Demain est une hypothèse - Concours Apocalypse

elvire

1er décembre 2012

La catastrophe était imminente. Elle le sentait dans ses os, mieux elle l'attendait, elle l'attendait avec impatience. Ce jour serait à marquer d'une pierre blanche. Cette journée ne serait semblable à aucune autre. Et cela allait lui tomber dessus, dans quelques instants, avec toute la brutalité que peut avoir l'inconscience de la réalité. Hurlant dans ses oreilles, sans crier gare, brusquement, jaillissant pour la tirer du demi-sommeil dans lequel elle était blottie. Pourtant, pour l'heure tout restait calme, serein, tout comme à l'accoutumée. Comme chaque matin depuis près d'un an, elle ouvrait les yeux aux alentours de sept heures. Ses paupières s'ouvraient toujours sur le même paysage blanc. Blanc le plafond. Blanc l'oreiller sous son visage. Blanc l'oreiller vide qui s'étendait à son côté. Blanc le drap sous lequel elle restait quelques instant lovée, pensive, avant de le rejeter, de poser fermement ses pieds sur le tapis et de démarrer une nouvelle journée. De la démarrer avec un grand coup décidé sur le kick, car aucun de ses levés ne s'était fait en pente douce, ces dernières années.

Rien n'allait comme sur des roulettes, et pourtant tout foutait le camp à grande vitesse.

Et, ce matin- là, dans la pénombre, elle s'autorisa l'immobilité quelques instants supplémentaires. Une main sous l'oreiller, l'autre posée à côté de la joue, elle se tint aux aguets, éveillée. Seuls ses yeux grands ouverts la distinguait de la dormeuse qu'elle était encore quelques secondes auparavant.

Elle attendait.

Le choc lui vint en pleine poitrine, lui coupant le souffle alors qu'un poids s'abattait sur elle, secondé par un grand éclat de rire. Gabriel. Son petit Gabriel, son ange à elle, son fils qui lui sautait dessus dans un méli-mélo de coussins et couvertures. Il manqua de tomber de l'autre côté du lit, il avait du prendre son élan depuis le fin fond du couloir, peut-être dans l'escalier, et courir à toute allure jusqu'à elle. Tout un monde d'efforts pour réveiller sa mère. Chaque matin du monde, c'était la même rengaine, le même combat. Impossible de tirer du lit un marmot avant des heures indues. Indues, mais uniquement aux yeux des adultes, évidemment. Et l'expérience lui avait enseigné que l'adolescence accentuait encore le phénomène. Mais en décembre...En décembre tout changeait. Chez un adolescent, le seul phénomène notable était l'augmentation du l'humeur ronchonne. Le froid, la pluie et l'esprit des célébrations familiales leur faisait souvent cet effet là.

Mais chez un enfant de moins de huit ans...l'effet était dévastateur. Le plus mignon enfant devient alors une apocalypse sur pattes. Ils sentaient l'arrivée de la neige paraît-il. L'arrivée du père Noël, oui. Elle aurait tant donné pour que le père Noël soit la seule chose qui s'annonçait ces jours-ci, pour qu'ils puissent passer un nouveau « Joyeux Noël ». Elle avait envie de supplier « juste un », mais cette année... ces deux dernières années avait été trop dures, trop pleines de chagrin et de solitude pour qu'elle puisse encore croire au père Noël. Seul Gabriel arrivait encore à croire à ses sourires à elles, à la magie des décorations. Que toutes ces lumières et merveilles effaçaient la réalité du reste de l'année. Gabriel. La seule chose qui lui restait, et la seule personne pour qui elle trouvait le courage de rejeter ses couvertures, chaque matin que Dieu continuait à faire alors que sa famille s'écroulait. Elle le serra, fort. Elle enfouit son nez dans les boucles brunes de la tignasse de son petit dernier, comme si son parfum était le seul air qu'elle respirerait jamais. Lui, il gigota en riant, jusqu'à s'échapper hors de ses bras et tomber à genoux sur le lit à côté d'elle, hilare.

« -Mamaaan ! Tu chatouilles !

- Représailles pour le réveil musclé ! Voyou, tu peux pas laisser ta maman dormir tranquille ?

- Non, c'est Noël ! »

Dans sa bouche, la dernière syllabe s'étira un indéfiniment, jusqu'à se transformer en rire lorsqu'elle se pencha vers lui pour le chatouiller, pour de vrai cette fois.

« - Faux, Noël c'est le vingt-quatre décembre ! »

Gabriel s'échappa, se tortilla plus vite qu'une anguille prie d'un fou rire. Il lui prit la main, et la tira hors des couvertures de toutes ses forces d'enfant. Elle se laissa entraîner, un irrésistible sourire aux lèvres en sentant les deux petites paumes chaudes pressées autour de sa main.

« -Allez, allez ! Viens avec moi ! Debout ! »

Il tira, poussa, manqua de glisser sur le carrelage, jusqu'à ce qu'ils parviennent dans la cuisine où pendait innocemment un calendrier de l'avent, à côté du frigidaire. Il était peu old-fashion, loin de tous les calendriers de marque qui envahissaient les magasins ces derniers temps : c'était une scène de la nativité qui y était représentée, joliment dessinée, pleine de couleurs douces et lumineuses. Gabriel avait toujours eu ce genre de calendriers, comme sa sœur avant lui. Ils allaient toujours le choisir avec leur père. Cette année, quand ils avaient été le choisir juste tous les deux, elle n'avait pas eu le cœur de la changer, de prendre quelque chose de plus moderne et...commercial. Il était trop petit pour comprendre tout ce qui avait changé.

Elle eut à peine le temps d'entrapercevoir le petit carré de chocolat que celui-ci avait atterrit dans la bouche de Gabriel et avait été avalé en moins de temps qu'il fallait pour y penser. Tout ça pour ça ? Est-ce qu'il avait sentit le goût du chocolat au moins ?

« Eh bien, ça c'était rapide au moins ! »

Visiblement, Gabriel n'était pas tourmenté par le même étonnement; il lui livra son plus grand sourire, avec exactement la même bouille ravie que s'il avait eu la figure entièrement barbouillée de chocolat et les doigts dégoulinant. Il énonça, avec tout le sérieux d'un enfant qui attends Noël du 25 décembre au 23 de l'année suivante :

« Les chocolats du calendrier sont les meilleurs du monde.

-Tu veux des crêpes pour aller avec ce chocolat ? » proposa-t-elle.

Après tout, le premier décembre n'existe qu'une fois par an, ils pouvaient bien s'offrir un petit déjeuner magique et calorique avant de revenir au train-train quotidien. Elle souleva Gabriel pour le poser sur une chaise de la table de la cuisine, et ouvrit quelques placards pour y piocher les ingrédients nécessaires, et surtout l'indispensable garniture. Le mois de décembre était difficile à affronter depuis qu'ils n'étaient que tous les deux, mais alors qu'elle lui tournait le dos pour sortir un saladier elle se sentait étrangement légère. Presque heureuse. La sensation ne durerait pas, et dès que Gabriel serait partie pour l'école, elle se sentirait de nouveau seule et désespérée, mais c'était agréable.

«-Tu voudras quoi dessus, mon ange? »

L'attention de l'enfant était déjà partie très loin et Gabriel s'était concentré sur autre chose :

« - C'est Noël ! Il neige !

-C'est déjà rare que l'on est de la neige le jour de Noël chéri, et on est que le premier...Il reste encore vingt-trois jours avant ce soit l'heure de la neige et des cadeaux,» sourit-elle, amusée par son petit garçon naïf.

D'accord, le climat avait fait un peu n'importe quoi ces derniers temps, mais cela était resté dans les limites du raisonnable : de la pluie inhabituellement abondante en été, de grosses chaleurs en avance sur le calendrier, et même des températures particulièrement glaciales en début d'année, au cœur de l'hiver. Mais la neige...C'est assez rare par définition, non ? C'était un phénomène compliqué. Il fallait du froid, mais pas trop, tout pile zéro degrés ou quelque chose comme ça...Elle n'avait jamais trop compris, mais elle ne se souvenait pas avoir eu de la neige chaque année dans son enfance. Elle savait que c'était impossible qu'il se mette brusquement à neiger le premier décembre, surtout lorsque la veille elle s'était promenée avec Gabriel, en veste légère. Elle en était certaine. Rationnellement, c'était impossible.

Mais le premier décembre 2012 était la date du départ en vacances de la logique.

Car il neigeait. Et, le fait que son esprit se révolte contre cette idée, que son estomac se noue, conscient que quelque chose n'allait pas pas, que quelque chose n'allait plus, ne changeait rien à ce que ses yeux voyaient, par-delà la baie vitrée : le ciel avait pris une teinte d'un blanc sale, grisâtre, des flocons tourbillonnaient paisiblement, indifférents aux règles de physique élémentaire et au bulletin météo qui annonçait dix bon degrés Celsius pour la matinée. Elle observa un instant la neige tomber sans réagir, puis laissa un sourire apparaître sur ses lèvres. Allons, qu'y avait-il de plus merveilleux et de plus magique qu'une chute de neige inopinée ? Elle avait envie de se réjouir, de mettre cela sur le compte innocent d'un miracle de Noël. Après tout le programme télévisé du mois de décembre était rempli de miracles de Noël. Certes, à choisir, elle aurait préféré avoir son époux et son aînée auprès d'elle plutôt qu'être ensevelie sous la neige, sans parler d'un virement sur son compte en banque pour régler quelques factures problématiques mais... C'était toujours mieux que la pluie ou les grêlons.

« - Je peux aller voir, maman ? » demanda Gabriel d'un voix sage, mais où perçait l'excitation.

Elle baissa les yeux vers lui. Tu parles qu'il demandait la permission, il avait déjà son nez et ses menottes collées à la vitre, la bouche grande ouverte en un « ô » digne d'un enfant de cinq ans...Elle eut un pincement au cœur, en pleine milieu de la détresse qui enfermait l'organe depuis si longtemps. Il venait tout juste de fêter ses six ans après tout, il avait bien encore le droit d'être joyeux, et non pas vieux et usé comme sa maman...Elle lui ouvrit la porte et le suivit dehors, timidement. Il ne faisait pas aussi froid qu'elle s'y était attendue. Elle frissonnait un peu, ne portant comme son fils, qu'un simple pyjama, mais c'était supportable. Gabriel lui, se moquait bien de la température et des risques de rhume ; il s'était jeté dehors comme un fou, sitôt la porte entrouverte, et riait avec la même joie enfantine que s'il voyait la neige pour la tout première fois. Ce devait être la deuxième, non, la troisième fois ? Si ses souvenirs étaient corrects, il y avait eu une tempête de neige l'année de ses deux ans, mais il était alors trop petit pour s'en rappeler. Il avait aussi neigé, il y a deux ans. Les chutes de neige avaient continué jusqu'à la mi-janvier, et elles avaient commencé le 28 décembre. Elle s'en souvenait parfaitement, étant donné que la veille Robert était parti. Pas sûr qu'il se souvienne de cette neige-là non plus, il était trop perturbé par les cris et le brusque départ de son père. De leur famille. De leur bonheur. Il pleurait, et se plaignait que son petit cœur, lui faisait mal, compressé dans sa poitrine par le chagrin et les hoquets. Comment oublier cette image ?

A sa suite, elle fit quelques pas dehors, les yeux fixés sur le petit garçon qui tournait sur lui-même au milieu des flocons, tirant la langue pour les attraper. Riant aux éclats. Il riait à s'en étrangler, et elle crut un court instant qu'il allait glisser et se faire mal. Pourtant, elle n'aurait interrompu ce moment pour rien au monde, et elle souriait sans s'en rendre vraiment compte. Voir Gabriel sourire aussi largement, c'était un petit plaisir dont elle ne pouvait se lasser. Elle tendit la main à son tour, cherchant à cueillir un petit flocon duveteux. Elle n'eut pas attendre pour que se dépose au creux de sa paume tiède, un petit flocon. Il était là, doux et frais, sous son regard. Elle le fixa un long moment, comme ahurie. Elle n'aurait jamais dû pouvoir le fixer aussi longtemps, le sentir aussi longtemps contre sa peau ; les flocons ont pour habitude de fonder sitôt qu'ils touchent une peau chaude et humaine. Ils disparaissent aussitôt capturés, évanescent. Mais ce flocon-ci ne fondait pas. Elle l'observait, abasourdie, être rejoint par d'autres flocons tout aussi résistants, formant un petit monticule au creux de sa main. Ils étaient aussi frais et légers que des flocons de neige, mais gris comme de la cendre, solide comme des moutons de poussières particulièrement anciens. Et ils tombaient du ciel, des nuages, comme de la véritable neige. Du ciel d'où jaillissait ces flocons, elle baissa le regard jusqu'à son fils qui, sans se troubler continuer à les gober avec enthousiasme.

« Gabriel ! On rentre ! »

Disparue, la sensation de joie. Il ne subsistait qu'une angoisse qui la prit à la gorge et une envie irrésistible de se mettre à pleurer, terrifiée par ce qu'elle ne comprenait pas. Elle laissa tomber au sol les prétendus flocons et souleva son fils pour le prendre dans ses bras et rentrer à l'intérieur sans se retourner.

Des nouveaux flocons vinrent, dans une chute inexorable, s'ajouter au sommet de la petite pyramide grisâtre qu'elle avait lâché, s'amoncelant inexorablement.

2 décembre 2012

La jeune conductrice – ou plutôt ex-conductrice, au vu de l'immobilité ferme de l'engin – se laissa aller dans son siège, rejetant son crâne contre l'appuie-tête avec soupir. Première étape : ne pas se mettre à pleurer de rage.

«- Sérieusement ? »

Genre...Sérieusement ? La voiture ne pouvait pas la lâcher, pas comme ça. Pouf, je pile et je ne redémarre plus ? Elle observa le tableau de bord avec désespoir, durant une longue minute. Peut-être que si elle le fixait assez longtemps, et avec un air assez suppliant, la voiture culpabiliserait et se remettrait en route d'elle-même, pour lui faire plaisir ? Elle n'avait aucun problème d'éthique ou d'honneur à s'humilier et à supplier une voiture, tant que cela fonctionnait. Mais, lorsque la méthode douce ne suffisait pas, la violence était toujours un bon échappatoire et, si cela ne marchait pas, cela détendait les nerfs; elle cogna la tableau de bord d'un coup de poing furieux, coup de poing qui fut immédiatement suivit d'un sifflement de douleur mal contenu. Pour la détente, il faudrait repasser. Elle eut une grimace de souffrance avant de lâcher un borborygme à mi-chemin entre le cri de douleur, et la bordée de jurons, qui allait très mal avec ses vingt ans et ses longs cheveux clairs. Mais ça, c'était bien le dernier de ses soucis. Elle souffla sur sa main rouge et fusilla à nouveau du regard le tableau de bord . L'aiguille du carburant, elle, n'avait même pas tressaillit, et demeurait fidèlement accrochée au zéro du vide. Elle ne s'était pas leurrée, la jauge d'essence était dans le rouge depuis une trentaine de kilomètres. Mais quand même, elle avait espéré que la voiture la traînerait sur une dizaine de kilomètres supplémentaires.... Ou sur cent mètres de plus au moins.

Mais non, ce serait à elle de se traîner sur la route, seule et à pieds. Elle sortit lentement, pesamment de la voiture, claqua la porte sans manifester la moindre énergie. La porte grinça, comme à l'accoutumée, mais elle ne s'en souciait plus. Elle récupéra le sac de port de toile noire et élimée, qui se trouvait sur le siège passager et le chargea sur son épaule. Joie, bonheur, extase de la marche à pied sur une route de campagne.

« En route...» souffla-t-elle.

Mettre un pied devant l'autre sur le bas-côté de la route, elle n'avait pas vraiment d'autre choix à présent. Pas si elle voulait dormir chez elle et non pas dans sa bagnole, en tous cas. La jeune femme passa une main dans ses cheveux pour les secouer et en faire tomber les sortes de pellicules grises qui les maculaient déjà. Ces... choses étaient un horreur. Elles tombaient depuis la veille; cette pluie avait cessé à la nuit tombante, pour reprendre par intermittence au lever du jour, rendant la conduite aussi compliquée que par temps de neige. Et maintenant, elle avait les deux pieds dedans, comme si elle marchait dans une brume de poussière crasseuse, et une fine couche grise s'amoncelait déjà sur la partie de la vitre avant qui avait été jusqu'alors déblayée par son unique essuie-glace. Elle secoua la tête pour dégager encore quelques flocons de son crâne et laissa la voiture en plan sans plus de considération. Elle avait laissé les clefs sur le compteur, les portes n'étaient pas verrouillées. Cadeau à celui qui voudra, elle, elle était trop fauchée pour en faire quoique ce soit. Lorsque un baril de pétrole vaut la moitié d'une voiture neuve, il n'y a plus de problèmes de vol de voiture à sec. Que quelqu'un la prenne, cette bagnole, s'il se dégotait des pouvoirs magique ou un bidon d'essence. Par les temps qui couraient – ou foutaient le camp plutôt – le premier cas était presque plus plausible.

Elle, elle se concentrait pour arriver à destination en un seul morceau : à pied, le trajet allait être interminable, et l'état de la route n'aidait pas : Par habitude, elle marchait sur le bas-côté, entre la route goudronné et le fossé remplis à ras bord des particules grises floconneuses, d'où dépassait des herbes folles, petits trait verts dépassant du tas grisâtre : Avec ces flocons, la frontière entre les deux niveaux de sol était invisible, et son pied droit s'enfonçait sans arrêt dans le reste du fossé. A chaque fois, elle lâchait les mêmes jurons, de plus en plus furieux à mesure qu'elle trébuchait de plus en plus dans le fossé, et avait de plus en plus de mal à se hisser à nouveau en haut de la route. Manquerait plus qu'elle se foule la cheville, et elle n'aurait plus qu'à s'assoir par terre et à attendre que cette foutue pluie grise l'ensevelisse. Chouette programme. Les flocons s'étaient arrêtés de tomber depuis un quart d'heure, mais elle ne doutait pas qu'ils s'en donneraient à cœur joie dès qu'elle se poserait quelque part. Une histoire de karma et de mauvaise étoile, sans doute. Ses doigts effleurèrent des petits boutons laissés par les orties et tout ce qui traînait dans l'herbe, sous la poussière. Cela ne tarderaient pas à à gratter et à piquer, malgré son jean. La jeune femme laissa retomber sa jambe et se redressa, prête à maudire une fois de plus la longueur et l'uniformité de cette fichue route.

Sauf qu'au bout de la route, il y avait une voiture. Oh, pas une voiture qui s'éloignait, lui montrant ses feux arrières, encore moins qui se rapprochait à toute vitesse. Non, une voiture aussi immobile que celle qu'elle avait laissé derrière elle, une bonne demi-heure auparavant. Soit la voiture était aussi immobilisée et inutile que la sienne, soit il y avait quelqu'un à l'intérieur ou à proximité. Sans doute pas méchant - le monde n'était pas uniquement peuplé de violeurs-psycopathes-trafiquants-d-êtres-humains... Il y en avait, bien sûr, mais son karma ne pouvait pas être mauvais à ce point là... Mais elle n'était pas friande des rencontres sur une route isolée et déserte, autour d'une voiture en panne, non merci. Cela ressemblait trop au scénario d'un mauvais porno ou d'un très mauvais film d'horreur. Cependant, elle n'avait pas d'autres endroits où aller, et elle se retrouva marchant à grands pas vers le véhicule arrêté au milieu de la route. Au point où elle en était de toute façon... Elle commença à en faire le tour, lentement, mais avec un regard curieux qui suivait des yeux les balafres qui marquaient la voiture. Un vieux pick-up quatre places, qui avait du être d'un beau noir brillant, mais qui était aujourd'hui d'un noir mat et usé, avec des taches de boue un peu partout. Qui avait vécu, plutôt que vieillit. Arrivée au niveau du capot, elle remarqua une touffe de cheveux, hirsutes et sombres, qui dépassait de dessous la voiture. Le reste du conducteur devait, probablement, se trouver allongé sous la voiture en train de bricoler ou de réparer quelque chose. Le son d'un élément métallique heurtant avec violence un autre élément du même type la conforta dans son analyse. Elle rehaussa la lanière de son sac sur son épaule, hésitante. L'individu, quel qu'il soit ne l'avait ni vue, ni entendue. Elle pouvait se carapater prudemment, et faire à pieds les quelques deux cent cinquante kilomètres qui la séparait du domicile maternel.

Elle laissa tomber son sac au sol, sans élégance, ni discrétion, mais avec du bruit et un nuage de suie. Elle l'entendit ramper tant bien que mal jusqu'à ce qu'il émerge complètement . Il resta sur le dos, hoquetant et toussant entre la poussière et le gravier. Un homme, dans les trente-cinq ans, l'air un peu revêche, brun, aux joues mates mangées par une barbe irrégulière. Une barbe de quelques semaines plutôt que de deux-trois jours, mais elle était mal placée pour émettre une remarque quelconque, puisque cela faisait deux jours qu'elle était trop fauchée pour se payer un lit autre la banquette arrière de feu sa voiture, qui n'était malheureusement pas équipée d'une salle de bain fonctionnelle dotée d'une douche. L'argent ne fait pas le bonheur, mais il avait quelque chose à voir avec le confort et l'hygiène. Elle l'observa se convulser sur le sol, avant de lui tendre la main. Son regard s'arrêta sur la main tendue en même temps que sa toux diminuait, avant qu'il la fixe elle-même avec une sorte de surprise dans le regard. Elle devait avoir l'air pitoyable, songea-t-elle. Totalement inoffensive, mais pitoyable. Une jeune femme aux longs cheveux châtains, les yeux clairs, un minois tout droit copié des anges, mais une allure générale totalement différente. Le dit ange semblait s'être roulé dans la saleté; un jean délavé, un débardeur noir sous une chemise ouverte bâtissaient une longue silhouette plutôt féminine, presque attirante, mais nonchalante et comme traînante. Et elle se doutait bien qu'inconsciemment, elle devait déjà être en train de se mordre la lèvre comme une abrutie. Elle résistait visiblement à l'envie de replonger sa main dans sa poche et de tourner les talons pour poursuivre sans route. Après un temps infini, il accepta sa main et se remit debout. Il avisa ensuite le sac toujours à ses pieds, et le bas de son jean encrassé par la cendre grise.

«-Tu t'es perdue ou tu aimes juste la marche à pieds ?

- Très drôle. J'ai plus d'essence, c'est tout. »

Elle voulut s'écarter et mettre les voiles, mais l'homme lui tenait toujours la main : il la serra brièvement. Elle observa sa main à présent sale, persuadée qu'il avait fait cela, plus pour s'essuyer la sienne et la nettoyer un peu du cambouis qu'il s'était mis sur les doigts, que pour la saluer et se présenter comme un individu civil et poli. Il se baissait pour ramasser ses outils et semblait l'avoir évincé de son paysage mental lorsqu'il annonça :

« -Greg.

-Lauviah, répliqua-t-elle sans le regarder, préférant considérer le pick-up :  Il roule ?

-Maintenant, et en théorie, oui. Lauviah ? C'est quoi ça ?

-Mon prénom.

-Lauviah ? Ça ressemble à rien, jeune fille, même pas à un mauvais pseudo. Trouve mieux.

- C'est un prénom d'ange, expliqua-t-elle patiemment.

-Michaël, Gabriel, ça ce sont des noms d'ange, non ? Lauviah... Jamais entendu parler.

- Gabriel, c'est mon petit frère. »

Lauviah ne leva même pas les yeux au ciel, ne sembla pas le moins du monde exaspérée par le large sourire moqueur qu'affichait à présent le dit Greg. Il ne la croyait pas le moins du monde et trouvait apparemment la situation très drôle. Elle se contenta de le regarder sérieusement dans les yeux un instant, avant de hausser les épaules à son tour. Cela ne la dérangeait pas plus que ça, ce n'était pas comme si c'était la première fois qu'on se foutait d'elle à partir du moment où elle se présentait. Comme Greg ne semblait ni vouloir dire quelque chose, ni cesser de sourire comme un abruti, ni même éclater de rire une bonne fois pour toute, elle se força à ajouter :

« -Mon père était pasteur. 

-Pof, j'ai un gosse, pof j'ouvre une page de la Bible au hasard ?

-Faut croire. »

Comme il continuait à la regarder d'un air incrédule, Lauviah secoua la tête et ramassa son sac. S'il comptait se moquer d'elle sans rien dire ou rien faire de plus, elle avait autant intérêt à reprendre la route tout de suite. Elle se sentait ridicule à être regardée ainsi de haut comme une gamine.

« - Tu m'excuses, le paradis est assez loin et j'ai du chemin à faire. A pied, avec ces conneries de prix de l'essence.

-Je te dépose quelque part ? T'es plus drôle que les nouvelles à la radio. »

Lauviah le regarda de haut en bas, sans s'arrêter sur son sourire amical, ni sur ses mains pleines de graisse indéfinissable, en tous cas pas par ses faibles connaissances mécaniques. Il était énervant. Elle avait envie de le frapper et de le laisser mourir sur le bord du macadam, mais elle n'était pas en position de faire la fine bouche sur son compagnon de route. En outre, physiquement, la lutte était inégale. Sa mère avait beau lui avoir conseillé de ne jamais monter en voiture avec des inconnus, elle lui avait aussi conseillé de rester à la maison, de faire des études, et d'écouter son père. Elle savait qu'elle avait eu tort de ne pas avoir obéit à toutes ces mises en garde. Toutefois, la conscience de s'être trompée sur toute la ligne et d'avoir fait des choix qui l'avaient amenée là où elle était – c'est-à-dire seule, sur une route, sans un souci et luttant pour retourner saine et sauve se cacher sous les jupes de sa mère - n'était pas suffisante pour l'empêcher d'avoir envie de de désobéir encore une fois. Autant faire des mauvais choix jusqu'au bout. De toute manière, sa mère n'avait sans doute pas prévu qu'elle se retrouvait dans cette situation, dans un monde qui commençait à sérieusement prendre l'eau. Quand des tarés vous sautent à la gorge à tous les coins de rue, pour vous croquer à pleines dents au sens propre du terme, cela relativise le danger que représente un automobiliste pour une jeune autostoppeuse.

« - Si ton truc roule, ça va pour moi.

-Alors installe-toi. »

Greg lança ses outils sur le plateau arrière et s'installa au volant, sans poser d'autres questions. Lauviah laissa échapper un sourire, avant de faire à son tour passer son sac à l'arrière. Peut-être qu'elle allait être à la maison avant la fin de l'année, finalement. Ce ne fut que lorsqu'elle s'apprêta à se glisser sur le siège passager qu'elle coula pour la première fois un regard sur la banquette arrière de la voiture, banquette exigüe et encombrée, mais qui suffit à figer son sourire.

« Oh, merde. »

Merde, quoi. Un fusil était posé en travers du siège.

3 décembre 2012

Greg s'ébroua, et s'efforça de chasser le sommeil, qui commençait à l'engourdir. Il se mit à tapoter le volant du bout des doigts, sifflant doucement. Ne pas s'endormir, ne pas se laisser distraire. C'était fou, même lorsqu'on ne trouvait plus aucune joie à vivre, on se refusait à se laisser mourir. Il se frotta les yeux d'une main, cherchant à repousser le sommeil, et ses doux rêves, qui étaient devenus absurdes à présent.

Tout avait foutu le camp. Discrètement, progressivement. De son point de vue à lui, le fait le plus marquant avait été que sa fiancée foute le camp, justement. Mais les journaux télévisés se sentaient plus concernés par les températures hasardeuses, la hausse dramatique du prix du baril e pétrole, les raz-de-marées et tsunamis remarquablement fréquents et meurtriers. Oh, et les gens qui devenaient fous, qui se jetaient sur des inconnus en pleine rue pour les griffer jusqu'au sang, et les mordre au visage, cherchant par tous les moyens à les dévorer vivants. Quand il y pensait, il avait évidemment un petit frisson de dégoût. Mais il se sentait définitivement extérieur à tout cela: il n'avait pas vu ces problèmes-là de ses propres yeux, rien n'avait filtré dans sa petite vie. Le départ de sa fiancée, ça, c'était douloureux, et plus douloureux qu'une inondation ou un hypothétique zombie.

D'abord, il y avait eu les mayas. Un mystérieux calendrier prophétique qui prenait brusquement fin en décembre 2012, en même temps que le monde. Par la suite, toute la clique avait suivit : chrétiens, musulmans, juifs, fans de Nostradamus et de science-fiction, pour la première fois depuis leur création, ils étaient tous d'accord sur un point. Greg trouvait cela assez exceptionnel pour être noté : on avait déjà vu des tsunamis, mais des chefs religieux du même avis, c'était bien plus rare... Le point dérangeant, c'était qu'ils étaient unanimes sur la date de l'apocalypse, prévue pour le 21 décembre 2012. Ils n'étaient pas encore tout à fait sûrs de ce qui ravagerait le monde et détruirait l'humanité – l'eau ? Le feu ? Une comète ? La guerre ? La famine ? - mais qu'on lui annonce qu'aujourd'hui, lundi trois décembre 2012, qu'il lui restait exactement 18 jours à vivre, restait quelque peu en travers de la gorge de Greg. Il n'avait pas de projets pour 2013, encore moins pour après, mais...cela ne se faisait pas, par principe. Les êtres humains aiment à penser leur espérance de vie comme indéfinie et éternelle.

Il jeta un coup d'œil sur la siège passager, tellement silencieux et immobile qu'il aurait put oublier que quelqu'un était assis dessus. Lauviah s'était finalement endormie, la tête contre la vitre. Elle avait fait sa mauvaise tête, avait reculé de quelques pas en voyant son fusil... Il devait admettre que, sur le coup, il n'avait pas eu un profil très engageant. Elle avait eu toutes les raisons de se sauver en courant, mais elle était assez désespérée pour lui faire confiance et monter à bord. Elle était assez fatiguée pour dormir comme une enfant, les genoux repliées contre sa poitrine, et les cheveux devant les yeux. Dans un premier temps, Lauviah s'était assise toute raide sur son siège, et s'était contentée de fixer la route dans un silence religieux, lui lançant des regards furtifs de temps à autre, comme pour vérifier qu'il n'avait pas téléporté son fusil à portée de main, pendant qu'elle regardait ailleurs. Au fur et à mesure, elle s'était détendue, jusqu'à fermer irrésistiblement fermer les paupières et s'endormir comme une masse, sans plus se soucier de lui. Dire qu'il l'avait embarquée pour lui tenir compagnie... On pouvait difficilement faire mieux.

D'un main bourrue, il secoua l'épaule de Lauviah. La jeune femme ouvrit péniblement les yeux, un peu perdue, avant de reconnaître le conducteur et d'émettre un petit grognement mal réveillé. Elle s'étira tant bien que mal, heurtant au passage le plafond.

« -Tu veux que je prenne le volant ? »

Il lui lança un coup d'œil sceptique : elle se redressait péniblement sur son siège, en remuant faiblement ses jambes endormies. L'oeil encore plein de sommeil, la tignasse en déroute, et les poches qu'elle avait toujours sous les yeux prouvaient qu'elle n'était pas encore totalement opérationnelle. Greg secoua la tête négativement.

« -Tu es encore moins en état que moi. Je ne tiens pas à me réveiller encastré dans un arbre.

-Ça s'appelle un réveil efficace.

-Violent et mortel, oui.

-Je dis juste que tu roules depuis hier, et que c'est un miracle que l'on ne soit pas déjà morts. Ça te dit quelque chose, le principe de faire une pause toutes les deux heures ?

-Jamais entendu parler. »

Greg lui livra un sourire niais, mais qui s'effaça presque aussitôt pour laisser place à un soupir fatigué : elle avait raison. Depuis qu'il l'avait ramassée sur le bord de la route, il n'avait pas arrêté de rouler, conduisant comme s'il avait un horaire à respecter ou le diable à ses trousses. Si le premier cas était incontestablement faux, Greg finissait pas croire au deuxième. Il n'avait pas ralenti une seule fois, profitant de la route presque déserte pour avaler les kilomètres. Sans raison. Il désigna d'un geste du menton un panneau indicateur, qu'ils dépassèrent et qui disparut avant que Lauviah ne puisse le déchiffrer.

« -Je prends la prochaine sortie, et on ira faire un roupillon quelque part. Ça te va, princesse ?

-Si on y arrive vivants, pas de problème... »

Greg grogna en réponse à sa moquerie; son manque de confiance était désespérant.

« -Si on meurt, ce ne sera pas de ma faute, je te le promets,» dit-il avec un sourire.

D'un signe de tête, elle désigna le fusil sagement posé à l'arrière.

« Apprends-moi à me servir de ce machin-là. »

Le geste et la demande avait été tout parfaitement naturels, comme si cela était anodin. Pourtant, Greg était certain qu'elle mijotait ce projet depuis l'instant où elle avait vu l'arme. Enfin, depuis l'instant suivant celui du première réflexe de la fuite éperdue.

« -Pour que tu me tires dans le dos ?

-Pour que je fasse ça proprement. »

Il lui adressa un sourire, amusé malgré lui par sa moue orgueilleuse. Pour un peu, Lauviah lui aurait tiré la langue, mais elle se contenta de le fixer avec un sourire en coin. Greg tourna la tête dans sa direction suffisamment longtemps pour voir la lueur moqueuse dans les prunelles vertes, avant de prendre comme prévu le premier embranchement.

« -Déjà, prends le devant, je préfère. »

Lauviah s'étira, puis se contorsionna jusqu'à ce que ses doigts se referment sur la crosse du fusil, qu'elle tira précautionneusement vers elle, sous le regard inquiet du conducteur.

« -Fais attention à ce que tu fais.

-Regarde la route. »

Greg n'obéit que lorsque la jeune femme eut installé l'arme en travers de ses genoux, sans pour autnt la lâcher. Elle était mal à l'aise, mais inspira profondément; on ne craint que ce qu'on ne connaît pas, et elle se donnait pour mission d'apprivoiser et l'arme, et son propriétaire.

«- Tu vas où au fait ?

- Je rentre chez moi, chez ma mère. Je suis partie vadrouiller toute seule, il y a un an, un an et demi de ça. Pas ma meilleure idée de génie.

-Donc tu rentres pleurer chez maman ?

- Fais gaffe, je suis armée.

-Soit tu te fais mal toute seule, soit tu me touches, je perds le contrôle, on a un accident, et tu as mal de nouveau, » énonça Greg du ton calme de celui qui explique une réalité irréfutable.

Lauviah leva les yeux au ciel, tout en émettant un grognement qui traduisait tout le bien qu'elle pensait de son opinion. Mais Greg se tut alors qu'ils entraient en ville. Il n'avait pas vraiment fait attention au nom, tout ce qu'il voulait c'était une place de parking pour se garer et dormir en paix, sieste suivie si possible d'un café. Il ralentit jusqu'à rouler au pas, allure qui n'aidait cependant pas à dissiper son impression de malaise. Les rues étaient désertes, bien que l'on soit au milieu de la matinée. Les boutiques étaient toujours plongées dans le noir, aucun bureau n'était ouvert. Lorsqu'il s'en ouvrit à Lauviah, elle pencha légèrement la tête sur le côté, en proie avec un problème majeur :

« - On n'est pas dimanche ? »

Il secoua la tête, et dégagea son téléphone portable de la poche de son jean pour le lui tendre. 

« -Non. Lundi 3 décembre 2012, j'en suis sûr. Toi, pas contre, il était temps que tu renoues avec la civilisation.

- Tu sais ce que je lui dis à la civilisation... jeta-t-elle en posant le téléphone sur ses genoux.

-A l'instant, je ne serais pas contre le fait de croiser du monde, tu vois.... Bordel, c'est l'apocalypse ici ou quoi ?

-Je vous interdis de dire ça devant moi. »

Greg haussa les sourcils, étonné en voyant qu'elle le fusillait du regard, visiblement très sérieuse. Cette fois, il l'avait véritablement mise en colère, même s'il ne savait pas encore pourquoi.

«-Qu'est-ce qui t'arrive ? T'es pas non plus une petite fleur innocente au niveau du vocabulaire.

-Je suis prête à tout supporter, dites ou faites ce que vous voulez, mais je ne veux pas entendre parler de cette putain d'apocalypse.

-Ça c'est une bonne petite paroissienne

-J'ai dit que j'étais fille de pasteur, pas que j'étais croyante.

Elle se retient difficilement de ponctuer sa réponse d'un « abruti » bien senti.

«-On a fait sécession d'avoir son papounet ?

-Il a fait sécession tout seul comme un grand. »

Elle haussa les épaules, fixant à nouveau la rue, droit devant elle. Lauviah resta silencieuse un moment, aussi maussade que si elle maudissait la route elle-même de ses malheurs avec une fureur mal contenue dans le regard. Greg ne répondit pas, n'insista pas. Il s'en foutait bien du papa. Il préférait jouer le jeu de l'inconnu bourru, plutôt que de réveiller ce qui avait tout l'air d'un drame familial. Il n'avait jamais été du genre à susciter les confidences d'une gamine autour d'un chocolat...Encore moins maintenant. Un vieux pick-up, un mec patibulaire, une gamine avec un fusil posé en travers des genoux, une ville déserte... Le cadre n'était pas idéal, et il ne voulait rien entendre. Elle était en vie, qu'elle se réjouisse.

« - Il a...disons pété un plomb, y a deux ans de ça. Il s'est barré. Il se devait « prêcher la bonne parole », en vu de l'apocalypse, histoire de « sauver les âmes éloignées de dieu ». Techniquement ça veut dire qu'il est parti pour jamais revenir avec une excuse toute mignonne. Il est jamais revenu nous sauver, nous. L'apocalypse, c'est chacun pour sa gueule. »

Le ton était amer, et Greg ne résista pas à l'envie de lui jeter un regard furtif, mais elle n'avait pas remué le moindre cil. Le petit hoquet de surprise qui sortit alors de la gorge de la jeune femme le força à regarder à nouveau la route, et d'émettre lui-même un glapissement surpris. Au bout de la rue, un immeuble était en flammes. Greg conduisit instinctivement vers lui, espérant, sans trop y croire, y apercevoir quelques silhouettes affolées et un beau camion rouge qui s'agiteraient au pied des flammes.

« -Il faut prévenir quelqu'un, » décida Lauviah d'une voix blanche, mais étrangement calme et ferme.

Il se tourna vers elle, posant une main derrière l'appuie-tête passager, et cracha :

« -Qui est-ce que tu veux prévenir ? Quoi ? Les flics ? Les pompiers ? Ils ont bien d'autres chats à fouetter, crois-moi ! Tu crois que personne n'a remarqué une tour en feu au beau milieu de la ville ? Qu'on est les seuls à avoir des yeux ?

-On est peut-être les seuls ici, » hasarda  Lauviah en désespoir de cause.

Elle cherchait à soutenir son regard, sans oser respirer trop fort. Une sourde inquiétude commençait à s'immiscer dans sa poitrine, mais une partie de son cerveau raisonnait encore, juste assez pour lui faire comprendre ce que Greg semblait penser, juste assez pour la faire paniquer. Il ne la lâchait pas du regard, ni n'ôtait son pied de l'accélérateur. Il était furieux, furieux contre lui-même, contre son ex-fiancée, contre cette ville sordide, contre Lauviah qui n'avait rien fait d'autre que de se trouver sur le bord de la route. Il sentait la rage monter en lui, et lui enserrer le cœur et les tripes. Une rage contre tout, sans objet.

«- Si on est seuls, il n'y a rien à sauver. Pas de quoi s'inquiéter.

-Pas de quoi s'inquiéter ? rugit Lauviah. Je trouve ça inquiétant d'être seuls ici ! »

Il était furieux envers ce monde, envers la vie, et il se mit à crier, sans transition :

« -Qu'est-ce qu'on s'en fiche ? Qu'est-ce qui m'empêche de rouler tout droit dans un immeuble ? D'écraser le premier pauvre type que je croise ? Ce monde ne tient plus debout, Lauviah, ni lui, ni nous ! »

Qu'est-ce qu'il l'en empêchait ? Le bon sens. L'instinct de survie. L'habitude d'une vie civilisée. On n'écrasait pas les gens comme ça. Mais Lauviah resta silencieuse, la bouche ouverte sur tous les arguments sensées qu'elle avait à opposé à la crise de désespoir de l'homme.

Mais c'était trop tard. Elle le comprit au rugissement de la voiture sous ses fesses. Et ses doigts eurent beau étreindre le fusil, jusqu'à en blanchir les phalanges, jusqu'à y enfoncer les ongles, c'était trop tard. Elle sentait autour d'elle la voiture trembler de la même rage absurde que son conducteur. Elle entendait le vrombissement du moteur qui grondait, bondissait. Elle le vit, distinctement, délibérément enfoncer la pédale d'accélérateur. Son cri se bloqua dans sa gorge. Seul le choc pouvait lui faire rouvrir les paupières.

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