Les pleurs de la colombe

mallowontheflow

Une larme, puis deux et enfin un torrent se déversèrent sur le mouchoir en tissu dans lequel sa propriétaire enfonçait ses ongles à moitié rongés. L'odeur ferreuse du sang qui avait imbibé le textile opalin envahissait les narines de la jeune femme, lui rappelant l'horreur qu'elle avait vécue quelques semaines auparavant. Elle ne pouvait se résoudre pourtant à s'en débarrasser. Une fois l'étoffe complètement trempée elle inspira un grand coup et ravala ses dernières larmes avant de passer le dos de sa main sur ses paupières endolories. L'idée de sortir, même pour quelques pas, la terrifiait. Quand la vieille horloge du salon sonna l'avant-quart elle lui jeta un regard noir, comme si c'était de la faute de cet objet si l'heure d'aller à son rendez-vous était déjà arrivée. Elle se leva, sentit ses jambes chanceler un peu puis se dirigea vers la porte de son appartement. Les quelques quinze degrés de l'extérieur lui parurent glacials, aussi s'emmitoufla-t-elle du mieux qu'elle put dans son manteau. Aux premiers yeux étrangers qu'elle croisa elle s'empressa de baisser le regard et laissa tomber quelques mèches sur son visage afin de dissimuler au mieux les traces de sa faiblesse. Elle ne releva plus le menton du trajet mais il lui semblait sentir les regards appuyés et méprisants des passants. Des voix dans sa tête lui criaient des insultes ; "salope", "putain". Elle accéléra encore le pas, se retenant avec peine de courir. Elle connaissait le chemin par cœur à présent et les voitures étaient rares dans ces petites rues, ce qui la dispensait de faire attention au trajet et à ce qui l'entourait. Une chance.


"Je ne suis pas une salope ! fut la première phrase qu'elle lâcha à son psychiatre quand celui-ci l'accueillit.

- Qui vous a dit que vous en étiez une ? répliqua-t-il sur un ton des plus neutres.

- Les gens. Tous. Personne ne le dit à haute voix mais j'ai l'impression de le lire dans leurs yeux. Ils me regardent et ça clignote. Salope. Salope. Ils le répètent sans cesse. Comme s'ils savaient...

- Est-ce que vous, vous avez l'impression d'en être une ?

- Non, répondit-elle finalement après un silence. Non. Peut-être. Je ne sais pas. Mais je ne lui avais rien demandé moi ! C'est lui... le... le..."

Il n'existait insulte ni mot suffisamment fort pour le décrire. Les traits de Caitlin étaient tirés, fatigués par la rage qu'elle ressentait à longueur de temps sans parvenir à l'exprimer, même lors de ces entretiens quasiment quotidiens avec le médecin.

Le rendez-vous terminé elle rentra chez elle, aussi fermée qu'à l'aller, tourna tous les verrous de la porte et se glissa au fond de son lit, roulée en boule dans un plaid douillet. Sa main alla se promener sur son bas-ventre et elle dut réprimer une nouvelle envie de pleurer. La vie qui y grouillait absorbait de jour en jour le peu de force qui lui restait mais elle n'avait pu se décider à l'éliminer, malgré les protestations des rares personnes au courant. Méritait-il de perdre la vie, ce petit être qui n'y était pour rien ? Par moments, Caitlin avait envie d'enfoncer une lame au plus profond de son ventre et d'extraire cette chose de ses entrailles, de massacrer la preuve de sa faute, ce bout d'humain dans les veines duquel coulait le même sang que son tortionnaire. Seulement il avait aussi ses gênes. Et c'était elle qui le portait. Le sentait. Le nourrissait. L'aimait ?

Elle s'endormit finalement dans cette position, les doigts crispés sur la peau distendue de son ventre, partagée entre le fait de vouloir tenir son bébé dans ses bras, l'allaiter en son sein et l'envie si forte de le sortir de là à seule fin de lui arracher chaque membre un à un comme à une vulgaire poupée, puis le regarder s'étouffer avant même d'avoir vécu assez pour respirer.


Comme chaque nuit, elle vécut une nouvelle fois la scène dans un cauchemar. Il était tard. Elle était un peu éméchée. Une silhouette s'avançait. Elle riait. La silhouette se rapprochait. Elle titubait. L'homme l'empoignait. Elle effaçait son sourire. L'homme tordait son poignet, la plaquait contre le mur. Elle se débattait, tentait d'appeler au secours. Il ne lâchait pas prise, s'immisçait au plus profond de son intimité, lui arrachait toute sa dignité, puis s'enfuyait une fois rassasié. La suite était assez floue, même dans son songe. Elle était restée prostrée dans son appartement pendant des jours sans parler à personne, ne mangeant que lorsque son estomac se contractait jusqu'à que ce soit insupportable. Elle attendait la mort, mais la vie était arrivée avant. Une grande claque. Ce n'était qu'à ce moment-là qu'elle s'était décidée à sortir un peu de sa torpeur et demander de l'aide. Sa sœur l'avait accompagnée pour porter plainte et s'était occupée de prendre rendez-vous avec un psychiatre. Elle l'avait sommée d'avorter et Caitlin avait rejoint son avis, mais une fois arrivée à l'hôpital elle avait pris les jambes à son cou. Elle y était retournée plusieurs fois, se croyant fermement décidée à éliminer cette larve qui se développait en elle, mais s'était enfuie à chaque tentative. Et puis, un jour, on lui avait dit qu'il était trop tard, que le délai légal était dépassé. Elle s'était sentie perdue, dépassée par les événements, mais une voix en elle lui soufflait qu'elle devait protéger cet être du monde extérieur. Elle en était responsable à présent.


Une douleur déchirante dans le bas-ventre la tira brusquement de son somme. Elle se redressa, attrapa le verre d'eau qui se trouvait sur sa table de chevet, mais à peine le porta-t-elle à sa bouche qu'un éclair cuisant lui cingla le ventre, une douleur encore plus violente que la précédente. Elle posa ses pieds à terre, tenta de se relever et fit quelques pas avant qu'un nouveau coup la fasse tomber à terre en lui arrachant un gémissement étouffé. Fiévreuse, elle laissa choir sa tête sur le plancher et ferma les yeux. Lorsqu'elle posa sa main sur son ventre elle crut sentir ce dernier onduler. Les battements de son cœur s'accéléraient à chaque nouvelle contraction, malgré ses efforts pour les surmonter et réguler sa respiration. À peine parvenait-elle à se calmer un peu qu'une nouvelle douleur relançait son angoisse. Elle tenta d'appeler à l'aide mais le cri resta au fond de sa gorge et le téléphone était trop loin. Une bosse se dessina sur son ventre, qui se déplaçait et tapait, d'abord rarement puis quasiment toutes les secondes. Caitlin se répétait qu'il était trop tôt, qu'elle ne pouvait pas accoucher à seulement quatre mois de grossesse, mais ces pensées n'arrêtaient pas ses tremblements pour autant. Elle était d'ailleurs étonnée que le fœtus puisse taper contre son ventre ainsi, si tôt, alors qu'il ne devait être guère plus grand qu'un chaton. Pourtant il ne cessait pas. Et puis, subitement, tout prit fin. Les douleurs, les coups. Le souffle de la jeune femme s'apaisa, elle retrouva progressivement une respiration quasiment normale. Elle en profita pour se redresser un peu, les avant-bras derrière son dos la soutenant.

Le répit fut de courte durée. Cela recommença non pas à cause d'une nouvelle douleur mais avec la sensation que quelque chose se déplaçait en elle. Il ne s'agissait pas d'un simple coup de poing du bébé ou d'un autre mouvement de sa part. Elle avait plutôt l'impression que c'était un liquide qui se balançait dans son ventre, poussait contre ses parois comme pour s'en échapper. Autant elle souhaitait garder son enfant au chaud, là où les horreurs du monde ne pouvaient l'atteindre, autant elle voulait expulser au plus vite cette chose étrange qui se mouvait en elle. Cette dernière sembla trouver le chemin le plus adéquat pour sortir car la jeune femme la sentit bientôt descendre vers son utérus. Quand elle se décida à baisser la tête elle vit qu'un filet de ce qui semblait être du sang s'écoulait entre ses cuisses. À y regarder mieux le liquide était plus noir que grenat, mais elle voyait mal ce que ça pouvait être sinon du sang. Paralysée par la scène qui se passait sous ses yeux, avec la sensation de n'être qu'une spectatrice, Caitlin n'osait plus tenter le moins geste. Elle considérait ce fluide qui continuait à dégouliner jusqu'à former une grande tache sur son plancher sans réagir. Au bout de ce qui lui sembla être une éternité mais qui ne fut en réalité que cinq minutes l'écoulement cessa, mais le liquide au sol se mit à bouillir. Des bulles se formaient à sa surface, éclataient, puis recommençaient. Au fur et à mesure la tache s'agrandissait, s'élevait. Le bouillonnement s'arrêta alors et des particules du liquide se mirent à se détacher par endroits pour aller se rattacher à la tache principale en un autre endroit. En quelques secondes Caitlin eut sous ses yeux une sorte de créature possédant un tronc et quatre pattes. Pas d'yeux ni de bouches, juste de quoi se déplacer. La chose se mit alors à ramper et alla se réfugier sous son lit.

Par instinct, la jeune fille posa ses mains sur son ventre, le tâta, chercha le moindre signe de vie. Mais aucun battement de cœur autre que le sien ne battait en elle. Elle ne portait plus la vie. Seulement le désespoir et la mort. Alors son esprit et son corps la lâchèrent, fatigués de tous ces efforts, et elle perdit conscience.


Les paupières s'entrouvraient. Doucement. Difficilement. Se refermaient à cause de l'éclairage agressif puis se rouvraient. Quelques doigts esquissaient des mouvements approximatifs. Une voix lointaine parvenait tout juste aux oreilles.

"Oh ma chérie je suis désolée, j'aurais dû être plus présente...

- Maman ?"

Les yeux à présent bien ouverts Caitlin reconnut les traits du visage qui se tenait au-dessus d'elle et vit la main de sa mère approcher de ses cheveux pour les caresser. Ce contact ne la réconforta pas, ce fut à peine si elle le sentit. Toute son attention était reportée sur son ventre, le berceau d'une âme qui s'était évaporée avant même de naître. Elle n'avait pas besoin de le toucher ou de demander à un médecin ; elle le savait, son ventre n'était plus qu'une coquille vide. Elle le ressentait. Cette information s'était glissée dans tous les pores de sa peau, dans toutes les cellules de son corps. Elle se sentait morte et rien ni personne ne pouvait la faire revivre.

Toute la journée Caitlin resta prostrée et quasiment muette. Elle refusa toute nourriture, ne but qu'un verre d'eau. Elle avait l'impression de s'effacer de sa propre vie, de s'évaporer progressivement, mais ne faisait rien pour lutter contre ça. Elle n'avait pas le courage de prendre un couteau pour en finir et se disait que si elle continuait ainsi elle finirait peut-être par disparaître complètement sans avoir eu à provoquer directement sa mise à mort. Sa mère, elle, n'avait pas quitté sa chambre d'hôpital et gardait l'espoir que sa fille finisse par lui parler. En attendant elle comblait les silences. Elle l'informait qu'elle allait rester encore quelques jours à l'hôpital et que son psychiatre viendrait la voir le lendemain. Ensuite elle racontait ses journées, parlait de tout et de rien dans l'espoir de lui changer les idées. Malgré tout Caitlin n'était capable de penser qu'à deux choses : son enfant perdu et le monstre qui était sorti d'elle la veille.

"Tu l'as vu ? lâcha finalement Caitlin.

- Quoi donc ? demanda sa mère, étonnée de la question mais soulagée que sa fille lui adresse enfin la parole.

- Le monstre. Sous le lit."

La quinquagénaire ne put s'empêcher de laisser échapper un léger gloussement. Le monstre sous le lit... la grande peur de tous les enfants, peur qui n'avait pas épargnée Caitlin lorsqu'elle était plus jeune. Mais passés les vingt ans il était rare que cette inquiétude demeure. Sa mère se contenta d'adresser un sourire qui se voulait rassurant à sa fille et lui rappela que son psychiatre viendrait lui rendre visite le lendemain.

"N'hésite pas à lui dire tout ce qui te tracasse. Il est là pour ça tu sais."

Caitlin soupira et détourna la tête, laissant son regard se remettre à fixer sans but le plafond immaculé de la chambre. Personne ne pouvait la comprendre. Seulement elle ne se sentait pas capable de garder cela pour elle. Il fallait que quelqu'un croit en cette histoire, que quelqu'un l'aide, aille chasser cette créature de chez elle. Elle était persuadée qu'elle y était toujours, qu'elle attendait impatiemment que la jeune femme rentre pour lui sauter dessus. Pour la blesser. La tuer. La dévorer. La créature ne lui avait pourtant rien fait, s'était contentée de fuir et de se cacher, mais Caitlin savait qu'elle était dangereuse. Dans l'ombre du matelas elle préparait son plan, en fignolait chaque détail pour que sa proie ne puisse lui échapper. Cette chose, c'était la part de son enfant qui venait de son violeur. La bonne part, elle, était morte, mais la mauvaise avait pu s'échapper et à présent elle était en liberté.

Malgré ces pensées qui empoisonnaient son moral Caitlin dormit bien cette nuit-là grâce aux médicaments qu'on l'avait obligée à prendre à grandes doses. Le lendemain elle refusa encore de prendre son petit-déjeuner et resta de nouveau immobile et muette jusqu'à que son psychiatre arrive. Celui-ci discuta quelques instants avec sa mère à l'entrée de la chambre avant de venir s'asseoir à ses côtés tandis que sa mère allait faire un tour dans le parc de l'hôpital. Enfin, c'est ce qu'elle déclara, mais Caitlin savait qu'elle attendait juste derrière la porte. La pluie torrentielle qui se déversait à l'extérieur n'était qu'un indice inutile lorsqu'on connaissait bien sa génitrice. Elle laissa le psychiatre exécuter un long monologue sur sa fausse couche, ce qu'elle devait de ressentir après ces épreuves et le droit qu'elle avait d'extérioriser ces sentiments. Aucune larme ni aucun mot ne sortit pourtant ; Caitlin ne trouvait plus aucun moyen d'exprimer sa douleur. Elle était arrivée à un stade où aucune parole, aucun acte ne pouvait la soulager. Alors elle se contenta d'écouter d'une oreille passive ce que lui disait son médecin jusqu'à qu'il n'ait plus rien à ajouter. À ce moment-là seulement elle décida de lui parler de la créature.

"Ce qu'il m'a laissé, le... lui, c'est sorti et ça s'est caché sous mon lit, c'est sans doute toujours là-bas et ça me veut du mal. J'ai peur."

Le vieil homme se contenta d'afficher une moue dubitative, avant de déballer un flot de paroles inutiles. Il croit que c'est un simple cauchemar ou une hallucination, pensait Caitlin. Elle décrocha complètement de la conversation, laissa le psychiatre terminer le rendez-vous en solo et ferma les yeux. Quand il fut parti la jeune femme demanda à sa mère de la laisser un peu seule se reposer. Elle hésita mais finit par accepter. Caitlin ne tarda pas à sombrer dans un sommeil sans rêve et lorsqu'elle se réveilla il faisait nuit noire. La fenêtre de la chambre était entrouverte, la brise qui en profitait pour s'y engouffrer n'était pas désagréable... La jeune fille tourna la tête, laissa le vent venir lui chatouiller le visage. Alors qu'elle était paisible, une impression vint la troubler : celle de n'être pas seule. Il y avait quelqu'un d'autre dans cette chambre. Pourtant le fauteuil qu'occupait d'habitude sa mère était vide et elle ne voyait pas où pouvait être cette personne dont elle suspectait la présence. Légèrement tremblante la jeune fille se redressa, pivota pour poser ses deux pieds par terre et se leva, non sans difficulté. Cela faisait deux jours qu'elle n'était pas sortie du lit, la sensation d'être debout lui fit bizarre. Sans prêter attention à cela plus longtemps elle se retourna et s'agenouilla sur le côté de son lit. Elle se pencha tandis que ses battements de cœur s'accéléraient. Elle savait déjà ce qu'elle allait y trouver et cela ne la rassurait pas. Il fallut quelques secondes pour laisser ses yeux s'habituer à l'obscurité et discerner la forme immobile de la créature. Elle se redressa brusquement et recula jusqu'à se coller contre le mur quand celle-ci se décida à venir vers elle. Comme le monstre continuait d'avancer elle tendit le bras pour attraper le couteau de son plateau repas et le brandit devant elle comme pour défier la forme d'avancer encore. Cette dernière, sentant peut-être le danger, s'éloigna alors en direction de la porte, sans précipitation. Prise d'une haine soudaine Caitlin bondit sur elle et lui asséna de nombreux coups de couteau en poussant un cri de colère à chacun d'entre eux. Mais lorsqu'ils transperçaient la créature celle-ci se régénérait aussitôt. Un trou se formait à l'endroit de la coupure et lorsqu'elle retirait le couteau le liquide se rassembler pour reboucher aussitôt la plaie. La créature décida quand même de s'enfuir et disparut sous la porte. Quelques secondes plus tard une infirmière déboulait dans la chambre, alertée par les cris. Elle ne prêta pas attention aux coupures laissées sur le lino, appela une autre personne pour l'aider. Les deux femmes aidèrent Caitlin à se remettre au lit et lui firent une nouvelle injection pour qu'elle dorme.


À nouveau cette ruelle sombre... Caitlin pensait être à l'abri de ses cauchemars grâce aux médicaments mais visiblement même eux ne suffisaient plus face à ses tourments. Elle savait que son agresseur allait bientôt apparaître, elle anticipait, avait la gorge serrée. Même après avoir vécu la scène des dizaines de fois la peur et la honte étaient toujours présentes. Elle attendait, le souffle court, sans pouvoir s'enfuir, prisonnière de son rêve. Une silhouette apparut et s'avança. Elle ferma les yeux, refusant de se confronter une nouvelle fois au regard de son bourreau. Les pas s'approchaient. Un souffle chaud parvint jusqu'à elle. Elle écarta légèrement les paupières et réalisa avec stupéfaction que ce qui se trouvait devant elle n'était pas le violeur. Les traits étaient plus doux. Les pupilles plus rassurantes. Caitlin leva une main pour caresser le museau tendu vers elle puis l'animal mit sa bouche à proximité de l'oreille de la jeune femme et lui chuchota, sans même entrouvrir les lèvres :

"Aie confiance en moi."

Il lui sembla que l'animal lui faisait un sourire avant de s'effacer peu à peu, laissant Caitlin à nouveau seule dans la ruelle, mais son agresseur ne vint pas cette nuit-là.


À son réveil la chambre était toujours plongée dans l'obscurité et un mal de tête lancinant s'était déclaré. Elle avait également du mal à bouger ses membres, ils lui paraissaient tout engourdis. Pendant quelques minutes elle se força à les agiter et quand elle sentit que le sang circulait à nouveau normalement elle se leva. La biche de son rêve l'attendait près de la porte, posée, tranquille. La perfusion la gênant elle l'arracha avant d'enfiler une veste à sa mère qui était restée sur le fauteuil et de glisser dans une des poches son mouchoir en tissu. Elle s'étonna de l'abscence de sa mère mais se dit qu'elle avait dû se laisser convaincre par le médecin de rentrer se reposer chez elle. Néanmoins, elle ne tarderait sans doute pas à revenir. Déjà une lueur au loin annonçait le retour imminent du jour. S'emmitouflant dans le vêtement en laine Caitlin s'avança vers la porte de la chambre, en tourna la poignée et suivit l'animal qui sortit en premier. Le couloir était quasiment vide, seule une infirmière ou deux passaient d'une chambre à l'autre de temps en temps sans lui prêter grande attention ni même sembler remarquer qu'un animal sauvage se tenait à ses côtés. Ses pieds nus ne faisant aucun bruit en progressant et la biche étant parfaitement silencieuse, seuls étaient perceptibles les pas pressés du personnel hospitalier. La clinique était plongée dans un silence presque total qui laissait Caitlin sceptique : elle ne savait pas si cette quasi absence de bruit devait la rassurer ou l'inquiéter. Si le silence était reposant il pouvait aussi être inquiétant. L'impression d'être seule s'accentuait, la peur d'être en danger et ne pouvoir appeler personne à l'aide la saisissait. La biche lui inspirait certes confiance, mais ce n'était sans doute pas elle qui pourrait la protéger si elle en avait besoin, songeait-elle, et son cœur s'emballa quand elle vit enfin ce pour quoi elle était sortie de sa chambre.

La tache noire l'attendait au bout du couloir.

La biche fut près d'elle en quelques pas puis la suivit dans les dédales de l'hôpital. Caitlin décida d'emboîter le pas à l'étrange cortège après avoir hésité quelques instants. Après tout si une biche sans défense suivait aveuglement la tache elle pouvait sans doute le faire aussi. Elle avait toujours pensé que les animaux avait un sixième sens qui les aidait à flairer le danger. Elle continua donc son chemin, non sans quelque appréhension tout de même.

Le groupe passa bientôt devant une salle vitrée dans laquelle plusieurs lits étaient entreposés. Les bébés éveillés aux bracelets roses ou bleus la regardaient passer, se demandant peut-être si cette jeune femme était leur mère ou pas. Caitlin s'approcha, posa sa main moite sur la vitre. Une goutte dévala sa pommette. Elle resta ainsi quelques instants avant de rejoindre la biche et la tache qui l'attendaient. Au bout d'une dizaine de minutes elles arrivèrent toutes les trois devant un escalier étroit qui semblait mener à une cave sombre. Descendre dans les entrailles du bâtiment n'enthousiasmait pas particulièrement Caitlin mais la jeune femme finit par se décider. Après tout, elle n'avait plus grand-chose à perdre.

Quelques escaliers et couloirs plus tard le petit groupe arriva dans ce qui semblait être un parking, mais les voitures étaient plutôt clairsemées. La tache passait sous les rares véhicules présents, disparaissait, réapparaissait... Caitlin perdait sa trace plusieurs fois par minute mais la biche, elle, ne semblait pas particulièrement perturbée. Elle poursuivait son chemin sans y prêter attention et, tôt ou tard, la tache finissait par apparaître à nouveau, quelques mètres devant l'animal et la jeune fille. Dans le parking souterrain, seuls les grésillements de la radio captant mal et le clapotis de quelques gouttes atteignant le sol en éclatant se faisaient entendre. Les néons clignotaient parfois, donnant l'impression que les ténèbres étaient proches. Malgré cette ambiance plutôt morbide Caitlin se sentait à présent plus en sécurité qu'elle ne l'avait jamais été. Cette biche avait sur elle un effet apaisant. Elle était encore angoissée quelques minutes auparavant mais à présent toutes ses inquiétudes s'étaient envolées. Et puis elle sentait qu'elle approchait de la fin de quelque chose. De quoi ? Elle l'ignorait, mais elle avait confiance en cette biche qui dégageait une sorte d'aura... humaine. Voire d'un peu plus que ça. Caitlin n'aurait su expliquer avec précision l'impression qui l'habitait mais était persuadée que cet animal était plus qu'un modeste faon qui avait grandi en gambadant dans une forêt des environs. Son pelage était soyeux, luisant, ses pas gracieux. Chacun de ses gestes semblait être calculé, utile. Et puis elle lui avait parlé ! Enfin, n'oublie pas qu'il s'agissait d'un rêve, murmura la jeune fille pour elle-même. Un rêve... n'en était-ce pas un depuis le début ? Cette créature de sang, cette biche aux pouvoirs magiques... que de choses étranges lui étaient arrivées ces derniers jours ! Peut-être que toute cette histoire n'était qu'un mauvais rêve. Peut-être même n'avait-elle pas réellement fait de fausse couche ? Un sourire se peint sur son visage à cette pensée, qui s'effaça aussitôt en repensant au viol. Le viol... lui n'était pas qu'un vulgaire cauchemar. L'agresseur était bien vivant, bien réel et sûrement en liberté, quelque part, en train de faire de nouvelles victimes. Caitlin sentit une vague de haine monter en elle. Ses poings se serrèrent, ses ongles les moins rongés entaillant sa peau. Elle désirait avoir le cou de celui qui lui avait fait tant de mal entre ceux-ci. Pouvoir le tordre après l'avoir fait suffoquer de longues minutes.

"Patience. Tu auras ta vengeance."

Caitlin ne s'était pas rendue compte que la biche s'était arrêtée et la regardait. La jeune femme remarqua que les iris de l'animal s'était éclaircis, adoptant la teinte d'un croissant de lune, ce qui contrastait avec ses poils brun foncé.

"Nous sommes arrivées".

La biche avait à nouveau parlé sans ouvrir la bouche. Caitlin promena ses yeux sur les alentours obscurs du parking, se demandant ce que signifiait "arrivées". Elle aperçut alors la silhouette d'un homme étendu à terre, inconscient. Elle s'en approcha pour pouvoir discerner ses traits mais se doutait déjà de son identité. Grand, fort, les cheveux gris, le visage pâle, la peau rugueuse, les lèvres gercées, le nez rougi de sa dernière cuite. Tout en lui inspirait le dégoût et la colère à Caitlin. Elle avait envie de lui cracher à la figure et de le rouer de coups mais le regard bienveillant de la biche posé sur elle l'en dissuada. Elle serait vengée, mais elle devait être patiente.

Alors qu'elle le fixait toujours, tremblante, et que les larmes lui montaient aux yeux la créature noire démunies d'yeux et de bouche escalada le corps de l'homme, remonta sur son torse puis grimpa sur son menton. Sous les yeux stupéfiés de Caitlin et le regard indifférent de la biche la tache inséra une patte puis deux dans la bouche de l'homme et se laissa glisser. En quelques secondes ce fut tout son corps qui disparut dans l'orifice. Quand le dernier fragment s'y fut glissé le ventre de l'individu se souleva pendant qu'il prenait une grande et longue inspiration, comme s'il avait retenu son souffle pendant très longtemps. Ses paupières s'ouvrirent et un de ses bras se souleva péniblement. Prenant soudainement peur Caitlin recula d'un coup et trébucha. Elle tomba en arrière, se rattrapant de justesse avec ses bras.

"Reste là et observe."

La biche se retourna - Caitlin crut la voir lui faire un clin d'œil rapide – puis se positionna entre elle et l'homme toujours à terre. Alors le cou de l'animal s'allongea, ses pattes s'épaissirent, ses poils chutèrent pour laisser découvrir une peau au teint clair, une longue chevelure aux boucles dorées s'échappa de son crâne... Une magnifique femme venait de se matérialiser sous les yeux ébahis de Caitlin. Nue, seule une sangle passait entre ses deux seins pour soutenir un carquois rempli de longues flèches en argent. Un arc assorti pendant à son épaule droite. La métamorphe se tourna complètement vers l'homme aux yeux écarquillés. Elle tendit sa main gauche, de laquelle sortit un fluide qui se transforma en un cerf majestueux dont le garrot dépassait les hanches de la femme. Caitlin n'avait jamais vu une espèce aux bois si longs, qui ne portaient aucune éraflure. Un autre fluide se dégagea de la même main, prenant cette fois l'apparence de trois chiens de chasse nerveux. La femme avança, lentement, se positionna au-dessus de l'homme, tira une flèche de son carquois et banda l'arc. Le projectile pour le moment immaculé étincelait. Les pupilles de l'homme s'affolaient mais il n'osait ni parler ni bouger, seuls quelques gémissements étouffés sortaient de sa bouche. Une première pointe vint lui transpercer le bras droit et se planter dans l'asphalte sans une fissure, arrachant un cri à l'homme. Le sang commençait tout juste à couler quand une seconde flèche répéta le geste pour son avant-bras gauche. La femme se recula pour envoyer deux autres flèches lui immobiliser les jambes sans lui laisser le temps de souffler. Le visage de l'individu était déformé par la douleur et la peur. Il avait tenté de se débattre quelques instants mais les armes lui déchirant un peu plus la peau à chaque essai l'avaient dissuadé rapidement. Caitlin restait immobile devant la scène, ne quittant pas des yeux cet homme qui était à présent dans la même situation dans laquelle il l'avait mise quelques semaines auparavant: faible, piégé, avec juste ses sens en éveil pour ressentir toute l'horreur de la scène. Il était passé de bourreau à victime. Elle n'éprouvait ni compassion ni pitié pour lui. La femme vint alors se placer à côté d'elle et d'un claquement de doigts lâcha le cerf et les chiens sur l'homme. Les bêtes se précipitèrent sur lui pour le dévorer, commençant par les membres immobilisés, laissant les organes vitaux continuer de maintenir l'homme en vie afin qu'il la sente le quitter progressivement, douloureusement. Caitlin ne souriait pas, ne prenait aucun plaisir à observer cette scène, mais avait l'impression que quelque chose revivait en elle. Son tortionnaire était dévoré petit à petit, comme il avait pu dévorer la moindre parcelle du corps et de l'esprit de la jeune femme. Chaque morceau arraché à l'homme était un morceau recollé en Caitlin.

Décidant qu'il avait assez crié un des chiens entailla la gorge de l'homme qui lâcha un dernier gargarisme avant de rendre l'âme. Quand il ne resta que les os et quelques vestiges de vêtements les animaux retournèrent auprès de leur maîtresse. Cette dernière adressa un sourire à Caitlin avant de s'éloigner avec ses compagnons. Ils ne furent bientôt plus visibles. Se retrouvant seule avec les restes du corps la jeune femme se releva, s'approcha, se pencha sur le cadavre pour saisir un briquet qui dépassait de ce qui avait jadis dû être une poche. Après avoir murmuré un adieu vide de tout sentiment elle mit le feu au tas insignifiant qu'était devenu l'homme. Elle attrapa ensuite le mouchoir qui ne l'avait pas quittée depuis cette nuit dans la ruelle sombre et tendit le bras pour le mettre au-dessus des flammes qui vinrent le lécher. Une fois qu'il eut pris feu elle le lâcha dans le brasier et le regarda se consummer. Quand il eut complètement disparu elle se détourna et prit le chemin du retour avec l'impression de remonter enfin des enfers. Elle passa à nouveau devant la salle où les bébés dormaient tous profondément, s'arrêta comme à l'allée mais ne pleura pas. Le lendemain elle demanderait à sa mère d'organiser une cérémonie pour son bébé décédé, ainsi elle pourrait en faire le deuil. Mais pour le moment elle était fatiguée et voulait surtout dormir. Une fois arrivée dans sa chambre elle se glissa dans son lit tandis que les premiers rayons du soleil cognaient sur la fenêtre et se laissa emporter par un sommeil paisible et sans rêve.

Signaler ce texte