Les temps changent

petisaintleu

C'est inquiétant la vitesse avec laquelle tout évolue.

La semaine dernière, mon fils m'est enfin revenu. Cinq années que je ne l'avais pas revu, à présent auréolé de son titre de docteur en théologie. La joie de le retrouver s'est vite estompée. À la vue de mes parchemins illuminés qui faisaient sa fierté enfant, il a ricané et m'a traité d'éculé. Il a sorti de sa besace un grimoire aux caractères étranges. Il m'a fallu cinq bonnes minutes pour que mon regard en saisisse le sens et que je comprenne qu'il s'agissait de l'Histoire des Francs de Grégoire de Tours ! Le plus déroutant est que Joachim m'a confié que la nouvelle mode à  Paris consiste désormais à  collectionner ce que l'on appelle des livres dans des bibliothèques qui feraient passer pour ridicule celle d'Alexandrie. Ce que des générations d'aïeux ont patiemment acquis sont dorénavant à  la portée de bourses qui, hier encore, ignoraient tout de Platon ou d'Aristote. Là  est le danger. Ce qui, jusqu'à  ce jour, n'était que l'apanage de doctes hommes capables de nous guider avec toute la pondération qui leur sied pour nous mener vers la sagesse est mise à  mal. Gensfleisch, l'inventeur de ce qui est nommée imprimerie serait-il le fruit d'une machination diabolique ? Mon gamin m'a également rapporté qu'à présent tout un chacun est en mesure de coucher sur le papier ses opinions qui, grâce à  ce support démoniaque, peuvent être diffusées en l'espace d'un éclair. En à  peine deux ans, Théorie pour un monde nouveau, un brûlot qui remet en cause les dogmes de l'Église, a été diffusée à  près de trois mille exemplaires de Lisbonne à  Riga.

Il est légitime de se tourmenter pour l'avenir de nos enfants et de ce qu'il adviendra de leur existence. Moi qui peux m'enorgueillir d'avoir atteint l'âge canonique de quarante-sept ans, j'ai assez d'expérience pour en évaluer les risques. Dans ma jeunesse, les limites de notre univers tenaient de la connaissance de notre environnement : le hameau, la paroisse ou la seigneurie. Je me souviens quand mon père m'emmena à  Toulouse. Ce fut un éprouvant voyage  de quatre jours avec la crainte d'être dépouillés ou d'être suivis par une meute de loups. L'ancienne capitale des Wisigoths, fourmillante de ses quinze mille âmes s'activant du commerce du pastel, m'était apparue comme une Babylone où l'on entendait l'occitan et une myriade de langues aux résonnances hébraïques ou slaves. Je réalise que ce n'était  que les prémices d'une nouvelle ère. Il ne se passe pas une année sans que l'on nous relate une découverte des Portugais bouleversant notre vision de la Terre. Allez savoir si l'on ne va pas ouvrir la boîte de Pandore ? Qui peut-dire s'ils ne vont pas provoquer un peuple belliqueux et supérieur ou, pire encore, libérer la porte de l'Enfer ?

Le progrès semble inéluctable. Chaque nouvelle décennie  nous annonce une invention qui déséquilibre le contrat séculaire déterminé entre l'humanité, la spiritualité et la naturalité. Reprenons l'exemple de cette maudite trouvaille de Gutenberg. Je pressens qu'elle mènera nos jouvenceaux vers un délitement de l'ordre familial établi. Demain, vous verrez, apparaîtra une génération qui délaissera les soirées autour de l'âtre pour se gaver d'ouvrages. Elle rejettera la tradition pour s'illusionner de nouvelles perspectives et se faciliter la vie.

Soyez-en certains mes amis. Viendra l'heure où Dieu, fatigué de cette arrogance, nous offrira l'Apocalypse. Je vous le dis : les tragédies vécues par le peuple d'Israël ne seront rien au regard de sa colère. Il nous brûlera dans la géhenne de feux grégeois, nous asphyxiera de gaz méphitiques ou nous engloutira sous des flots qui avaleraient la Tour de Babel.

Espérons qu'il existe encore ici-bas quelques âmes de bonne volonté pour inverser l'ordre des choses. Rien n'est irréversible si l'on reprend la marche tranquille qui, sous la frondaison de la tempérance, nous conduira pour les siècles des siècles vers une paix durable et universelle.

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