Les muses et les sirènes

Michael Ramalho

Deuxième vie

En observant Céline qui virevolte tel un oiseau gracieux autour de moi, il m'arrive de m'interroger sur les mérites qui lui plurent chez moi et qui dès lors, me valurent tant d'amour. D'entrée de jeu, une mise au point s'impose. Je ne suis qu'un médiocre. Tout chez moi porte en étendard ce qualificatif affreux. La beauté, on le sait, ouvre une infinité de portes et pardonne tout à ceux qui enfilent ce masque sublime. Dans la laideur, on trouve un certain charme peut-être dans le fait qu'elle trace indépendante, un chemin radicalement opposé à celui de sa sœur plus fortunée. La révolte qui l'anime parvient à la hisser à un niveau tolérable aux yeux des autres. Faire partie de la nasse des médiocres, c'est garder la tête sous l'eau en toute circonstance. A force de se mirer dans un ciel brumeux de contre jour, on s'écœure soi-même. Ce visage trop banal qu'on arbore à défaut d'autre chose, cet esprit juste assez vivant pour souffrir sa condition. Se dégoûter soi-même jusqu'à souhaiter le néant.

Céline, je la rencontrai il y a quatre ans. J'étais sur le point de m'enterrer tout à fait dans ma caste tiède et fade. A cette époque, je partageais avec mon épouse un sentiment fatal d'indifférence mutuelle. J'avais deux enfants qui déjà ne me supportaient plus, un chat noir asocial qui régurgitait sur tous les tapis de la maison, deux poules déplumées au derrière dont j'étais le seul à m'occuper et deux poissons rouges qui ne frétillait même pas lorsque je les nourrissais. Chaque matin, je m'asseyais au volant de notre Opel Zafira sept places grenat, véhicule pratique mais sans fard, idéal pour conduire les enfants à l'école ou pour partir en week-end.

Céline entra dans ma vie à l'occasion d'une réunion professionnelle. Sa perfection généra une onde de choc qui me ranima in extremis. Encore aujourd'hui, son irréelle splendeur m'empêche de brosser un portrait fidèle de cet ange venu du ciel. Que l'on se figure une chevelure rousse, blonde et brune, une teinte d'iris couvrant la globalité du spectre des couleurs, et une peau sublime, emblème de tous les peuples du monde, exhalant une odeur de rose, de clématite et d'oranger du Mexique. Elle surgit des cimes de mon brouillard et le dispersa avec la grâce d'un vol de papillon. Mon sang depuis longtemps glacé, s'échauffa soudain et prit un flot tumultueux. Une colère immense s'empara de moi. Pourquoi est-ce que mon espoir d'exister pour elle devait être pareil à celui d'un grabataire voyant poindre à sa fenêtre, un soleil radieux. Ma désespérance fut telle que j'étais prêt à me tuer le soir même. A l'instant où j'éprouvais cette affliction, je sus plus tard, qu'elle tombait amoureuse de moi. Je n‘étais pourtant rien d'autre que moi-même. Un homme sur la fin sans n'avoir rien accompli. Membre des plus effacé de l'assistance, je pus l'observer tout à loisir. Ses cheveux coupés au carré m'attirèrent tout spécialement. Quand elle tournait la tête pour suivre les interventions des uns et des autres, ses mèches ravissantes s'envolaient et s'abattaient sur ses joues fraîches comme la rosée, en un baiser vigoureux. A maintes reprises, je remarquai incrédule que son regard à l'éclat arc-en-ciel se posait sur moi. Evidemment, je rêvais. Cet extrait de son âme ne pouvait m'être destiné. A coup sûr, elle l'adressait à Sandro, le beau commercial à la barbe de trois jours savamment taillée ou à Christophe du marketing, dont la crinière blonde alliée à un teint hâlé, la ravissait. A la pause déjeuner, elle toucha mon épaule et me demanda si la place en face de moi était libre. Stupéfait, je bredouillai que oui. Trois lettres insignifiantes qui déclenchèrent l'ouverture d'une trappe que je croyais à jamais inaccessible et par laquelle se déversa sur moi, des bonheurs infinis.

Ce fut le premier déjeuner d'une longue série. A chaque fois, je touchais peu à mon assiette. Le spectacle idyllique de sa gorge alléchante, de ses lèvres charnues et de sa langue piquante, suffisait à me nourrir. Sa voix surtout, me faisait l'effet d'une musique céleste annonçant mon entrée au paradis. Chaque jour, l'apparition revenait. A son contact, je rajeunissais. La lumière du monde se rallumait, douce et nette. Je me surpris à avoir envie de sortir, de faire du sport, de discuter de choses et d'autres avec mes contemporains. De vivre, en somme. Entre deux épisodes radieux, je m'interrogeais. Pourquoi alors qu'elle se tenait au printemps de sa vie, cette femme sublime cherchait la compagnie d'un spécimen moyen typique tel que moi? Circonspect, je tâtai ma bedaine en observant les biceps saillants de Christophe qui tentaient de s'échapper de sa chemise ajustée. A chacune de ses entrées dans le réfectoire, je scrutais le visage de Céline à la recherche d'une manifestation d'intérêt à son égard. Rien. Pas le début d'une réaction. J'avais transmis à Christophe la cape d'invisibilité des membres de ma classe.

Un soir, encouragé par des signaux de moins en moins ambigus, je me risquai à l'inviter pour un verre. En vérité, l'alchimie entre nous était telle que je sus qu'elle dirait oui. Une nouvelle fois résonnèrent ces trois lettres façonnant ce mot minuscule mais porteur de tant de conséquences. J'ignore si à l'époque, elle su que j'étais marié. Je portais mon alliance mais nous ne mentionnions jamais le sujet. J'appelai ma femme et laissai un mensonge à peine crédible. Tout était fini. Nous convînmes d'un endroit éloigné du bureau. Comme elle en avait pris l'habitude, elle signala sa venue en me caressant l'épaule. Céline était plus belle que jamais. Elle portait une robe noire qui laissait apparaître ses longues jambes nues. Elle avait fait le choix adorable de porter une paire de baskets d'une blancheur éclatante. Pour se protéger de la fraicheur de la nuit, ses épaules étaient ornés d'un perfecto rose sentant bon le cuir. J'eus tout de suite envie d'elle. La prendre ici, sur cette table. La pousser en avant, remonter sa robe et entrer en elle. Elle parut lire en moi. Elle rougit. Honteux, je baissai les yeux. La conversation se déroula comme dans un rêve. Sur terrain neutre, je craignais d'être moins alerte. Heureusement, Céline agissait avec un naturel qui plaçait sur notre route les jalons du plaisir et de l'harmonie. Après une heure, elle plongea ses yeux dans les miens et me demanda si je voulais aller faire l'amour chez elle. Elle me proposa la chose sans détour. La suite de notre histoire exigeait que l'élan mutuel que nous ressentions l'un pour l'autre, s'accomplisse. Qu'il nous semblait vain d'envelopper cet irrépressible besoin de se découvrir charnellement dans d'encombrantes périphrases. J'acceptai sans penser une seconde à ma famille et au coup mortel que j'allai lui porter. Dans la voiture, elle saisit ma main et la déposa sur sa cuisse. Son grain de peau était d'une douceur implacable. Ne pouvant résister davantage, je me penchai sur elle et glissai mes doigts entre ses cuisses. Bientôt, ils effleurèrent ses lèvres en quête de son plaisir. Au premier feu rouge, une basket monta au ciel et se posa sur son siège avec délicatesse. J'introduisis un doigt en elle, puis deux. Au deuxième arrêt, elle souleva son bassin pour ôter sa culotte. Elle attrapa ma main pour la guider, impulser la cadence idéale. Quand elle se gara, j'entrepris de descendre la bretelle de sa robe pour embrasser son sein. Devant mon empressement malhabile, elle le libéra elle-même et le porta à ma bouche. J'étais sur le point d'envahir son siège mais la silhouette d'un passant m'arrêta. Dans l'escalier menant à son appartement, je fus hypnotisé par le balancier de ses fesses qui s'épanouissaient librement. A plusieurs reprises, j'attrapai ses hanches et y enfouis mon visage en fouillant ses interstices délicieux avec la langue. A peine la porte ouverte, j'arrachai sa robe. Sa bouche avait un goût de miel. Sa langue sucrée s'agitait dans la mienne comme un petit animal gracile. Je la soulevai et la déposai sur une console placée dans l'entrée. J'explorai son corps avec tous mes sens. Avec la langue, ses mamelons. Avec le bout des doigts, les courbes de ses seins, de ses fesses et de ses cuisses. Avec mon nez, l'odeur de ses cheveux, de sa peau, la fragrance de son sexe. Avec mes oreilles, les râles que faisaient naître mes caresses. Le sexe dressé je m'approchai. Je me trouvais si excité que j'entrai en elle avec la volonté étrange de la blesser. Rejetant en arrière son beau visage, elle planta ses ongles dans mon dos. Sous mes coups de reins, des bibelots tombèrent de la console. Les tableaux se décrochèrent du mur, les meubles de l'entrée se disloquèrent en un nuage de paillettes de bois. Les fenêtres explosèrent en un feu d'artifice cristallin et scintillant. Un formidable fracas, mêlant nos gémissements de plaisirs et la rumeur de l'effondrement de notre monde à l'agonie, dévora la réalité. Était-ce la fin qui commençait? Tout à mon plaisir, je m'en fichais. Le monde pouvait bien finir, j'aurais connu Céline. Les mauvais choix, les actes manqués, les ratés,  toutes les névroses qui découlaient d'eux. Tout cela ne comptaient plus. Scellant la fusion de nos âmes par une apothéose sensuelle, je perdis connaissance dans son corps.

La rumeur d'un mince filet d'eau me ramena à la réalité. Rassuré, je vis qu'elle était toujours mourante mais suffisamment solide pour la fouler avec Céline. Entortillé dans les draps ravagés, je tâtonnai dans la pénombre à sa recherche. Est-ce que tout cela n'avait été qu'un rêve horrible mettant en scène les ébats fantasmés d'un homme condamné à demeurer dans le brouillard? Pour autant, cette chambre m'était étrangère. Un halo lumineux émanant d'un contour obscur entra dans le lit et se blottit contre moi. Aussitôt, une odeur familière m'assaillit. Je pris son sein tout en lui embrassant le cou. Elle contre-attaqua en empoignant ma tignasse et en cherchant un chemin jusqu'à ma bouche. Je voyageai jusqu'à son entre-jambe, prêt à retourner en elle. Mon abri immuable jusqu'à la ruine de l'Homme.

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