Les lunettes de voyages

nyckie-alause

— Des lunettes de voyages. Que je t'explique, ce n'est pas une idée qui vient de m'advenir. D'abord une intuition, puis… Pourquoi me regardes-tu ainsi ? Ah ! Le titre de l'invention qui te surprend ? Je trouve que « lunettes de voyage » rend possible des situations que pour l'instant tu n'as pas encore envisagées.

Edith reste muette. Elle ne sourit pas. Elle ne fait pas non plus mine de se lever pour quitter le salon. Non. Elle se contente d'attendre. Maintenant je vais être obligé de développer mon idée jusqu'à la convaincre…

— Les lunettes de voyages. Quand j'annonce cela, tu peux imaginer qu'il va s'agir de longue-vue, de jumelles, de montures avec des verres polarisants, de lunettes de glacier, que sais-je ? Tu vas visualiser un de ces objets ou penser aux destinations qu'elles permettraient d'atteindre, tu vas imaginer les montures et les moyens de déplacements, tu vas te demander, c'est certain, si on doit les chausser discrètement ou ostensiblement. Je vois que tu t'agites. Tes mains du bout des ongles tapotent les accoudoirs du fauteuil, est-ce de l'agacement ou de la curiosité ? 

Edith entrouvre la bouche comme pour parler mais choisit de se taire et d'attendre encore. Le talon de son pied droit quitte en partie le sol et la jambe s'agite en petites secousses. Edith, c'est sa manière. Elle préfère toujours exprimer sa tension par quelques mouvements et seulement plus tard si elle le juge utile elle pose des questions. Soit pour en savoir plus soit pour couper court à une éventuelle polémique.

Je vais jusqu'à la bibliothèque pour récupérer le coffret qui renfermait il y a des années les carnets de mon enfance, ceux qui m'ont servi et me servent de déclencheur pour écrire de nouvelles histoires. Parfois je ne lis pas ce que j'ai écrit dans ces pages, je quitte mes lunettes et la lumière glauque que le papier envoie sur mes rétines suffit. Depuis des semaines ces carnets-là ont rejoint des écrits plus récents dans le tiroir de droite de mon bureau. 

J'ouvre le coffret et l'odeur des vieilles histoires semble s'être en partie dissoute. A l'intérieur imbriquées les unes dans les autres toutes sortes de montures, écaille et fausse écaille, métal doré, métal rouillé, plastique, avec leurs verres bleutés, nacrés, rayés, branlants…

Edith croise les bras et se penche en avant pour mieux voir ce que je lui présente, relève la tête vers mon visage, sourit du coin des yeux, examine plusieurs fois le trésor plusieurs fois mes yeux, yeux dans les yeux. Que j'aime chez elle cette manière qu'elle a de m'écouter !

— J'ai mis des mois à les collecter. La première paire étaient abandonnée sur un banc. Il n'y avait personne à l'entour et je l'avoue, en la mettant dans ma poche je ne me suis pas senti légitime. La transgression m'a fait me sentir « vivant ». Ensuite aux puces, chez le brocanteur du boulevard Voltaire… Il m'a fallu les essayer, j'avais des exigences tu comprends. Elles se doivent de ne pas être trop lourdes, de ne pas tirer derrière les oreilles, d'être jolies quoique cela ne soit pas déterminant c'est quand même assez important car maintenant pour que tu comprennes bien, tu vas devoir les essayer, toutes…

Edith éclate de rire, un de ces rires qui me fait tant de bien, un rire pour voyager en jeunesse, comment être plus précis ? Un rire qui me transporte en bonheur. 

Edith, quand je l'ai rencontrée, suivait des études d'art. Moi je tentais d'étudier la littérature mais je souffrais d'ennui. Elle, elle dessinait des paysages époustouflants qui à eux seuls étaient pour moi des voyages. En y regardant derrières les arbres, les dunes, les rochers, les montagnes, les vagues, je nous voyais, je nous apercevais en chemin. Chaque dimanche elle en réalisait un nouveau que je mettais toute la semaine à explorer. Un seul dessin et j'écrivais une histoire, un nouveau paysage et je me rendais compte que je ne faisais que la suivre, et sur la vue suivante je me rapprochais, et sur la prochaine je pourrais sûrement la rattraper. Edith, elle m'a ouvert le monde…

— Ferme les yeux Edith, ferme les yeux, laisse-moi faire.

J'étale sur la table basse toutes les paires de lunettes glanées au fil des semaines et je choisis les rouges. La monture est d'un rouge terni qui a été brillant et que les années ont pâli sur les arêtes. Les verres sont épais mais légers. les tampons reposent sur le nez d'Edith comme de petits coussins, doux et prêts à se faire oublier. J'attrape sa main pour la guider jusque à la fenêtre.

— Attends Edith attends que je te dise d'ouvrir les yeux… Nous y sommes, regarde !

Le jardin est luisant de la pluie qui vient de s'arrêter. Le soleil s'incline déjà vers l'ouest en se glissant sous les nuages les ornant au passage d'un ourlet flamboyant.

— Oh ! Oh ! Surprenant !

Sur le visage d'Edith je vois l'étonnement, l'incrédulité, une lumière de ravissement. Elle ne me lâche pas la main. Alors je quitte mes lunettes et les glisse dans ma poche de chemise. Nous sommes au diapason

— Oh ! Oh ! Quel voyage ! dis-je à mon tour.

Je la ramène vers le salon, lui ôte les lunettes rouges avant de lui proposer des lunettes à monture dorée, désuète certes mais tellement jolies. Je ferme les yeux et en pioche une pour moi, au hasard. 

— Les voyages lui dis-je sont toujours une aventure, les voyages en lunettes hasardeux. Viens, allons jusqu'à la fenêtre…

Et nous voilà, Edith et moi, rejoindre d'un pas hésitant une destination inconnue. Le tapis s'est transformé en surface fluide, le fauteuil en lion endormi, la lampe comme un poteau indicateur nous fait signe de suivre le chemin vers l'ailleurs.

— Demain, s'il ne pleut pas nous pourrions descendre au jardin ?demande Edith.

— Vois-tu Edith, la difficulté de ce genre de voyage est de bien choisir nos montures. Quand elles sont bien chaussées, les lunettes de voyages multiplient le monde.

  • Emouvant... Mais multiplier un monde qui ne fait plus de place au hasard, au rêve ou à l'imaginaire ne me motive pas trop !!!
    En tous les cas vous avez l'air de bien vous entendre !!!

    · Il y a plus d'un an ·
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    Gabriel Meunier

    • Avec la vieillesse l’idée du voyage est un peu différente…je crois. Enfin je verrai ça. Quand ? Plus tard…

      · Il y a plus d'un an ·
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      nyckie-alause

    • Exact

      · Il y a plus d'un an ·
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      Gabriel Meunier

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