Les temps changent

Hervé Lénervé

Elle s’appelait Jeanne, elle était bergère et elle entendait des voix qui lui parlaient dans sa tête.


 

 

Elle s'appelait Jeanne, elle était bergère et elle entendait des voix qui lui parlaient dans sa tête.

Elle avait seize ans, pourtant nous n'étions pas en l'an 1428, ni à Domrémy, mais en 1970 en Bourgogne dans le Morvan.

Jeanne aidait ses parents éleveurs, elle vendait le fromage de chèvres sur les marchés et gardait, le plus souvent de son temps, le troupeau de quarante chèvres, avec son chien nommé Castor, car il ressemblait plus à cet animal qu'à un bâtard canin. Dans ses longues journées, où rien ou si peu ne se passait, Jeanne rêvassait dans un état somnolant, dans un espace vide de stimulation et ainsi passait le temps long et monotone. Parfois dans sa torpeur un éclaire la bousculait, une vision, une image, mais le plus souvent des voix qui lui dictaient une mission : « Toi, Jeanne, tu débarrasseras la France de toute la chienlit. Moi, le Tout Puissant, je te l'ordonne. »

De quelle chienlit parlaient ces voix, c'était équivoque dans ces fulgurances, pourtant dans l'esprit de Jeanne, cela était clair, il s'agissait de tous ces étrangers, ces musulmans qui offensaient la seule religion véritable, celle du Christ. Jeanne se sentait bien démuni devant l'ampleur d'une telle tâche, pourtant la Jeanne, la Grande n'avait-elle pas réussi à bouter les Anglais hors de France ? Jeanne, la petite, avait lu beaucoup sur les aventures extraordinaires de  Jeanne d'Arc, de son destin fabuleux hors du commun, mais elle n'avait pas bien digéré toutes ses lectures et souvent le magique se mélangeait à la grande Histoire. Elle analysait les faits avec son romantisme de jeune-fille en mélangeant la réalité avec la légende. Qu'avait-elle comme armée pour affronter les hordes de la barbarie si ce n'était que son grand canif de bergère.

Dans les vallons retirés du Morvan, la population était majoritairement xénophobe et raciste, bien qu'elle ne fréquentât aucun étranger dans sa campagne, d'où venait cette méfiance sinon de l'isolement et des images virtuelles des téléviseurs qui montraient l'actualité sanglante des attentats à travers le monde. Donc Jeanne se demandait comment elle allait pouvoir réaliser une telle mission.

Jeanne était d'une nature placide, à la ferme entre ses parents, elle ne s'exprimait que laconiquement et restait la plupart du temps, comme sur ses pâtures, dans un ailleurs. Son père, sa mère, empêtrés dans leurs difficultés financières pour maintenir leur affaire, ne parlaient que des tracas à vivre ou à survivre en travaillant sans cesse et en ne discutant que du domestique. Jeanne restait seule, avec ses brebis, comme avec ses parents.

Et le temps s'écoulait lentement au rythme de la campagne immobile.

Pourtant, un jour comme un autre, où elle surveillait apathiquement, paître ses brebis sur la colline, elle vit un randonneur descendre vers elle, c'était un homme, il était en short avec des chaussures de randonnée et lesté d'un immense sac à dos. Quel âge pouvait-il avoir, dans les trente, quarante ans ou moins ? Jeanne n'avait pas l'habitude de dater les physionomies maghrébines, car arabe, là, c'était indéniable, il l'était.

Il avançait droit sur Jeanne avec un large sourire, pendant que la jeune fille dépliait dans son dos son canif par protection.

A porté de voix il lança.

-         Bonjour, n'ayez pas peur, jeune fille !

Jeanne n'avait pas peur.

L'étranger se rapprocha encore en répétant sur un ton joyeux et cordial.

-         Bonjour petite bergère.

Et comme Jeanne ne disait toujours rien, il couvrit les derniers mètres qui les séparaient encore.

-         Excusez-moi, mademoiselle, vous n'auriez pas un peu d'eau ? Ma gourde est tom…

On ne sut jamais ce qu'il était arrivé à sa gourde, car sa phrase s'interrompit au troisième coup de couteaux porté par Jeanne. Elle continua cependant à le larder, gisant au sol de bien d'autres coups, cinquante-trois contera le légiste.

Ce n'était rien qu'un seul individu, mais il faut bien commencer par quelque chose, pensa Jeanne et il lui restait tant à faire, tant à accomplir.

Pourtant, elle ne devait pas aller plus loin dans son score sacerdotal. Incarcérée, puis jugée, elle fut reconnue atteinte de schizophrénie, avec des épisodes hallucinatoires et des bouffées délirantes par les experts psychiatres. Elle fut traînée d'hôpital psychiatrique en hôpital psychiatrique et devait s'éteindre à l'âge de dix-neuf ans comme Jeanne, la Grande, qui ne s'était éteinte, pour sa part, qu'une heure après sa mort.

La première avait été canonisée par l'Eglise et reconnue comme une visionnaire mystique, la seconde comme une folle meurtrière.

Comme le disait Dylan : « The times they are a-changin'. »

  • J'ai toujours pensé que Jeanne La Pucelle comme Bernadette Soubirou étaient atteintes de schizophrénie. Non, les voix ne provenaient pas d'un soi-disant dieu, ou alors c'est une vaste machination ! Les peuples étaient si naïfs, manipulables à souhait et il y en a encore tant...

    · Il y a environ 7 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • c'était une machination

      · Il y a environ 7 ans ·
      Louve blanche

      Louve

  • J'ai aimé le texte et les questions qu'il pose.

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Gaston

    daniel-m

  • Notre société actuelle a ce grand problème de ne pouvoir discerner aujourd'hui "parano", "schizophrénie" et "Information" ... mais ce n'est pas de sa faute ...

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Gaston

    daniel-m

    • Ce n’est pas de sa faute ! Attends ce n’est pas de la nôtre non plus… ha, si ! J’oubliais que l’on était la société, pas moins.

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Photo rv livre

      Hervé Lénervé

Signaler ce texte