Les petits vieux se ramassent à la pelle ( 3)
Corinne Champougny
« J'ouvre une parenthèse » disait son père tous les matins en buvant son premier pastis. « Je ferme une parenthèse » déclarait-il en achevant son dernier verre, à la nuit tombante. Et c'est pourquoi Cédric détestait les parenthèses. Heureusement, dans la Police, c'est un signe de ponctuation très peu utilisé. Tout doit être clair, et concis. Pas de développement, d'approximation, ni, bien sûr, de remarques personnelles. Un fonctionnaire fonctionne, mais ne pense pas, affirme Kevin, son frère, qui ne rate jamais une occasion de lui reprocher d'avoir choisi ce métier. Lui, vend des fruits et des légumes chez un primeur, à Ajaccio. Tranquille. Il aide les petites vieilles à porter leurs sacs, coupe des pastèques, remet des abricots sur l'étal, encaisse, rêvasse. Son passe-temps favori. Déjà, au collège Fesch, c'était le principal reproche que lui faisaient ses profs. Mais il avait trouvé un travail qui lui convenait, alors que Cédric, franchement, se demandait souvent s'il avait fait le bon choix. La police. Pour l'Aventure, pensait-il. Tu parles. Il enchaînait les dépôts de plaintes, ramassait quelques ivrognes, patrouillait de temps en temps à Tujac où quelques gamins forçaient la serrure d'une voiture, volaient des GPS , graffaient le mur du supermarché le samedi soir. Bien. Au fond, il aurait pu vendre lui aussi des pêches et des melons, au moins il n'aurait pas eu à porter cet uniforme qui collait à la peau dès qu'il faisait un peu chaud. Il n'y a pas de sot métier, répétait souvent son père au coeur d'une parenthèse. D'accord. En attendant, il se posait sérieusement des questions. Mais s'il quittait tout, qu'est-ce qu'il pourrait bien faire? Il n'était doué pour rien, juste moyen, éternellement moyen, ce qui est pire que tout. Bon, on verra plus tard, marmonne t-il en refermant sur son dossier la fameuse parenthèse.
- Eh, Doumé, ya un dépôt de plainte pour toi. Un vol à la tire. La femme est à l'accueil, lui glisse Serge par la porte outrouverte.
- Super. Je termine ça, et je descends, marmonne Cédric.
Deux mois qu'il est à Brive et il ne relève plus les « Doumé » qui le hérissaient au début. Il n'aurait jamais dû raconter aux collègues qu'il avait grandi à Ajaccio, entre une mère corse jusqu'au dernier de ses bijoux – les Ajacciennes sont les reines du décorum- et un père farouchement pinsutu, c'est-à-dire non corse. D'où le choix de prénoms bien continentaux, pour lui et son frère, et la présence de l'incontournable croix en or bien cachée - avec un bout de corail !- sous sa chemise bleue. En tout cas, les collègues ont décliné les clichés corses sous toutes leurs facettes, et ça ne fait plus rire qu'eux.
Cédric tape le point final, quitte son dossier et repousse la chaise à roulettes qui chuinte sur le lino usé. Allez, encore une plainte et ce sera presque l'heure de partir.
Il ouvre la porte de son bureau, longe le couloir du premier étage et commence à descendre lentement la vingtaine de marches qui mènent dans le hall du commissariat. Mais il s'arrête aussitôt, bousculé par Antoine qui monte en courant, le visage rougi par l'affolement. Puis c'est Philippe, suivi par Nadia, qui lui écrase vigoureusement le gros orteil sans s'en apercevoir. Surpris, Cédric les regarde disparaître un à un dans le bureau de Rondeau. Tiens, un peu d'animation, pense t-il en terminant sa descente. Mais avant de retrouver la jeune femme qui est assise dans un recoin, près de la porte vitrée, il décide de faire un petit tour dans l'arrière salle où plusieurs collègues commentent les dernières nouvelles en buvant du café. Patrick est au centre d'un petit cercle très animé et ponctue son récit de grands gestes qui trahissent une certaine anxiété. Il est vrai que c'est un éternel angoissé, qui bégaye dès qu'un collègue le regarde dans les yeux, qui rougit quand il doit demander ses papiers à un contrevenant et qui passe des nuits blanches à l'idée d'interpeller un suspect. Et pourtant, jamais Rondeau, qui ne s'embarrasse pas habituellement de subtilités linguistiques pour alpaguer ses subordonnés , ne s'est moqué de lui ni n'a évoqué cet handicap. Il faut dire que Patrick dépasse le commissaire d'une bonne tête, ce qui fait qu'il est souvent comparé à une armoire à glace bien corrézienne, bien solide, bien imposante .De plus, il pense vite, et bien. Ce qui impressionne le commissaire, même s'il ne l'avouera jamais.
Cédric s'approche et se mêle à ses collègues.
- Couic, comme ça, couic, vous vous rendez compte?
- Ouais, c'est pas mal, souffle Isabelle, visiblement émue en entourant une mèche blonde entre ses doigts. Mais comment on peut faire ça à des vieux?
- D...deux, deux, répète Patrick en levant l'index et le majeur, deux, ajoute t-il encore dans un murmure .-
- Rondeau doit être fou, contate Didier.
- Tu m'étonnes, confirme Isabelle. Je l'ai croisé tout à l'heure, je vous dis pas l'odeur....
- L'odeur de l'angoisse, la pire de toutes. Bon, je termine dans une heure, ajoute Didier , je vais me faire tout petit en attendant.
- Tu as raison, approuve Etienne en ricanant, ce qui est sa spécialité, y aurait pas un dépôt de plainte qui traîne? Non? Cédric, puisque c'est ta spécialité, tu n'en aurais pas un petit pour moi, juste histoire de terminer la journée à l'abri ? Cédric ? Cédric ? Ça va?
Non, ça ne va pas, pas du tout. Le monde vient de s'écrouler autour de lui. Et il regarde les débris à ses pieds, hagard.
Du suspense, des rebondissements, des portraits hauts en couleur, c'est bien pensé et ça fonctionne (comme quoi l'un peut aller avec l'autre, contrairement aux fonctionnaires selon Kevin )... fin de la parenthèse.
· Il y a plus de 12 ans ·Chris Toffans