Tempus fugit
Hélène Meignin
Il s'ébranle dans un grondement de tonnerre. L'explosion de son énergie engendre sous ses sabots des galaxies de poussière, dont les particules virevoltent et tourbillonnent avant de retomber, inertes, dans son sillage. Sous la lumière blafarde de l'aube, on pourrait les croire faites de poudre d'ossements.
Par les percussions de son galop, l'animal emballé fait trembler la terre comme il fait trembler les hommes. Pour la plupart d'entre eux, il représente un défi : rebelle à toute forme d'autorité et de volonté, il est l'indomptable, l'éternel insoumis.
La bête à mater.
Ils sont nombreux à tenter leur chance. Certains lancent leur lasso et étranglent son encolure puissante, persuadés de pouvoir le capturer, ou tout du moins, le ralentir. Chaque fois, il les embarque dans une poursuite effrénée. Ils courent sur les premiers mètres, mus par l'illusion que leurs deux jambes peuvent rivaliser avec les quatre membres, taillés pour la fuite, de leur proie. Puis, revenant à la réalité en crachant la poussière venue leur chatouiller la gorge, ils finissent par lâcher la corde, essoufflés, déçus, rageurs. Quelques uns s'acharnent et se laissent traîner sur le dos, désespérément cramponnés aux fibres de la corde qui écorchent leurs mains et leurs phalanges verrouillées. En général, la douleur a raison de leur motivation : leurs chairs meurtries trahissent toujours leurs volonté.
D'autres, un peu plus malins, utilisent des stratagèmes qui peuvent se révéler efficaces. Il lui est arrivé de se laisser piéger, une fois, alors qu'il buvait l'eau d'un lac en ridant sa surface. Ils s'y sont mis à plusieurs et se sont approchés sans un bruit, en rampant face au vent qui ne lui a pas porté leur odeur. Ils ont surgi d'un coup et se sont précipités sur lui, l'ont ligoté avec leurs lassos tandis qu'il tentait vainement de se cabrer, hennissant de terreur et de colère. Ceux qui tenaient les cordes l'ont tiré vers le lac, pendant que d'autres armés de bâtons lui frappaient la croupe en veillant à ne pas rester à portée de ses sabots. Il avait beau ruer, piétiner, redresser violemment la tête pour tenter de se libérer, il n'a pas pu résister au mouvement qu'on lui imposait. Il s'est retrouvé dans l'eau jusqu'aux épaules, prisonniers des hommes et des flots. L'un d'eux à poussé un cri aigu de victoire en se hissant sur son dos, et s'est cramponné à sa crinière sombre. Il serrait ses jambes autour de ses flancs et lui enfonçait les talons entre les côtes, riant de la maladresse de sa monture qui luttait contre la pesanteur de l'eau. L'animal peinait à extraire ses sabots de la vase, chacun de ses gestes était étouffé et pénible, ses ruades inutiles. Il a cependant fini par se calmer. Plus par ruse que par fatigue. Tandis que les hommes triomphaient, leur meneur toujours assis sur son dos trempé, il s'est éloigné du rivage et s'est lentement enfoncé dans l'eau : une fois libéré de la succion de la boue, il a nagé. Ses assaillants l'ont suivi, mais ont perdu peu à peu le sourire. Le lac était plus vaste qu'ils ne le pensaient. Un par un, ils ont abandonné, cédant à l'épuisement et à la peur de la noyade. Seul celui qui s'était improvisé cavalier s'est accroché, allongé sur l'encolure de l'animal qu'il pensait être parvenu à dompter, ses doigts emprisonnant les crins rêches. Il s'est aperçu de son erreur lorsqu'ils ont abordé l'autre rive : sitôt sa monture sortie des flots, elle s'est mise à ruer sauvagement. L'homme a résisté un moment au rodéo furieux avant de se faire désarçonner. Le cheval s'est alors ébroué, avant de s'éloigner au petit trot sans un regard pour son adversaire.
Quelques uns osent des approches différentes, mais souvent malhabiles. Il en a repéré plusieurs qui se cachent dans un coin pour le guetter, attendant le moment propice, attendant, attendant et attendant encore ; pour finalement rater l'occasion, incapables de le regarder, aveuglés par la projection qu'ils se font de sa venue.
Les femmes, en général, sont celles qui le craignent le plus. De tous âges, elles se présentent face à lui, désireuses de l'affronter, mais malgré leur aplomb apparent elles tremblent intérieurement. Elles n'ont toujours pas compris qu'il reçoit la peur des autres comme une onde électrique, et que cette énergie ne fait qu'accélérer sa fuite et les épuiser, elles.
Seuls les plus sages ont compris comment l'aborder, ou plutôt comment ne pas le faire. Les plus âgés, bien souvent, se contentent de le regarder passer, et disent avec un sourire édenté en grattant leur crâne chauve : « Il est comme Attila ! Là où il passe, l'herbe ne repousse pas. »
Rien n'a jamais pu l'arrêter. Ni les barrières que certains construisent autour de lui, ni les friandises offertes pour l'appâter. Aucun enclos n'est assez haut ou assez solide, aucune friandise n'est assez bonne, aucun artifice n'est assez efficace. Il est un élément immuable, altérer sa condition reviendrait à altérer l'essence même de l'univers. Pourtant, les hommes continuent d'essayer, ils viennent par cohortes dans cet espace qui est le sien. Son territoire est immense : beaucoup le disent infini. Il n'y est pour rien, il est ainsi, il ne va pas le réduire pour faire plaisir aux humains !
Il existe cependant des êtres qui se distinguent. Des singularités, qui à leur manière parviennent à le troubler. Il en est une qui l'intrigue en ce moment même.
À bonne distance de l'inconnue assise en tailleur à même le sol, il piaffe et renâcle, décoche des ruades dans le vide, dresse la tête et dilate ses naseaux. Voilà des heures, sinon des jours, qu'elle se trouve là, aussi immobile qu'une pierre. Une éternité qu'elle attend, qu'elle l'ignore. Qu'elle dort, peut-être bien. Qui pourrait le dire ? Ses yeux sont à moitié cachés par une épaisse frange blonde. Quelques mèches s'ébouriffent parfois imperceptiblement, soulevées soit par une rafale, soit par un battement de cils. Dans le doute, il préfère s'enfuir.
Pour revenir quelques instants plus tard, poussé par sa curiosité et son envie de comprendre les intentions de cette étrange créature. Il reste dans les parages, s'attendant à tout instant à la voir bondir vers lui ou surgir un complice armé de cordes, humant les airs pour s'imprégner de son parfum et l'intégrer à son paysage. Au fil des heures, il se rapproche d'elle, sans s'en rendre compte. Il lui tourne autour en broutant l'herbe rare de cette terre aride, et la spirale de ses pas se resserre autour du corps frêle de l'inconnue, toujours immobile. Il est désormais suffisamment proche pour voir sa poitrine se soulever avant de s'abaisser au rythme lent de sa respiration, il entend le froissement de l'air qu'inspirent et expirent ses narines. Durant plusieurs minutes, il cesse de mastiquer pour l'écouter, ses oreilles braquées sur elle, calant son souffle sur le sien. Puis il reprend son activité et la laisse à la sienne, quelle qu'elle puisse être.
Alors que la nuit tombe, il s'avance vers elle, dans son dos, puis allonge le cou et baisse sa lourde tête vers la chevelure blonde. Une longue crinière drue et épaisse qui lui évoque le foin, mais qui n'en porte pas l'odeur ; elle sent le printemps et les fleurs sauvages. Il s'en imprègne, les naseaux frémissants, avant de saisir du bout des lèvres quelques mèches sur le dessus de son crâne, qu'il mâchonne pour ensuite les relâcher. L'inconnue remue légèrement les épaules et émet des sons étouffés et saccadés. Il s'interrompt aussitôt pour reculer d'un bond, rabattant les oreilles en arrière. La femme rit. Troublé et un peu vexé, il virevolte et s'éloigne en trottant. Il ne reviendra vers elle qu'à l'aube.
Il passe la nuit à contempler le carrousel infiniment grand des constellations, dont le reflet tourne avec lenteur dans ses yeux sombres ; les étoiles filantes glissent au-dessus de ses pupilles comme des araignées d'eau lumineuses à la surface d'un lac. Le jour levé, il opte encore une fois pour une approche prudente à pas lents, dans le dos de la créature ; seuls les chocs secs de ses sabots hachent le silence. Si elle les entend, ce qui est probable, elle n'en laisse rien paraître. Tout à coup, il marque une pause et redresse la tête, intrigué : la femme lève haut les bras, serre les poings et cambre le dos. Après s'être étirée, elle reprend sa position initiale. Il attend quelques instants, immobile, puis progresse à nouveau. Comme la veille, il commence par humer la chevelure dorée en l'effleurant du menton. Durant plusieurs jours, il s'agira de sa méthode pour la saluer ; pour lui faire part qu'il a conscience de sa présence, et qu'il l'accepte.
Chaque fois désormais, elle s'efforce de bouger lors de leurs présentations matinales. Elle étire un membre, lève vers lui une main qui pivote délicatement sur son poignet fin, bascule la tête en arrière tandis qu'il frôle de ses lèvres épaisses la crinière blonde. Tout d'abord méfiant, il finit par s'habituer à la lente gestuelle de danseuse de l'inconnue, jusqu'à se sentir suffisamment en confiance pour l'aborder de face. Jusqu'à se laisser toucher. Du bout des doigts, elle le caresse chaque jour un peu plus longuement. Après la peau douce et sensible de son nez - qu'il relevait brusquement au début, surpris par ce contact - elle s'aventure sur ses larges joues, puis ce matin sur son front gardé au chaud par son toupet de crins noirs. Soudain, alors qu'il retire sa longue tête d'entre ses mains et la dresse pour surveiller l'horizon, le corps entier de la femme accompagne son mouvement ascendant, et se lève, comme aspiré par son élan, ou hissé par des ficelles accrochées à son chanfrein. L'animal sursaute et couche ses oreilles sur son crâne en renâclant ; debout, elle semble mois frêle qu'assise, moins inoffensive. Il fait quelques pas en arrière, avant de trottiner vers l'ouest tout en la surveillant du coin de l'oeil. Si jamais elle se met à courir, il s'enfuira au grand galop. Mais l'inconnue se contente de tourner sur elle-même en le suivant du regard. Il s'arrête. Elle n'amorce toujours aucun mouvement dans sa direction. Pour le restant de la journée, il gardera ses distances : il lui faut s'habituer à cette version étendue de l'humaine.
Il réalise au bout de plusieurs heures qu'elle n'est pas beaucoup plus active debout qu'assise. De temps en temps, elle avance d'un pas ou deux, ses pieds nus épousant le sol en douceur, sans bruit. Il envie le silence de ses déplacements. Il sait que les humains auraient plus de mal à le repérer s'il n'était pas perpétuellement accompagné par le cliquetis régulier de ses sabots sur la surface du monde.
Elle se couche au même moment que le soleil. Il ose alors s'approcher à nouveau, s'assure qu'elle est endormie en écoutant son souffle, puis reste auprès d'elle pour protéger son sommeil de son ombre. À plusieurs reprises au cours de la nuit, elle sent le souffle chaud des naseaux de l'animal la décoiffer légèrement.
Voilà quelques jours qu'il ne sursaute plus lorsqu'elle se lève ou bouge. Il la laisse même marcher à ses côtés. Ils se déplacent ensemble, parfois sans échanger un regard l'un pour l'autre durant de longues et paisibles heures. Il arrive à la femme de tendre la main vers lui, et d'avancer avec sa paume chaude contre son encolure. Ses doigts glissent parfois jusqu'à son garrot, geste qu'il n'apprécie pas. Il accélère le pas et passe au trot, laissant sa compagne derrière lui. Elle ne semble pas comprendre le message : elle recommence toujours, aussi têtue que lui.
Par une froide après-midi, elle commet une erreur. Elle referme les doigts sur sa crinière, se colle contre lui et tente de se hisser sur son dos. Il bande tous ses muscles, gonfle les flancs, aplatit les oreilles et s'échappe au grand galop en hennissant, sa queue haute fouettant les airs. Bousculée, la femme s'effondre sur le sol. Elle a été trop pressée, elle le sait. Elle se relève en se frottant les mains pour en chasser la poussière et époussette son corps meurtri. Elle s'en veut, et craint d'avoir anéanti en quelques secondes des jours de travail. Elle le regarde s'enfuir au loin : elle ne peut rien faire d'autre que le laisser filer.
Elle l'attend, longtemps, inquiète. Elle marche au hasard, son coeur suspendu à une expectative. Puis elle se souvient de la méthode qu'elle avait utilisée au départ pour amadouer le cheval sauvage, elle se remémore l'harmonie qui l'avait envahie lorsqu'elle s'était assise sur le sol, en l'attendant sans l'attendre vraiment. Elle ferme les yeux, apprivoise les battements emballés de son cœur et laisse la terre exercer son attraction. Elle reprend sa position en tailleur, inspire longuement, et sent tout son corps se détendre.
Les heures s'écoulent autour d'elle. Elle entend à plusieurs reprises des sons auxquels elle se sent étrangère. Le tonnerre d'un galop, des hennissements aussi rageurs que les cris des hommes qui leur succèdent lorsqu'ils voient leur proie s'échapper sous leurs yeux. Elle sent l'animal la frôler dangereusement en s'enfuyant, les percussions violentes de ses sabots lui emplissent la tête et la cage thoracique en faisant bondir son cœur au même rythme effréné. Mais elle reste impassible, les paupières scellées. Ce qui se passe à l'extérieur ne la concerne pas.
Le calme finit par revenir, accompagné du silence. Il est bientôt troublé par le cliquetis des pas de l'animal, tout d'abord faible, puis de plus en plus net. Elle le sent s'approcher d'elle, de face cette fois-ci, elle le devine dans la pénombre de ses yeux clos. Il renâcle juste au-dessus de ses cheveux, qu'il ébouriffe en les humant. Elle sourit. Elle ouvre les yeux tandis qu'il enfouit son nez dans le creux de son cou et mâchonne délicatement quelques unes de ses mèches blondes. Elle lève lentement les mains, qu'elle croise derrière la tête du cheval pour l'enlacer. Il redresse alors l'encolure et entraîne une nouvelle fois la femme dans son mouvement, volontairement cette fois-ci. Elle se retrouve debout face à lui. Elle s'approche d'un pas pour embrasser son encolure puissante et niche son visage dans la crinière sombre. Elle respire son odeur, mélange de chaudes épices et de poussière, de vent et de terre. Lui se laisse envahir par les battements de son cœur à elle, qui palpite contre les vaisseaux de son cou.
Elle desserre son étreinte et recule lorsqu'il commence à s'agiter ; il baisse la tête puis, d'un pied, égratigne le sol qu'il gratte pendant plusieurs secondes avant de plier les genoux et de se coucher. Surprise, la femme le regarde ensuite se rouler dans la poussière, son corps lourd basculant d'un côté puis de l'autre, ses longs membres battant l'air, une lueur indéniable de plaisir brillant dans ses yeux surlignés de longs cils noirs. Satisfait, il se retourne une dernière fois pour se coucher sur le flanc dans un nuage de particules grises ; par endroits, sa robe sombre disparaît entièrement sous une couche de poussière. Il tourne la tête vers elle et croise son regard ; elle y lit une invitation tranquille à le rejoindre et avance vers lui, timidement. Il ne se relève toujours pas. Fébrile, elle l'enjambe.
L'animal choisit cet instant pour se redresser. Il déplie vivement les membres antérieurs puis les postérieurs tout en ébrouant son encolure. La femme, qui se fond désormais elle aussi dans le nuage de particules, se cramponne à la crinière rêche et poussiéreuse, le souffle coupé, s'attendant à se faire désarçonner à tout instant. Le cheval trotte sur quelques mètres, ce qui secoue la cavalière en lui hachant la respiration, avant de se lancer à l'assaut de la plaine aride au grand galop. Le vent fouette le visage de la femme et lui siffle aux oreilles, elle a l'impression que ses poumons ne seront jamais assez grands pour contenir les bouffées qu'elle inspire. Son sourire s'épanouit au fil des minutes : à aucun moment l'animal n'a rué ou tenté de la faire tomber. Elle prend peu à peu confiance et ose lâcher une main, qu'elle ouvre aux alizés. Son dos se redresse, elle bascule la tête en arrière et se laisser emporter au gré des foulées de l'animal, qui dévorent les kilomètres.
Il change plusieurs fois d'allure, ralentissant pour passer au trot puis au pas, avant de repartir au galop. Après les raideurs du départ, le corps de la femme accompagne en souplesse celui du cheval, son bassin ondule au rythme de l'animal et épouse de plus en plus naturellement chaque transition. Elle le laisse aller à l'allure qu'il désire, profite des ralentissements pour observer le paysage et y découvrir chaque fois quelque chose de nouveau, s'abandonne ensuite à l'ivresse de la vitesse, s'habitue aux surprises des virages parfois brutaux et inattendus qu'elle apprend à anticiper.
Alors que le crépuscule transforme les cieux en un tsunami enflammé qui s'abat sur la terre, la femme aperçoit plusieurs silhouettes éparses à l'horizon : des centaures se découpent en ombres chinoises sur le paysage. Avec un immense sourire, elle agite la main dans leur direction, et ils lui répondent du même geste. L'un d'eux se cabre en hennissant pour la saluer. Elle comprend alors qu'elle fait elle aussi partie de cette espèce hybride, de cette race de chimères pas si imaginaire que ça, issus de la fusion de deux êtres qui ne font qu'un. Elle sait qu'elle devra bien finir par redescendre pour fouler à nouveau le sol, mais pour le moment elle profite du voyage et de sa rencontre avec un indomptable, un éternel insoumis.
Plus tard, bien plus tard, lorsque les humains chercheront en vain sur son corps les stigmates de son combat avec lui, lorsqu'ils lui demanderont comment elle s'y est prise pour échapper à ses coups les plus cruels, elle répondra en souriant et avec sincérité :
« Je n'ai rien fait d'autre que l'accompagner. »