, ce que je trouve de plus sinistre pour Albéric. J'opte finalement pour cette affreuse tenue bien-pensante que sa mère aimait tant, mais, après tout, n'est-ce pas d'elle qu'il s'agit aujourd'hui? Mon garçon sera donc déguisé en parfait petit communiant, engoncé dans une blouse bleu marine et affublé de son col claudine blanc réglementaire.


Quelqu'un sonne à la porte. Jean-Patrick, le beau-père rubicond, fait une tête d'enterrement des plus appropriées. Un vent chaud très inattendu s'engouffre dans la maison.


- Où va-t-il tomber celui-là?, fit mine de s'interroger le sexagénaire. Dans l'Atlantique? Passera-t-il de l'autre côté et ce sera alors pour Pearl Harbor?

Je n'avais même pas jeté un regard à la sphère incandescente qui donnait à ce premier matin de décembre un air de 6 août 1945.


- Nous le saurons bien assez tôt. Ou pas, mais cela n'aura alors aucune importance car alors cela signifiera que nous serons pulvérisés en milliards de particules. Allez mon vieux, en attendant notre propre fin, allons rendre une dernière visite à ma fille.

Le vieux break Ford attendait derrière l'allée. Nous nous installons, puis Jean-Patrick met le contact. Nous traversons le lotissement à moitié désert.


"Je vais éviter la sortie nord de la ville, mieux vaut passer à travers le plat de nouilles.


Nous bifurquons vers la droite, le long de l'hippodrome, avant de tourner du côté du quartier d'habitat social et de rejoindre enfin le Bout des Landes.


Alors que le cimetière-parc est en vue, un véhicule noir surgit derrière le break, pétaradant et lançant des appels de phares.


- Imbécile, là c'est le nord, pas l'est, tu es complètement à l'ouest mon vieux!, rugit Jean-Patrick.


Il se gare. Le corbillard, car c'est un corbillard, en fait autant. Nous sortons simultanément.


- Désolé Monsieur, s'excuse le chauffeur. Il y a une cérémonie et j'ai dû faire face à un contretemps... Vous êtes peut-être la famille?


J'acquiesce.


- Deux de mes gars ne sont pas venus ce matin, je sais, ils s'étaient engagés et je vous avais dit que... Enfin voilà, ce que vous savez...


- Je comprends. Bon, le père Randriassamy doit nous attendre, déjà qu'on a préféré renoncer à la cérémonie religieuse vu qu'il n'y aurait pas eu grand monde, ne le fâchons pas outre mesure.

Le cercueil est extrait du corbillard. Les quatre hommes sur les six habituellement requis ne semblent pas peiner outre mesure sous le poids. Et pour cause, pensais-je tristement. Déjà qu'elle ne pesait pas bien lourd, en plus vu ce qu'il en reste... Le modeste cortège s'anime alors, en direction d'une contre-allée à peu près à mi-parcours, dans un carré composé de tombes aux sculptures récentes reproduisant grossièrement un style art nouveau. J'ai pris ce que la personne de l'état-civil encore en place a pu me donner.

Arrivés au lieu de sépulture, un vieillard nous y attend, en tenue d'officiant.

- Mais vous n'êtes pas le père Randriassamy!

- Non, il est parti lui aussi. Je suis le père Laurent, j'ai été le prêtre de l'église Saint-Dominique. J'ai dit à mon jeune collègue d'aller dans les montagnes en lui proposant de le remplacer. Moi j'ai quatre-vingt-deux ans. Tout cela n'est pas grave pour moi. Je ne suis plus très loin de Dieu, qu'il me rappelle à lui ou qu'il nous punisse collectivement! Mais commençons. Que lui est-il arrivé à votre épouse ?

- Un chauffard qui fuyait la ville l’a renversée route de Rennes alors qu’elle traversait au feu vert piéton. Elle a fini son vol à vingt mètres, dans l’aubette du Chronobus. Je suppose que la ville m’enverra la facture pour les dégradations ?

Le vieux prêtre expédia la cérémonie d'adieu et, quelques pelletées de terre plus tard, ce fut tout. De mes dix ans de mariage ne restait qu'une petite plaque sur une dalle en marbre gris surchargée d’ornements de grossière imitation Art Nouveau, et un petit garçon tétanisé.

Nous faisons demi-tour. Jean-Patrick traverse sans coup férir les tours encore garnies d'habitants du Chêne des Anglais et nous ramène chez nous.

- Maintenant, vous devriez partir vous aussi, dit-il

- Oui nous prenons la route, et on verra bien. Vous venez avec nous ?

- Non, vous le savez, c'est un hasard des circonstances, j'avais pris un billet pour Prague, mon avion décolle tout à l'heure. A moi le Hradcany, l'université Charles et les bières de Plzen ! Après, on verra comment occuper les jours qui restent. Rentrer à Nantes ? Passer de Prague à Budapest ? Pousser jusqu'à la Transylvanie subcarpathique ? Nous verrons. Allez, sauvez-vous, vous avez une semaine de retard sur les premiers néo-montagnards !

- Ils laissent décoller les avions avec tout ce qui vole au-dessus de nos têtes ?

- Oui, à basse altitude, mais plus pour très longtemps, et les annulations sont fréquentes. Si je suis bloqué, alors j’aviserai… Mais j’ai confiance, dans cette direction ça devrait aller, ce n’est pas comme si j’allais à Cancun ou en Thaïlande.

- Bon voyage alors. Et bonne chance.

- Bonne chance à vous aussi. Que Dieu vous garde.

- Bof, laissez Dieu en-dehors de tout ça, c'était ma regrettée femme qui croyait à toutes ces fanfreluches. Remarquez, nous serons bientôt fixés.

- La mienne aussi après tout. Au plaisir donc.

Nous rentrons prendre nos valises. Je regarde rapidement la télévision. Au milieu des crépitements, pas de nouvelles de la catastrophe, seulement Jean-Pierre Foucault en train de présenter le Sidathon comme tous les 1er décembre. Il est midi et le compteur au bas de l'écran indique un montant de promesses de dons ridicule. Courageusement, Jean-Pierre Foucault lance un vibrant appel : « Chers téléspectateurs, et notamment ceux qui ont peut-être trouvé un abri pour l'après-21 décembre, je sais bien que a plupart d'entre vous, moi y compris, nous ne survivrons pas à l'apocalypse annoncée. Mais parmi ceux qui auront la charge de reconstruire l'Humanité, certains auront le sida. Alors, je m'adresse aux survivants éventuels comme à ceux qui périront : donnez une chance à la lutte contre le sida le Jour d'après !

Pour l'état précis, j'écouterai une radio d'information sur la route.

Nous mangeons une dernière fois à la maison, puis, à 13 heures 30, je charge notre Peugeot et nous prenons la route en direction de l'est, Les Vosges, le Jura ? La sécurité, avec les Alpes ? Les Alpes suisses même ? Les Ardennes ne pourraient-elles pas suffire ?

En définitive, la circulation n'est pas trop dense, beaucoup de Nantais ont déjà fui depuis le 25 novembre et le Grand Echec des humains à assurer leur propre survie. Albéric s'endort malgré le passage régulier de boules de feu au-dessus de nos têtes.

Soudain, alors que je sortais à peine de l'agglomération nantaise, une explosion retentit au-dessus de la voiture. Que faire ? J'ouvre alors le toit vitré et, tout en maintenant le volant droit pour tenir le cap du monotone ruban d'autoroute, j'essaie de voir ce qui se passe là-haut.

Un incendie semble s'être déclaré dans le ciel et se rapproche de nous. Que faire ? Rouler, accélérer, fuir. Les boules de feu du ciel semblent à présent retomber en pluie autour de moi. Que faire, mais que faire ?

Un bloc rougeoyant traverse mon champ de vision pour retomber là-bas, à droite de la route. Pris par ma vitesse, j'ai à peine le temps de reconnaître les restes d'un hélicoptère de la Gendarmerie Nationale.

Le danger est partout. Parviendrai-je seulement à rester en vie avant la grande échéance du 21 décembre ? Il faut avancer sans perdre une minute.

Cholet, Saumur, Tours, Orléans, Montargis. L'après-midi est épouvantable. Je ne pouvais m'empêcher de penser qu'en passant par Paris, j'aurais paradoxalement pu éviter pas mal de Parisiens. Je pense à cette bulle d'hélicoptère, à ces météores qui, ici, avaient provoqué un incendie de forêt, là avaient enfoncé une autoroute sur vingt mètres de profondeur. A Sens, je dois choisir : remonter vers Troyes, Saint-Dizier, Nancy puis les Vosges, ou partir vers la Haute-Marne puis le Doubs vers le Jura. Route nord ou route sud pour éviter d’être encalminé dans de gigantesques embouteillages, tel un marin aux abords de l'anticyclone des Açores. A mesure que l'on s'approche des massifs de l'est de la France, je constate avec inquiétude la densification du trafic : n'ai-je pas pris le départ trop tard ? Que pouvais-je faire d'autre, refuser des obsèques décentes à la mère de mon fils ?

Un caillou tomba sur un camion peu après le panneau de pré-signalisation pour la bifurcation vers Chaumont. La cause semble entendue, nous partons vers le nord-est.

Et pendant ce temps, Albéric dort à l'arrière. Le pauvre garçon s'est nourri de sandwichs sans quitter l'habitacle. Il ne s'est jamais plaint, n'a rien laissé transparaître de sa détresse, de la mort de sa mère, de son effroi face à notre probable fin. Si jeune, si courageux.

Il est temps de faire un point sur les événements. Lors de son flash, la radio d'information commence par faire état du crash d'un avion effectuant la liaison Nantes-Prague, frappé par deux météorites au-dessus du lac de Constance.

Mon Dieu. Jean-Patrick.

Je dois m'arrêter. La nouvelle est trop violente. A la première aire de repos, je quitte l'autoroute, et tant pis s'il y a trop de monde. En effet, lorsque l'opportunité se présente de faire une pause, je ne puis que constater que l'aire est saturée. Les gens sont garés en double voire triple file autour de la station-service et de la cafeteria. Après une vaine ébauche de comportement civique au volant, je fais comme les autres et stationne comme je le peux. Nous descendons de voiture. Albéric s'étire, mais, très vite, il retrouve le sourire à la vue du fast-food à la devanture jaune et rouge. C'est d'accord, nous entrons prendre quelque chose de chaud.

En définitive, malgré l'affluence, nous n'attendons pas longtemps notre tour et, en moins de vingt minutes, nous sommes servis et installés à une grande table, au milieu d'autres personnes à la mine aussi défaite que la nôtre. Albéric savoure l'instant présent. J'aimerais tellement lâcher prise, mais je n'ai pas le droit. Je tais le probable décès de son grand-père. Je ne peux pas l'anéantir davantage. Il a fini son hamburger et me demande s'il peut aller dans l'espace dédié aux jeux pour les enfants. Bien sûr mon bonhomme, aucun problème, je viens te rechercher quand je serai au bout de mon menu. Il se lève. Les larmes perlent sur mon visage, les digues commencent à céder.

Non, pas tout de suite. A l'extrémité de mon champ de vision, à travers les baies vitrées, j'aperçois au loin notre voiture et, du côté de la vitre passager, un homme collé à la glace en train d'examiner l'intérieur. Je me lève. Je me rasseois aussitôt. Juste à ce moment-là, alors que le curieux s'apprétait à briser une vitre avec un objet long, peut-être un tournevis, un groupe de six personnes d'apparence ordinaire, deux femmes et quatre hommes, ceinturent l'individu sans un mot et le rouent de coups. Puis, lorsque le passage à tabac cesse et que la personne gît sur le sol, le groupe se disperse le plus naturellement du monde, comme s'il s'agissait d'un flashmob. Tout juste en partant, l'une des deux femmes avait griffonné un papier ensuite glissé dans l'encolure de leur cible.

Nous sortons. Je me précipite vers l'homme, mal en point mais qui respire sans difficulté. Le papier glissé dans le pull s'est entrouvert, et laisse peu de place à l'équivoque : PILLARD. Qui étaient ces gens ? Une sorte de milice anti-criminalité ? La seule chose certaine à faire est de reprendre la route. Pour la résolution de cette énigme, nous verrons sans doute cela dans une autre vie.

Et c'est reparti. L'ennui de la conduite autoroutière et la contrainte d'un trafic dense, avec des dangers mortels sur la Terre comme au ciel, forment le sabre et le goupillon d'un même asservissement. Je tombe de sommeil mais, comme les cieux semblent s'apaiser et que les blocs rocheux tombent moins nombreux, il faut peut-être en profiter.

C'est alors que j'aperçois un banc de brouillard stagnant en bas dune longue rampe. Un autocar s'apprête à y pénétrer. Il actionne ses feux antibrouillard puis disparaît à l'intérieur. Des voitures suivent, et, déclenchent leurs feux de détresse. Prudence élémentaire, ralentissement, ou problème véritable ? Difficile à dire tant la masse nuageuse semble compacte.

A mon tour. J'ai déjà considérablement ralenti lorsque j'entre dans la purée de poix, tous feux allumés. Mais qu'est-ce donc ? Le pare-brise de la Peugeot est comme bombardé par des minuscules mais très denses gravillons. J'ai perdu de vue l'Audi qui me précédait, où est-elle ? Ma voiture roule encore et pourtant elle est comme ensevelie. Je dois choisir entre accélérer pour sortir de là le plus vite possible ou piler pour éviter un accident, sachant que chaque branche de l'alternative est également accidentogène.

Mon choix est fait.

2 décembre, jour du cheval

J'appuie sèchement sur la pédale de frein, tout en dirigeant légèrement la voiture vers la droite, là où la bande d'arrêt d'urgence est censée se trouver. Nous nous arrêtons. Malheur ! Des phares surgissent droit sur nous. Mais le poids lourd était prudent et sa lucidité non seulement nous évite un choc fatal, mais nous protège par sa masse d'autres collisions. Je remarque alors une ombre devant nous : je ne suis pas le premier à avoir choisi de ne pas traverser, de sorte qu'un choix contraire se serait soldé par un accident.

Et tandis que les petits impacts de gravillons grèlent la carrosserie, j'explique à Albéric la situation, avec des mots simples et pas trop négatifs. Au bout d'une heure enfin, la nappe commence à se dissiper, et les véhicules repartent les uns après les autres. Je sors rapidement nettoyer le pare-brise à la main, et d'en extirper le dépôt à la fois dur et collant. Et c'est notre tour.

Il est plus de minuit. J-19 et quelques heures. Dans le ciel orange, une masse patatoïde enveloppée d'une vapeur rougeâtre erre tel un vaisseau fantôme. Plus loin, près de la ligne d'horizon, un autre élément rocheux, chaloupe inquiétante, paraît pouvoir toucher Terre dans peu de temps. Et, partout, des objets incandescents, tantôt brûlant dans l'atmosphère tel un feu de Bengale, tantôt venant semer la destruction et la mort sur leur point d'impact.

Je persiste à rester au volant et à ne plus marquer de pause. Nancy, Lunéville, Baccarat. Les ballons vosgiens ne sont pas le premier choix des fuyards vu la fluidification progressive de la circulation. Ou alors, tous les points d'accueil des réfugiés sont-ils complets ? Je suis parti à l'aventure sans m'occuper de rien, avec le drame puis les obsèques. Je n'en peux plus. Allez, un peu de courage, nous atteignons le col du Donon. Je n'ai même pas vérifié la jauge à essence, qui passe sur la réserve. On verra bien de l'autre côté. La Peugeot couine. Un virage, un autre, vu d'un Nantais grisé par le pont de Saint-Nazaire les sommets vosgiens priveraient presque d'oxygène ceux qui les défient. Il faut tenir. Un carrefour routier, un chalet, et, enfin, une petite plaque « col du Donon, 727 mètres ». Il faut dormir. Je me gare à côté d'une autre voiture, légèrement sur la droite de la route. Ses fenêtres sont pleines de buée et on dirait qu'un léger mouvement de va-et-vient l'anime. Ses occupants ont bien raison, me dis-je. Puis je m'effondre.

Mais déjà, on m'extirpe de ma torpeur. « Papa, j'ai froid ». Suis-je bête. Malgré les perturbations atmosphériques, nous n'en sommes pas moins le 2 décembre et, comble de l'irresponsabilité, nous sommes au sommet d'un petit col vosgien, sous une nuit claire. Il doit geler et, dans des circonstances normales, les moins dix degrés auraient assurément été atteints.

Je refais tourner le moteur, et le chauffage revient. Vite, une couverture pour Albéric. Il doit être six heures du matin, c'est encore la nuit noire. Je laisse la Peugeot dévaler la pente sur le versant alsacien et, en peu de temps, nous arrivons à Schirmeck. Une station-service automatique nous y attend et, là-bas, un boulanger-pâtissier semble sur le point d'ouvrir. Un peu de patience, et Albéric retrouve des couleurs à chaque bouchée de ce délicieux croissant au beurre que je lui ai acheté. Moi-même je retrouve un peu d'optimisme en pensant que deux choses normales, un plein d'essence et un achat de viennoiseries, viennent de se produire consécutivement.

- Papa, on va où maintenant ? A Strasbourg ?

- On ira s'y promener, mais, peut-être, serons-nous plus en sécurité dans la montagne.

- Tu crois qu'on va retrouver le monsieur qui a tué ma maman ?

- Je ne sais pas, j'appellerai le commissariat tout à l'heure. Mais d'abord, il va falloir que j'appelle le numéro d'urgence pour trouver un abri et être assuré de toujours manger.

Sept heures. Je compose le numéro et, malgré un réseau faible, une voix d'homme me demande qui je suis et où je me trouve. Je décline mon identité, veuf, un enfant en bas âge.

- Bien, vous êtes à Schirmeck ? Vous avez des gymnases, mais pour votre gamin, vous pouvez le placer au monastère du Mont Sainte-Odile, les sœurs ont encore quelques places confortables pour des enfants. Si vous voulez, je l'inscris, et vous je vous positionne à Obernai, au refuge du Mont National.

Va comme ça.

Je me tourne vers Albéric

- Ne t'inquiète pas bonhomme, c'est juste pour bien dormir et pour que je sois sûr que tu auras toujours un bon dîner !

Albéric pleure, il ne comprend pas et se sent comme abandonné. Promis, il verra des cigognes à Strasbourg dans quelques jours. Allez, on y va !

Le soleil se lève sur la vallée, et, dans le ciel aux reflets cardinalices, un moignon de Lune étincelle. J'atteins le monastère de grès rose sans encombre, si l'on excepte la difficulté pour se garer au milieu d'un nombre de véhicules inhabituel.

Une sœur nous accueille. Elle me montre la chambre d'Albéric, qu'il partagera avec trois autres petits garçons. Tout en effectuant quelques rapides formalités d'usage, la sœur m'assure que je peux sans crainte prendre ma journée. Je lui fais part du deuil qui nous accable, et lui dit que je reviendrai le lendemain matin. Oh, j'oubliais : Albéric a quelque chose dans son sac. Je sors le rectangle cartonné. C'est l'heure du deuxième chocolat du calendrier, en forme de cheval.

Il faut prendre congé. Je décide de redescendre par Saint-Nabor. Arrivé à mi-descente, je m'arrête. Ma femme m'avait parlé de cet endroit, et de cette source d'eau pure que l'on dit bénite. Je prends une bouteille vide et je refais son niveau avec cette eau glacée, aussi bien, Albéric n'est pas là pour me voir céder à une bondieuserie.

Quand je découvre mon point de chute, je ne réagis pas. Je découvre un gymnase quadrillé d'espaces rudimentairement cloisonnés, à la manière de bureaux de vote. Mais tout cela relève de l'histoire à dormir debout après tout, quoi de plus logique après tout.

Un homme des services de protection civile vient à ma rencontre. Il a reçu un appel de la centrale d'organisation et m'indique ma place : le box D19. Quatre rangs à compter de l'entrée, avant-dernier box sur la droite. Et les douches ? Près de l'entrée, à gauche. Mon sac jeté sur le matelas rudimentaire et je m'y précipite. Enfin.

Un quart d'heure plus tard, me voilà passé de zombie sale à zombie propre. Je regagne péniblement mon enclos pour, j'y crois encore, y reposer en paix quelque temps. C'est alors que, de l'autre côté de la cloison, en D20, j'entends le son nasillard d'une radio. Je tends l'oreille.

Le journaliste retranscrit les paroles du président chinois et de ses homologues russes, américains, britanniques et français, qui, à tour de rôle, présentent leurs excuses à l'humanité pour l'échec de la mission internationale UMBRELLA 2012 et aux conséquences funestes produites par leur incapacité à coordonner leur action.

En quelques phrases lapidaires, le journalitse, qui avoue se trouver dans la station émetteur du pic du Midi de Bigorre, rappelle que, début novembre, l'astéroïde géant Stentor, détourné par une comète, avait vu son orbite inoffensive réorientée vers la Terre. Le plan UMBRELLA, qui ne liait que sur le papier les puissances nucléaires, n'avait jamais été expérimenté et, pour des raisons de préséance entre les Etats, n'avait jamais été testé dans l'espace. Mis en application, UMBRELLA s'est traduit par des pertes de temps politiques et des tergiversations techniques qui n'ont pas permis de définir sereinement les paramètres de tir sur Stentor, au point que les Chinois, de guerre lasse, ont finalement engagé sans concertation le 25 novembre leur arsenal nucléaire contre l'astéroïde sans toutefois posséder toutes les données utiles. Résultat : une frappe imparfaite, qui a dévié Stentor et ses 31 kilomètres de diamètre vers la Lune, disloquant cette dernière en plusieurs morceaux.

Si une bonne moitié est restée en orbite, l'autre, pour partie réduite en des milliers de particules diverses, de petite taille mais aussi comportant quelques blocs de plusieurs kilomètres de diamètre, a été attirée par la gravité terrestre et nous tombe littéralement dessus. Le morceau le plus imposant, comportant l'ancienne Mer de la Tranquillité, est attendue au centre de l'océan Atlantique dans l'après-midi du 21 décembre, et, selon les experts, provoquera une vague monstrueuse, de l'ordre de plusieurs centaines de mètres de haut, qui engloutira toutes les plaines et plateaux. Un second bout de Lune, plus petit mais plus funestement orienté encore, est attendu chuter le même jour en Indonésie, vers la ceinture de feu du Pacifique, et pourrait, sur cette face du globe, provoquer les effets d'un supervolcan des temps anciens.

Le journaliste relate tout cela avec la froideur d'un observateur non concerné. Même lorsqu'il indique que les autorités n'ont commencé à donner l'alerte aux populations civiles que le 29 novembre, il ne s'indigne pas. Ignore-t-il que, dans une telle situation, certains seraient prêts à le tuer pour prendre sa place dans son refuge ? Cela le regarde. Ce que je sais, c'est qu'il ne nous reste, sans doute quoi que l'on fasse, que moins de trois semaines à vivre, un mois en cas de survie au choc immédiat. Alors, prenons des forces et vivons un peu. Je m'effondre pour de bon cette fois, et tant pis si j'en saute le dîner.

Cette fois, c'est définitif, Morphée m'attend. Je ferme les yeux. Puis je les rouvre. Je suis maudit. Là-bas, au fond de mon allée, une femme hurle à la mort.

Je me relève pour observer. Les agents de sécurité l'entourent déjà, mais elle crie aux extraterrestres, à la Conspiration du gourou Je-Ne-Sais-Pas-Quoi et de la faim dans le monde au lieu de la fin du monde. Un des vigiles la prend par l'épaule. Elle se dégage alors, et court dans ma direction.

Je n'avais pas remarqué qu'elle tenait un objet métallique en mains. J'aurais peut-être dû, au moins j'aurais su quel est l'objet qu'elle a employé pour m'asséner un coup sur le crâne, à moi qui n'avais rien demandé et avais juste eu le tort d'avoir été là au mauvais endroit et au mauvais moment. Je n'ai pas le temps d'y réfléchir davantage car tout devient noir.

3 décembre, jour de la botte

Un incendie s'est déclaré au château du Haut-Koenigsbourg, non loin d'ici, heureusement le météorite qui l'a frappé n'était pas très volumineux et l'édifice n'est pas menacé. Reste à savoir s'il est vraiment nécessaire de se hâter pour réparer le trou béant causé dans son mur d'enceinte. Les enfants de Niederhaslach préparent la Saint-Nicolas de jeudi, et, assurent-ils, ils n'auront pas peur de Hans Trapp cette année. La ville de Saverne vient se s'entendre avec sa ville jumelée Donaueschingen, dans le massif de la Forêt-Noire, pour que celle-ci reprenne l'arrivée d'une étape du Tour de France cycliste 2013, si d'aventure elle en était, disons, empêchée…

J'ouvre les yeux au son d'une radio locale. Ma tête, quelle horreur ! J'ai un bandage à la Bjorn Borg ou quoi ? Voyons le bon côté des choses, je ne suis pas mort, c'est un bon début.

Je m'asseois, et salue alors la dame d'un certain âge toute vêtue de rose criard. Tiens, mais comment est-ce possible ? Mon emplacement n'est plus cloisonné.

- Alors, cher colocataire non désiré, vous comptez rester planté là sans signaler votre auguste réveil, l'interpella la dame d'un air pincé. Grâce à vos exploits nocturnes, non seulement je me suis pris la cloison en pleine figure, mais en plus ils ne voulaient pas en remettre une autre sans que Sa Majesté n'ait procédé à son lever officiel !

- Ne vous plaignez pas, vous m'avez empêché de faire la grasse matinée avec votre radio nasillarde !

- Dites, le Dormeur du Val, il est 10 heures cinq ! Vous devez être le dernier à part un ou deux grabataires ! A propos, je vous rends votre quincaillerie!

Et elle me jette une vieille passoire en inox, curieusement cabossée sur un bord.

Je ne réponds pas, et me dis que les joueurs de bataille navale, Là-Haut, auront peut-être l'idée de lancer un météorite sur la case D20.

Vite, je me prépare. Et dire que j'ai promis à Albéric de passer la journée à Strasbourg! Le temps s'est nettement refroidi et couvert. Va-t-il neiger et surtout, la neige sera-t-elle blanche ?

Je récupère mon garçon, sachant que, si je le souhaite, des sœurs se rendent au rendez-vous annuel en l'honneur de Saint-Gilbert, à Strasbourg-Meinau et pourront le reprendre le soir. Nous reprenons la route. Sur la voie express, je m'étonne de constater que, dans le sens du retour vers Obernai et le piémont vosgien, la voie de gauche est isolée par des barrières et des plots.

Vingt minutes plus tard, nous voilà dans la métropole alsacienne, inhabituellement peu encombrée pour un temps de Christkindelsmärik, mais pas plus vide qu'au cours d'un mois d'août normal. Une majorité d'habitants semble être restée.

Je parviens à m'avancer jusqu'au quai Saint-Thomas. Les stratus rougeoyants et chargés de poussières lunaires laissent échapper quelques flocons de neige industrielle. Nous marchons le long de l'Ill au bord de l'eau, par les passerelles, jusqu'à la place Benjamin-Zix conforme à sa carte postale. Rien ne manque : les chalets du marché de Noël, les maisons à colombages et pans de bois, l'odeur de vin chaud et de winstub proche, la promesse des géraniums aux beaux jours. Albéric est émerveillé. Il s'approche d'un stand de décorations de sapin. Lequel veux-tu ? Je ne sais pas, hésite-t-il. C'était quoi ton chocolat du calendrier de l'Avent ce matin ? Une botte. Alors choisis une botte du père Noël si tu veux ! Mais nous n'aurons pas de sapin cette année ! Qui sait ? Qui sait...

C'est le moment de dédommager massivement notre estomac. Je n'ai pas tellement envie de savoir ce que pensera mon banquier d'ici à la fin du mois, d'ailleurs je doute être en ce moment et pour quelque temps encore sa préoccupation première. Tout le plaisir est donc pour nous et, après une orgie de gâteaux et de pains d'épices, nous flânons quelque temps dans le centre historique. Le sapin géant place Kléber, le grand marché place Broglie ou celui de l'incontournable cathédrale aux cigognes sculptées dans le grès rose sont à leur place et bravent la fatalité. Et, partout, l'affluence est celle d'un piètre lundi mais ne présente aucun caractère particulier.

A midi, certes repus, nous n'en franchissons pas moins la porte d'un restaurant curieusement frappé d’un ornithorynque. Nous nous installons confortablement à une table en bois massif. La patronne vient nous saluer et, lorsqu'elle m'apporte mon verre de kaefferkopf, je lui demande comment les Strasbourgeois peuvent vivre presque comme d'habitude avec le cataclysme en préparation.

A quoi bon, rétorque la femme avec un fort accent. Nous serons touchés soit si la vague surmonte les Vosges soit si elle remonte la vallée du Rhin. Alors, beaucoup de gens ici font confiance aux autorités. Vous avez vu la route ? Elle est bloquée à l'usage des navettes mises en place par le préfet, en plus des trains et des accès normaux, et c'est pareil en Forêt-Noire. On sait que les gens auront peur et que tout ça ne suffira pas à empêcher la panique mais, pour l'instant, on essaie déjà de prier pour éviter les morceaux assez grands pour détruire une ville. Et avec un peu de chance, on aura juste à monter pour redescendre tout de suite après, le temps que l'eau s'évacue ailleurs.

Alors, on travaille, on gagne notre croûte, et, vous voyez, même si ce n’est pas une bonne saison, il y a quand même des clients.

Ce sera plus dur si le carburant vient à manquer, non ?

Oui mais alors, vous qui n’êtes pas d’ici, vous serez bloqué chez nous, et au début, ça ira pour moi car vous reviendrez manger !

La patronne, hilare, tourne alors les talons et repart en cuisine. Elle revient sans tarder avec un knack-frites pour le petit, mon plat étant encore en préparation. J’en profite pour commander à nouveau du vin, sous l’œil réprobateur d’Albéric. Nous ne parlons pas beaucoup, cela épuiserait inutilement notre pauvre capacité d’émerveillement. Je lui parle simplement de choses de son âge que l’on pourrait faire : remonter l’Ill en bateau, voir les animaux et notamment les cigognes au parc de l’Orangerie, découvrir les illuminations quand, à l’heure du goûter, la nuit tombera.

Nous quittons le winstub à l’ornithorynque. En définitive, nous avons le temps de tenir tout ce beau programme. Albéric sourit, il reçoit toute la bienveillance des autres passagers du bateau, pour l’essentiel des personnes âgées. Pour ma part, je discute avec ma voisine, une femme de mon âge. A vrai dire, elle aussi n’est qu’une touriste de circonstance, ayant évacué La Rochelle le 30 novembre avec tout ce que le coffre de sa voiture pouvait contenir de sa vie. Elle a une place attitrée dans un refuge dans un village au-dessus de Colmar, mais a pris la suite de places décommandées dans un hôtel strasbourgeois pour fuir la promiscuité.

A notre retour à l’embarcadère du Palais des Rohan, parsemé de flocons de neige sale, nous partons chacun de notre côté et, tandis que la –fort belle- passagère remonte vers la cathédrale sans même que, par respect de mon veuvage et de mon fils, je n’aie jugé opportun de lui demander son nom, nous partons de l’autre côté attendre le bus pour le quartier de l’Orangerie. Sitôt envisagé, sitôt fait : un car se présente dans la minute. Il est hélas bondé. Mais où vont donc ces gens, à cette heure, un lundi ? Ils semblent tous bien enfiévrés. Un groupe d’imprécateurs sur le pied de guerre, prêts à en découdre face à un ennemi difficile à cerner pour ce que je comprends de leurs propos aussi passionnés que confus. Pourvu qu’ils ne descendent pas au même arrêt que nous !

C’est hélas le cas. Le bus déverse son flot tumultueux au niveau du parc de l’Orangerie. Albéric est tendu, mais je lui dis à voix basse que je veux savoir qui sont ces personnes. Avant d’aller voir les animaux, je suis à distance ce qui se passe.

Le groupe rejoint en réalité une autre masse, qui elle-même se rapproche d’un rassemblement d’une centaine de personnes postée sur un quai de l’Ill, à gauche de ma position, juste entre le Parlement européen et le Conseil de l’Europe. Sans me fondre en eux, je me rapproche néanmoins. Entre les coups de corne de brume, les fumigènes et les éclatements intempestifs de ballons de baudruche, je parviens à discerner l’ébauche d’un slogan, variante contextuelle du fameux « faites l’amour pas la guerre » et mettant directement en cause la France et les autres puissances nucléaires du fait de l’inutilité du nucléaire pour nous protéger tant que des dirigeants stupides seront au pouvoir. Dans la foule d’activistes, je note une pancarte d’un organisme anti-nucléaire : « Grâce au nucléaire, nous allons sortir définitivement du nucléaire. Tant mieux pour les survivants ».

C’est alors que, dans un bruit d’avion à réaction, un bloc rocheux en fusion, grand approximativement comme une machine à laver, finit sa course droit dans l’Ill à une vingtaine de mètres de l’assistance. L’impact est terrible, projetant au sol les manifestants. Bien qu’à l’écart, je tombe également, et Albéric juché sur mes épaules se retrouve éjecté. Je me relève, paniqué. Albéric ! Non, finalement, rien de cassé, l’enfant, qui est tombé dans de la terre meuble d’un parterre, en sera quitte pour rester jusqu’à ce soir maculé de boue.

Autour de moi, la panique est indescriptible. Le météorite a percuté le lit de l’Ill à pleine vitesse, projetant autour de lui de grandes quantités d’eau et de roche. Une sorte de cratère s’est formé, empiétant sur le quai dans un périmètre de dix mètres de long pour cinq mètres de large et, là où le bâti semble avoir résisté, comme sur ce pont, là-bas, des fissures commandant une démolition préventive rapide sont apparues. Le Parlement Européen et le Conseil de l’Europe n’ont pas été frappés directement mais ont senti le vent du boulet, au sens propre du terme. Les agents qui y travaillent en sont manifestement conscients puisqu’ils ont débuté la procédure d’évacuation d’urgence.

Miraculeusement, il y a peu de blessés et, semble-t-il, aucune victime. Les plus gravement touchés ont reçu des projectiles alluvionnaires dans les épaules ou les genoux, comme le maréchal Lannes à Essling, sauf qu’en 2012, ce type de blessure n’engage plus le pronostic vital. Quelqu’un aura bien appelé les secours.

Fort de ce constat rassurant, j’emmène le malheureux Albéric voir les cigognes et les petites chèvres du parc de l’Orangerie, non sans regarder en l’air comme, en général, on regarde le sol dans les villes sales pour éviter de marcher sur une crotte de chien. J’avais complètement oublié le danger mortel qui nous menace, et le rappel à l’ordre vient d’avoir lieu.

Nous poursuivons ensuite notre trajet en tram sans nous arrêter outre mesure dans la Grande Île. Il est en effet grand temps de rejoindre les sœurs du monastère au sud de la ville, à la Meinau, pour leur confier Albéric. L’enfant a eu sa rasade d’émotions et gagnera à retourner dans un environnement calme. Mais il ne sera pas à l’abri des foudres célestes, personne ne l’est de toute évidence.

Une fois la transition effectuée, je repars vers le centre-ville. Je me demande si je ne devrais pas essayer de revoir la jeune femme du bateau-mouche. Je suis certes veuf depuis moins d’une semaine, mais qui sait si, dans une semaine ou deux, je ne serai pas un cadavre sans sépulture ? Mon pronostic vital est engagé, alors… Ceci étant dit, Albéric comprendra-t-il ? Bon, il n’est pas là pour voir ce que je fais…

Perdu dans mon conflit intérieur, je ne prête aucune attention à l’escouade de policiers qui investit le compartiment à la station Schluthfeld. Pourquoi devrais-je ?

Et pourtant. Je suis empoigné, enserré sans ménagement par deux policiers, et extrait de la rame à la station suivante. Je proteste mais la pression n'en est alors que plus forte.

- Monsieur, nous allons au commissariat. Nous avons quelques questions à vous poser.

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