Les souvenirs... à la trace

Eric Gohier

                            Les souvenirs… à la trace

Désiré s'était levé avec le soleil… et une grande fête au cœur. Aujourd'hui, c'était son tour ! Gros Louis l'avait promis. De ce patron pêcheur, fort en gueule et intransigeant, on pouvait dire toutes choses – Dieu sait que personne ne s'en privait ! – mais nul  ne se serait avisé de prétendre qu'il n'était pas un homme de parole.

Tout ce qu'il promettait, il le tenait : les gestes de récompense… comme les mauvais coups.

Désiré se hâta d'enfiler ses culottes courtes de coutil gris et sa chemisette tant de fois portée qu'elle avait perdu toute forme et couleur. Peu lui importait sa mise pour dire la vérité. Tous ici, sur cette plage, étaient vêtus de peu. Ce qui les attachait, avant tout, c'était la pêche… son succès… et les quelques sous qu'ils parviendraient à mettre de côté afin d'avaler l'hiver à ces heures où le mauvais temps contraindrait les hommes à laisser les barques à terre.

Ecartant le voile fermant la cabane en canisses recouverte de toiles de jute cousues entre elles, Désiré découvrit la mer… avec toujours le même émerveillement. Celui d'un enfant qui fêterait ses douze ans le mois prochain.

Son regard alla chercher Sète – on l'écrivait Cette à l'époque – puis il balaya tout l'horizon de ses yeux bleus avant de venir se poser sur le noir éperon rocheux que formait Agde, comme une parenthèse refermée sur tous ces rêves salés qu'éveillaient les voiles latines des bateaux en partance griffant le bleu noyé de l'azur et de l'eau.

Ce n'est qu'une fois ce tour d'horizon effectué que revinrent aux oreilles de Désiré tous les bruits qui l'avaient tiré du sommeil. Ses yeux photographièrent les barques, les chevaux, les hommes, les femmes… ne manquait encore que les enfants.

Un sourire éclaira son visage au teint mat. Il venait d'apercevoir ce qui avait provoqué son large sourire au réveil. Pour une fois au repos, Cadole patientait tout en haut de la plage, dans le chemin tranchant les dunes en deux d'une manière nette et brutale.

 Laissant retomber le voile, Désiré se retourna vers l'intérieur de la cabane. Il marcha jusqu'au châlit sur lequel dormait encore Georges, son grand copain. Au passage, il prit un quignon de pain dans la huche manière de le consoler de ce réveil hâtif.

Il n'eut pas besoin de le secouer bien longtemps. Son ami, l'œil noir encore ensommeillé, lui prit le bout de pain des mains. Il se dispensa de demander la raison pour laquelle Désiré le réveillait si tôt. D'un bond, il se leva et enfila ses vêtements de la veille… aussi défraîchis que ceux de son copain.

Ses parents n'étaient pas pêcheurs… mais tout aussi pauvres que ceux de Désiré.

L'âme à la fête, tous deux sortirent de la cabane dans laquelle ils avaient passé la nuit. Tout en observant le manège des hommes et des chevaux, les deux enfants mangèrent leur morceau de pain, habituel petit déjeuner en ces temps lointains.

A voir la grosse boule de verre matérialisant le cul du filet, ils avaient encore un bon bout de temps devant eux.

Georges était né en octobre 1921, Désiré en septembre 1920. C'était déjà le deuxième été qu'il passait à la plage au service de Gros Louis et ses frères… comme l'immense majorité des gens présents sur cette plage du Castellas située entre Cette et Marseillan.

Dès la mi-mai – jusqu'à la fin septembre si la pêche se montrait souriante – des familles entières investissaient la plage, plus tard rejointes par les enfants le temps des vacances scolaires. Toutes leurs pénates devenaient marines le temps de la belle saison. Ici – comme sur de nombreuses plages de la côte comprise entre le Grau du Roi et Agde – se pratiquait la pêche à la trace. Les puristes de la science halieutique la qualifient désormais de senne à main… quel que soit le nom qu'on lui donne, le principe en demeure très simple.

Une barque à rames – de préférence une large et lourde catalane – part de la plage, décrit un arc de cercle en calant son filet puis, parvenue à la grosse boule de verre qui marque le milieu de la senne, revient vers le bord en opérant un arc de cercle symétrique à celui produit à l'aller. Une fois cette opération réalisée commence le véritable travail : hâler le filet jusqu'à la plage… et les poissons qu'il renferme.

Un effort considérable à produire pour des hommes seuls quand bien même six, sept ou huit tirent de chaque côté du filet. Effort facilité pour ceux qui font le choix de se louer à des pêcheurs plus riches : ceux possédant des chevaux.

Ces bêtes – en général des percherons ou des boulonnais – rompues aux tâches les plus ardues, Désiré les aimait. Il admirait leur puissance et leur ténacité… pourtant, ils n'avaient pas sa préférence. Son véritable amour, il le réservait à Cadole, un Camarguais au pelage blanc et à la longue crinière sans cesse battue par les vents – chacun sait l'imagination débordante d'Eole au cœur du Golfe du Lion.

Ce cheval avait une histoire. Jugé trop petit – et par conséquent trop faible – pour répondre aux critères exigés par sa race, il avait été vendu à Gros Louis par un manadier trop heureux de se débarrasser à bon compte d'une bête qu'aucun gardian n'aurait voulu élire pour monture.

Le gagnant dans l'affaire n'avait pas été celui dont le sort avait paru se jouer…

Si court au garrot qu'il soit, Cadole s'était avéré doté d'une force inépuisable, d'une capacité de résistance hors normes et d'une incroyable docilité. Gros Louis n'avait pas tardé à s'en apercevoir… et à en tirer un profit presque aussi grand que sa cupidité… laquelle ne connaissait pas de limites. Attelé du matin au soir, Cadole ne bénéficiait presque jamais de moment de répit. Ce n'était pas le tout d'aller pêcher du poisson, encore fallait-il le convoyer jusqu'aux lieux de vente : Mèze, Bouzigues, Frontignan, Cette…

Tout au long du jour, quel que soit le temps, on croisait Cadole, la tête basse et l'échine courbée. Lui et sa charrette sillonnaient toutes les rues du grand port, convoyant du poisson, des crustacés… et des humains de tous âges car Gros Louis n'était pas un fervent partisan des voyages à vide. Moyennant quelques sous, tout un chacun pouvait se rendre de la Pointe Courte au Quai de la Consigne, ou du Kursaal à Ramassis.

Gros Louis dirigeait l'équipage, le verbe haut.

Le temps de l'été – celui de la pêche à la trace – le petit Camarguais tirait bravement sa carriole sans jamais renâcler jusqu'aux rives de l'Etang de Thau. Celle de Villeroy si le poisson devait être convoyé jusqu'à Mèze à l'aide d'une barque à rames. Celle de Cette si la pêche devait être livrée aux halles. Dans ce cas, l'attelage empruntait la piste caillouteuse épousant le parallèle de la plage.

Chacun à son tour, un des enfants loués pour la saison était autorisé à mener l'équipage jusqu'à sa destination cettoise. C'était une forme de récompense très appréciée… et peu coûteuse pour Gros Louis et ses frères.

Voilà la raison pour laquelle Désiré s'était réveillé de si belle humeur ce matin-là : son tour était venu. Mieux même, il avait obtenu de Gros Louis l'autorisation que son copain Georges prenne place avec lui sur le banc de conduite.

Peut-être Désiré se sentait-il proche de Cadole en raison tous ces points qu'ils possédaient en commun. Il était de petite taille. Aîné d'une fratrie de six, il œuvrait du matin au soir – ramendant, détroquant la coquille, tirant l'aiguille ou triant le poisson – afin de soutenir son père dans sa tâche les jours où l'école le laissait libre.

Mais ce qui les rapprochait sans doute avant tout c'est que rien ne le rebutait et qu'il ne ménageait jamais sa peine.

Désiré pressa Georges de terminer son quignon de pain. Il lui tardait de savoir ce que renfermait le filet. Le voyage jusqu'à Cette ne tenait qu'à la condition qu'il y ait du poisson à charrier. Si par malheur la quantité pêchée se révélait insuffisante, le poisson serait rangé dans de larges banastes en osier recouvertes d'une toile de jute humide… le tout disposé à l'intérieur de la grande cale en bois maintenue au frais grâce aux pains de glace acheminés deux fois la semaine depuis les glacières de l'arrière-pays aixois et marseillais.

Les deux enfants s'avancèrent en direction de la plage. Georges, l'œil noir et malicieux, observait le spectacle des hommes et des chevaux au travail. Les Ho ! et les Ha ! de Gros Louis scandaient les efforts des uns et des autres. Désiré cachait mal sa déception. Cadole et sa charrette avaient disparu du haut de la plage. Sans doute l'attelage s'était-il mis en route vers Marseillan ou Villeroy… ou ailleurs ! La diversité des courses ne faisait pas défaut. Il remit au fond de sa poche le croûton de pain qu'il avait réservé pour le petit cheval camarguais.

En retrait, à l'écart de la dizaine de cabanes rudimentaires, les femmes avaient déjà mis l'eau à chauffer dans de grosses lessiveuses en fer-blanc. Si la pêche tenait ses promesses, elles y feraient cuire les langoustes, les homards, les crabes… mais surtout l'eau-sel – le repas des hommes – constitué de quelques poissons blancs agrémentés de vives, de rougets, de roussettes, de grondins…

Un tiers de la traîne à main avait déjà été amené sur le sable. La volumineuse boule de verre flottait encore à plus d'une centaine de brasses du bord. Par moments, le soleil allumait des reflets moirés sur sa surface lisse.

Georges et Désiré se joignirent à l'équipe du ponant – celle la plus à l'ouest –, celle de Gros Louis et Gabian, un percheron de dix ans dont le large sabot laissait d'impressionnantes empreintes dans le sable humide.

Les hommes les raillèrent gentiment de les rejoindre si tard. Pourtant, puisque toute vérité mérite d'être respectée, ils étaient les premiers levés des enfants ! L'humeur semblait au beau… le filet paraissait lourd… très lourd. Pour autant, cela ne garantissait pas une pêche miraculeuse. La senne était parfois remplie de raies torpille et de méduses abondant sur ces fonds sableux. Tant les unes que les autres laissaient plus de peine que de bénéfice.

Personne toutefois ne paraissait enclin à suivre cette voie… tous lorgnaient vers une autre espérance, celle qui consolait les pêcheurs de tant suer malgré l'heure relativement matinale. L'air était déjà lourd, presque suffocant.

La mi-août approchait. Son cortège d'orages la suivrait de peu.

                                                                §

Une heure de mieux s'était écoulée lorsque Gros Louis, tout en redescendant Gabian vers le bord de l'eau, fit un clin d'œil à l'intention de Désiré en lui désignant du pouce le haut des dunes.

– Ton carrosse ! ajouta-t-il avec un sourire sans doute pas étranger à la promesse d'une belle pêche à laquelle il voulait croire.

Désiré regarda dans la direction indiquée. Il aperçut Cadole et la charrette.

– Allez, filez ! On arrivera bien à se passer de vous cinq minutes !

Les enfants ne se le firent pas répéter – d'autres, levés depuis, les relayèrent. Ils abandonnèrent leurs galoches dans le sable et coururent pieds nus jusqu'au petit Camarguais. Désiré avait déjà son croûton de pain à la main.

Les cinq minutes filèrent… et quelques autres à suivre ! Désiré n'arrêtait pas de caresser Cadole, de flatter son encolure, de lui glisser de gentils mots à l'oreille. Auparavant, il l'avait étrillé – il le faisait tous les jours sans que personne ne le lui ait demandé – avec la paille sèche arrachée aux vieilles canisses.

Soudain, un sifflement intempestif rappela les deux galopins à l'ordre. La boule de verre n'était plus qu'à une dizaine de brasses de la plage. Nul bras – grand ou petit – ne serait de trop afin de hâler la lourde corde de chanvre plombée raclant le fond de la mer. Celle de surface, lestée de gros carrés de liège venait toute seule en comparaison.

Ils se précipitèrent. Gros Louis n'était pas homme à répéter les choses… et ce n'était pas le jour de le fâcher ! Désiré empoigna la corde et força en cadence sur les injonctions que Gros Louis et André, son frère cadet, lançaient aux deux chevaux. Cela ne le dispensait pas de jeter un œil de temps à autre en direction de Cadole.

Georges ne demeura pas en reste. Il était là en dilettante, simplement venu passer trois jours avec son copain… mais il s'en serait voulu de ne pas participer. Il devinait que la mine réjouie des hommes promettait à Désiré un aller jusqu'à Cette… les rênes de l'équipage à la main.

Il savait la fête que celui-ci s'en faisait par avance.

Une heure passa encore. Le ciel la mit à profit pour se voiler tandis qu'un air de plus en plus lourd et devenu poisseux avait contraint tous les hommes et les enfants à se mettre torse nu. Le temps virait à l'orage… peut-être fallait-il voir ici la raison d'une pêche qui commençait à révéler de larges promesses longtemps tenues secrètes par le ciel couleur de plomb. Déjà apparaissaient çà et là les coups de queue nerveux des loups, des marbrés, des daurades, des pageots et de tant d'autres variétés moins nobles.

Tout le monde risquait de manger beaucoup plus tard que prévu. Le soin du poisson passait avant tout !

Georges ne perdait pas une miette du spectacle. Ce soir, il rentrait chez ses parents. Une parenthèse se refermait. L'année prochaine, son tour viendrait de passer l'été sur la plage… il aurait alors l'âge requis.

                                                                   §

La pêche avait fait mieux que tenir ses promesses. Plus d'une centaine de banastes avaient été remplies. Le pauvre Cadole, au grand dam de Désiré, avait dû écourter le maigre repos accordé afin de convoyer une partie de la pêche jusqu'aux bords de l'Etang de Thau. Trois barques partiraient aussitôt la livrer à Mèze et à Bouzigues.

Désiré en avait conçu un visible dépit.

Les hommes prenaient enfin leur repas. Aucun ne conservait souvenir d'une aubaine pareille. Inutile de chercher plus loin la raison pour laquelle les rires partaient pour un rien, alimentés par les quelques bouteilles de vin bouché que Gros Louis avait ouvertes pour célébrer la journée.

Le ciel en revanche refusait de se mettre au diapason. Il roulait maintenant de lourds nuages noirs ; la groupade d'été n'était plus une menace mais une promesse formelle. Désiré, quant à lui, ne quittait pas des yeux la trouée dans les dunes qui menait à la plage.

Il lui tardait que reviennent le petit Camarguais et son attelage. Il brûlait par avance du plaisir de tenir les rênes à la main et de guider le petit cheval de la voix.

Vu le chargement, l'équipage n'irait pas d'un trot altier… mais qu'importe !

                                                                     §

Quelques gouttes étaient déjà tombées – rien… juste un avertissement – lorsque Cadole apparut entre les dunes. Désiré bondit sur ses pieds et enfila ses galoches. Les hommes se levèrent plus pesamment et rirent de son empressement.

Les autres enfants présents – Georges mis à part – le fixèrent d'un œil envieux. A sa manière, Cadole était une vedette et chacun s'enorgueillissait d'avoir un jour tenu ses rênes.

Une demi-heure plus tard, la charrette se trouva enfin chargée, prête à partir. Mais un conciliabule animé s'était engagé entre Gros Louis, André et le plus jeune de ses frères. Le noir du ciel avait viré à l'encre. Peut-être aurait-il été plus sage de remettre au lendemain le voyage jusqu'à Cette.

Gros Louis ne voulait pas en entendre parler ; le poisson virait très vite par temps d'orage. Il aurait été stupide de courir le risque de gâcher une si belle pêche ! Le cheval en avait vu de bien pires. Sa vaillance et son incroyable énergie ne craignaient aucun ciel. Ce n'était pas quelques gouttes qui allaient le freiner dans son élan.

Désiré croisait les doigts pour que Gros Louis fasse entendre raison à ses frères. Il n'avait pas espéré toute la journée pour remettre son bonheur au lendemain.

Gorges, en silence, souhaitait le contraire. Un jour de mieux passé à la plage n'aurait pas été pour lui déplaire.

Le sort choisit son camp… Gros Louis était l'aîné… sa raison la meilleure puisqu'il était le plus fort ! L'équipage se mit en route. Désiré en place sur le banc de conduite, les rênes à la main. Georges, à son côté. Trois hommes les accompagnaient, par prudence… et pour aider à décharger le poisson chez le mareyeur… et contrôler la pesée.

Ils allaient d'un bon pas lorsque l'orage les surprit, une demi-heure plus tard. La colline de Cette – reconnaissable à sa forme de baleine – d'abord tronquée par la brume de chaleur, disparut complètement tandis qu'un vent fou venu de la terre se levait en rafales.

Le ciel était devenu si sombre qu'il avait pris l'allure d'un ciel de nuit.

L'immense joie de Désiré avait baissé de plusieurs crans. A douze ans, à cette époque – les choses n'ont pas tant changé –, on n'était déjà plus tout à fait un enfant… il s'en fallait cependant de beaucoup pour que l'on soit déjà un homme ! Sans le savoir, Georges et lui pensaient à la même chose : Gros Louis n'avait-il pas commis une terrible erreur en les envoyant sur la route ?

Le premier coup de tonnerre, né bien loin, de l'autre côté de l'Etang de Thau, alluma un bref espoir en eux. Peut-être l'orage allait-il dévier sa course, se cantonner sur les terres en oubliant la plage.

Après tout, tant que le vent tiendrait !

Cette parcelle d'optimisme mourut quelques minutes plus tard en même temps que le vent s'étouffait dans ses propres cris. Des gouttes aussi grosses que le seraient quelques années plus tard les pièces de deux francs en aluminium commencèrent à tomber. Le tonnerre roula, plus proche sembla-t-il que jamais.

Les mains de Désiré s'étaient mises à trembler et, sans une certaine fierté, il aurait demandé à Pierre, Jacques ou Emile, un des trois hommes qui les accompagnaient, de prendre les rênes à sa place.

Perdu dans ces affreuses pensées – et encore concentré sur la conduite de Cadole et de l'attelage – Désiré n'avait pas regardé ses compagnons pédestres. Georges, lui, l'avait fait… et cela ne l'avait pas rassuré. Aussi fut-il à peine surpris lorsque, juste après qu'un coup de tonnerre d'une violence terrible a accouché dans la seconde suivante d'un éclair blanc comme décidé à déchirer le ciel, Jacques leur cria :

– Arrêtez-vous les gamins ! Vite… descendez !

Si ce n'était pas de la terreur qui roulait dans sa voix, cela y ressemblait beaucoup. Tellement qu'il n'eut pas à le répéter une seconde fois tandis qu'un nouvel éclair réveillait le ciel tout près d'eux. En quelques secondes, ils se retrouvèrent à terre. Désiré avait à peine pris soin de tirer sur les rênes pour donner l'ordre au petit Camarguais de s'immobiliser.

D'ailleurs, tandis que Georges, Désiré et les trois hommes couraient se mettre à l'abri d'un rideau de canisses près des dunes, le petit cheval continua d'avancer au pas… comme indifférent au déluge qui se déchaînait.

Il n'alla pas très loin. Quelques secondes plus tard, un éclair s'abattit sur lui, stoppant définitivement en ce 14 août 1933 la carrière infatigable de Cadole.

Désiré se mit à hurler. Ce cri mettrait des années à s'éteindre dans sa gorge.

                                                                           §

Plus de vingt ans avaient passé en ce 23 septembre de l'année 1954. Désiré était devenu un homme… mais il n'avait jamais oublié son petit Camarguais. Pour l'heure – il était vingt et une heures passées – il se tenait assis dans son fauteuil, l'air enjoué mais un peu emprunté aussi. C'était seulement la seconde fois de sa vie qu'il venait à Paris. Tout ce luxe le mettait un peu mal à l'aise… la foule aussi.

Un à un, les projecteurs s'allumèrent. Le lourd rideau s'écarta, révéla la scène. Il découvrit son copain Georges. La vie avait tout fait pour les séparer… elle avait échoué. Georges aussi était devenu un homme. Son cheveu était resté noir… son œil pétillant et malicieux… mais une moustache habillait sa lèvre désormais. Il prit une chaise, posa le pied dessus, accrocha trois notes à sa guitare.

Désiré ne put retenir ses larmes tandis que son copain de toujours commençait à chanter :

Le petit cheval dans le mauvais temps

Qu'il avait donc du coura… age !

C'était un petit cheval blanc…   

Signaler ce texte