Les pieds nus

loinducoeur

D'un pas décidé, la démarche sure et posée, s'éloigne sans retenue, une illusion romantique...

Tu te lèves et quittes ce banc où je reste assis. Une image en trop dans ma mémoire. Une vision du boulevard Raspail où je ne mets plus les pieds. Une image floue et ternie par le temps, ou peut-être par la pluie.

Soudain, je me dis que je n'ai pas vu tes pieds nus. Enfin pas entièrement ou alors, je ne m'en souviens plus. Des ballerines, crois-tu ? L'importance du détail lorsque nous reviennent des bribes de ce que l'on croyait perdu. Ce banc par exemple. Bien sûr que je saurai le retrouver. Aucun doute que si je m'y assoies à nouveau, tiens pourquoi pas tout à l'heure, je sentirais monter en moi, les émotions enfouies depuis des lustres. Faudra-t-il en pleurer ou s'en réjouir ? Impossible de le prévoir.

En fait, je me rends compte en y repensant, que je ne peux associer ni bruit ni musique, ni même une atmosphère sonore à cette scène immortelle. Curieuse impression de surdité passagère qui me laisse perplexe. J'apprécie pourtant ce jeu d'associations émotionnelles. Etais-je dans ce silence intérieur ? Portais-tu des talons ? Les aurai-je oubliés, au lieu de les sublimer comme Almodovar dans Talons Aiguilles ?

Je suis resté sans mot dire, ce jour là, sur un banc. Tes pieds sont partis, emportant avec eux ce qu'il me restait d'espoir de les voir nus. Je n'ai pas su trouver de réponse à tes doutes. Je n'ai pas pu prononcer les mots que tu attendais sans doute. Interdit, effrayé, mon cerveau a buggé sans prévenir. Il a bien enregistré ce blocage, aurait-il de l'humour, gardant pour l'avenir cette information inutile, cette photo chargée d'une froide émotion : des pieds qui s'en vont. Pourquoi ? Pourquoi cette cruauté du souvenir me taraude-t-elle encore ?

Regrets ? Tentative puérile de retour en arrière ? Envie de jouer avec le temps ? Il manque toujours quelque chose, dans ces moments là, tu le sais. Il nous a manqué cette intimité, que j'imaginais frontière à ne pas franchir, sous peine de perdre le sens de la vie. Il m'aura manqué un instant de lucidité pour ne pas me laisser submerger par une phrase, hélas prévisible.

J'en conserve la trace, comme une gifle à mon intelligence, comme un vaccin à ma sensibilité imbécile, comme un silence de trop dans ma partition. Allez va ! Tes pieds sont partis, c'est vrai, mais je sens monter en moi, les notes enivrantes de ton rire. Rien ne disparait  aussi silencieusement qu'une illusion.

Tous nos pas sont-ils perdus ?

  • très beau dernier paragraphe. Une illusion de perfection même. J'ai beaucoup aimé la façon dont vous traitez l'émotion avec pudeur, recul, amour. Je vous donne mon coup de cœur.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Bbjeune021redimensionne

    elisabetha

    • Merci Elisabetha pour ce beau compliment... et pour ce coup de coeur émouvant.

      · Il y a plus de 10 ans ·
      Dancing renoir

      loinducoeur

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