Les petits vieux se ramassent à la pelle

Corinne Champougny

Début de mon dernier roman intitulé " Les petits vieux se ramassent à la pelle". Promis, je posterai la suite, régulièrement. 

I

Le petit vieux est ratatiné comme une chiure de mouche, constate Rondeau en tournant la tête pour cracher par la fenêtre ouverte . Il faut respecter les scènes de crime . C'est d'ailleurs la seule chose qu'il respecte, à peu près . En attendant, il est bien embêté . Pas par le petit vieux entortillé dans ses draps et raide mort, non, des vieux il y en a bien assez, mais ce soir c'est Italie-Sénégal, et bon sang, il a mis la bière au frigo ce matin avant de partir, faudrait pas que les vieux l'emmerdent quand il y a match, surtout que les ritals, cette saison, c'est quelque chose, tiens, il va commander une pizza, pour faire local, c'est pas con, bon, alors, et ce macchabée ?

- Et le macchabée ? demande t-il alors au médecin en se grattant la fesse droite.

- Commissaire, il n'a pas l'air d'être mort de mort naturelle, avance le docteur Massène d'un ton prudent.

- Ah bon . Tiens, j'aurais pourtant pensé qu'il s'était étranglé tout seul avec ses draps. C'est pervers, les vieux, vous savez. Peut-être que ce matin il s'est dit, tiens, il me reste quoi, quelques semaines à vivre, allez, on va rigoler un peu, ces fainéants de flics ne savent pas quoi faire de leurs journées, je vais les faire travailler un peu, ça les changera. Au fond, c'est simple, il a juste voulu se marrer . Ah ah ah . Je m'étrangle d'ailleurs de rire . Non, non, sans jeu de mot . Bon, quoi d'neuf, docteur ?

Massène passe une main sur son menton, pensif . Il n'a rien à dire . Le type est mort, c'est tout, et sans doute depuis deux ou trois jours, d'après l'odeur. Il n'est pas légiste, Massène, et il ne va pas déclarer d'un ton pénétré : « Commissaire, le meurtre a eu lieu à minuit trois le vingt juillet. Strangulation. Mais l'homme a été surpris dans son sommeil, il a à peine eu le temps de réaliser . Quant à l'assassin, cherchez du côté d'un homme costaud, je dirais dans les un mètre quatre-vingt dix – regardez bien, là, il fallait se pencher selon cet angle précis pour entortiller les draps efficacement – et puis orientez vos recherches vers l'univers des marins, ce noeud, là, au bout du drap, ne trompe pas ». Bien sûr, des marins à Brive, c'est n'importe quoi, mais Massène pense effectivement à n'importe quoi, agacé d'être dans cette chambre surchauffée alors qu'il y avait au moins déjà quatre patients qui l'attendaient à son cabinet de la rue Carnot quand la police lui a demandé de venir constater le décès . Et dire qu'il a failli prendre ses vacances en juillet, au lieu d'attendre le 15 août . C'est Ribère qui lui a piqué le dernier remplaçant disponible pour ce mois-ci . Bien sûr, il aurait dû anticiper, mais en avril il ne savait pas encore que Julie allait plier bagage et que tous ses projets d'été tomberaient à l'eau. Dans l'urgence, il a annulé la réservation de la villa à Saint Martial en Vendée, c'est déjà pas mal. Bon, en attendant, il faut qu'il rentre au cabinet.

- Commissaire, la mort remonte à quelques jours, peut-être deux ou trois, pas plus. Mais avec cette chaleur...

Rapidement, Massène attrape sa mallette – fort inutile au demeurant- et contourne le gros rouquin pour se diriger vers la porte. Rondeau le regarde partir avec un petit sourire ironique. Ces médecins, on se demande pourquoi ils ont fait tant d'études. Parce que franchement, pour prendre une tension et gribouiller une ordonnance....Heureusement que lui ne va jamais consulter. Et il se porte très bien comme ça.

Mais en attendant, le petit vieux est toujours ratatiné contre le mur, artistiquement empaqueté dans des draps d'un blanc très douteux. L'odeur, un instant balayée par le courant d'air rapidement mis en place par Joubert, s'immisce à nouveau dans le petit appartement en soupente . En juillet, les assassins pourraient au moins signaler leurs forfaits, question d'hygiène. Pas de traces de lutte – mais qui lutterait contre cette larve desséchée ? ricane Rondeau- , en revanche la serrure a été forcée. Sans grande difficulté, d'ailleurs. Il suffisait d'un bon coup d'épaule. Même le bois du chambranle est pourri. Comme tout ce qu'il y a ici, pense Rondeau en regardant rapidement autour de lui. Si c'est ça, devenir vieux, autant picoler joyeusement et en finir le plus tôt possible. Oui, bière et pizza, ce soir, c'est décidé.

- Joubert et Martineau, vous essayez de vérifier ce qu'on a pu lui voler, oui, je sais, faut être cinglés pour espérer piquer quelque chose ici, mais avec un camé, c'est possible. Duplas, vous vous occupez de la famille. Essayez aussi les voisins. Moi, je file.

Les policiers entassés dans la petite chambre échangent un coup d'oeil rapide. Rondeau est expéditif, comme toujours. Mais aujourd'hui il faut reconnaître que c'est particulièrement apprécié par les trois hommes présents dans la soupente. En effet, l'odeur du cadavre, ce n'est rien, absolument rien à côté de celle que dégagent les aisselles du commissaire. Un mélange rance et âcre, abondamment arrosé d'une eau de toilette curieusement poivrée, mais peut-être s'agit-il simplement d'une réaction chimique, la sueur fortement alcoolisée n'a certainement pas les mêmes caractéristiques qu'une transpiration dite normale. Les jours de forte chaleur sont une véritable malédiction à l'hôtel de police de Brive-la-gaillarde, et certains arrêts de travail paraîtraient presque justifiés. Deux ans, deux étés interminables, oui, cela fait maintenant deux ans que Rondeau officie dans la petite ville corrézienne, et bien entendu, il a pris ses fonctions un premier juin. Philippe Desplas soupire en repensant à ce jour maudit. Il venait juste de réserver un mobile-home sur l'île d'Oléron et il était déjà parti, s'imaginant sans problème en train de prendre un pineau à la terrasse de l'Océan. Les filles devaient partir avec leur mère tout le mois d'août. C'était son premier été de père fraîchement divorcé, et il comptait bien en profiter. Ce serait plage, plage et plage. Avec, bien sûr, quelques pauses à l'Océan. Est-ce qu'il tenterait le Macumba? A 32 ans, ça devenait difficile. Peut-être franchement ridicule. Et pourtant, il avait bien envie de renouer avec les étés de ses 16 ans. Et puis, qui ne tente rien...C'est à ce moment précis, alors qu'il posait la main sur la poignée de la porte du commissariat, qu'il a senti une drôle d'odeur. Encore un poivrot, a t-il pensé en faisant la grimace. Et puis il a aperçu ce grand roux au centre exact du hall. Un rugbyman, s'est-il dit en bon briviste, avec cette carrure il doit au moins être demi de mêlée. Tu parles. La première supposition était plus proche de la réalité, même si Rondeau n'était jamais complètement ivre, il faut bien le reconnaître. Il buvait avec régularité, constance, obstination peut-être, mais savait arrêter juste avant de chavirer. L'hiver, ce n'était pas toujours facile de le supporter, car sa grossièreté légendaire finissait par user même les patiences les plus aguerries, mais l'été...Enfin, il était commissaire, c'est bien qu'il devait avoir quelques qualités. Ou qu'il avait eu quelques qualités, aujourd'hui dissoutes dans la bière. J'exagère, pense Desplas en refermant derrière lui la porte défoncée du petit vieux, il est tenace, et très minutieux. C'est déjà ça. C'est mieux que rien. Même si tous, on préfèrerait rien, franchement. En attendant, il va falloir se coltiner ce meurtre. De quoi s'occuper en attendant les vacances.

   
Signaler ce texte