Les palmes académiques
Bernadette Dubus
Palmes académiques
Il y a trois mois, arriva au domicile des Dupont, un courrier du ministère qui révolutionna la petite vie tranquille de cette famille de la petite bourgeoisie française. Monsieur Dupont, Lucien de son prénom, vieux professeur à la retraite et auteur d'un livre intitulé « Bienfaits de la plaisanterie et des grimaces sur les digestions difficiles », recevait les palmes académiques. Trente ans d'attente pour un honneur que le commun des mortels ne pourrait pas connaître.
Trois mois d'angoisse en attendant le jour J : le vendredi 13 décembre 2013. Ce n'est pas que Lucien soit superstitieux, non. Bien qu'il se dispense ces jours-là de passer sous les échelles, un accident est si vite arrivé, il s'enorgueillit de ne pas craindre les chats noirs. Mais bon, il aurait préféré un autre jour. Vendredi 13 décembre 2013… Heureusement qu'il n'y avait pas 13 mois dans l'année sinon son compte était bon.
Ce matin-là, le vendredi 13 décembre 2013, il se revêt de son plus beau costume, celui qu'il a mis, il y a dix ans déjà, pour le mariage de sa fille cadette. Les boutons tirent un peu, il doit rentrer le ventre.
- Tu prends trop de dessert ! lui dit Jeanne sa femme légitime dont la légitimité est surtout de le harceler et lui casser les pieds à longueur de journée.
- Et toi tu ferais mieux de manger du gingembre, vieille pie. Tu vas me porter la poisse.
Heureusement, Jeanne est sourde. Elle lui sourit d'un air béat. Elle a mis aussi sa plus belle robe qui la boudine au ventre, un chapeau excentrique qui donne à Lucien des sueurs froides. Elle s'est parfumée à l'extrait de vanille ce qui pourrait la faire passer pour un dessert. Mais de ce dessert-là, Lucien en a son couffle[1].
Le voilà sur le devant de la scène, accompagné de Monsieur le Maire, Monsieur le Préfet, Monsieur le sous-chef de la gendarmerie locale et le représentant du ministre qui a hélas, ce jour-là, et à son grand regret, une autre réunion sur l'avenir du pays, avec le ministre de l'économie et des finances à Bora Bora.
Le public dans la salle est plutôt local. Le boucher est présent, ainsi que Marius, le patron du bistrot avec lequel il a déjà fêté dignement les palmes de l'amitié.
Mais sont aussi présents un journaliste, quelques dames et messieurs en tenue de gala que Lucien ne connaît pas. Le représentant du ministère lit un extrait du code civil, vante les bienfaits de l'éducation sur la digestion. Digestion difficile pour Lucien. Face à ce public, la larme à l'œil d'admiration, il sent les boutons de son costume se contorsionner sur son ventre. Il en a des sueurs froides. Vendredi 13 ! maudit chiffre pour ses palmes !
Les boutons de son costume explosent un à un. Peut-être ont-ils horreur des palmes académiques ? Peur des gens, depuis le temps qu'ils dorment dans le placard ? Il ne manquait que ça ! Des boutons agoraphobes ! Le voilà la veste ouverte, noir de colère contenue contre Jeanne qui n'y est pour rien. La poisse. Elle lui a porté la poisse ! Le représentant du ministère imperturbable, continue son discours. Certains rires fusent dans la salle. Les jaloux de ses palmes, ceux qui ne les auront jamais, ceux qui ne sont pas capables d'écrire un livre sur l'éducation et la digestion. Dans la salle de réception de la mairie il fait étouffant. Dehors il pleut. Le tapis rouge est tout mouillé. Lucien doit descendre de son piédestal pour le rite de l'accolade réglementaire inévitable. Il se prend les pieds dans les trous du tapis mité, se retient à monsieur le préfet qui s'apprêtait à accrocher les palmes à son veston déboutonné. Le sous-chef de gendarmerie croit à un attentat terroriste. Lucien, le préfet, le maire venu à la rescousse, roulent sur le sol en un amas de chair humaine sentant la transpiration. Le public applaudit comme pour un match de rugby. Mais le sou-chef de gendarmerie ne l'entend pas de cette oreille. Un terroriste se cache sous les traits de ce paisible retraité. Il le prend à bras le corps, lui passe les menottes après l'avoir copieusement corrigé à coup de poings. Le public n'est plus sur un stade de rugby mais à un match de catch. Il crie, insulte le méchant policier qui n'a jamais entendu autant de grossièretés à son encontre de toute sa vie. Lucien a un œil au beurre noir. La salle ne comprend pas. D'habitude au catch il n'y a pas de blessés. Elle hurle vengeance. Elle crie à l'outrage. Les palmes académiques pendent lamentablement à moitié accrochées sur la veste déchirée.
Lucien est amené au poste où il restera en garde à vue pendant quarante huit heures, puis sortira avec de plates excuses et une manifestation de soutien de la foule qui lui fait chaud au cœur. Quand même, il y a de la solidarité entre petits bourgeois.
Pendant ce temps, les palmes ont disparu. Plus de palmes. La honte à jamais sur son front et le fronton de la mairie.
Saleté de vendredi 13 ! Lucien sait désormais que ce jour porte malheur. Il va écrire un autre livre « l'effet néfaste du vendredi 13 sur les palmes académiques et la légion d'honneur. »
Peut-être les retrouvera-t-on un jour ces palmes tant désirées ?
Tout ça, c'est la faute de Jeanne.
[1] En avoir son coufle : en avoir assez
Super réception ! Bravo, c'est très visuel ! Qui a dit (Napoléon ?) que les décorations sont des hochets pour faire plaisir aux adultes ?
· Il y a presque 8 ans ·astrov