Loi de l'attraction

Giorgio Buitoni

D'une certaine manière, c'est pour ça que j'écris. Il n'y pas de foutu destin, ni de foutue prophétie. Juste la nécessité vitale de se raccrocher à n'importe quoi pour ne pas virer cinglé lorsque votre vie tourne au vinaigre. Oh, je sais, ce que vous vous dites, commencer un texte comme ça, c'est du réchauffé, un joli cliché.

N'empêche, j'y ai cru.

Nous sommes l'hiver suivant ces vacances d'été catastrophiques en Tunisie. Ma petite amie m'a quitté. Je patauge dans mes projets d'écriture et les médecins ont trouvé une tumeur dans la vessie de mon père. Mon frère et moi sommes fâchés depuis la fête des mères, et, à vrai dire, je me fâche avec n'importe qui à ce moment-là. Ouais, l'hiver où je me suis mis à haïr les clochards et où tout le monde me demandait : « Hé ! Georges? Comment t'as eu cette fracture au bras ? »

Eh bien, c'est juste une foutue fracture, point barre…

Un drôle d'hiver de chien.

Mon patron avait découvert que j'écrivais sur mon temps de travail - une épreuve laissée dans le photocopieur m'avait trahi - et il m'avait à l'œil. Le bruit circulait à présent dans la boite que je bricolais en douce, et à ses frais, ma petite carrière d'écrivain maudit au bureau. Résultat : je n'avais pas écrit une ligne depuis des semaines de trouille de me faire virer. Comme si ça ne suffisait pas, mon ex sonnait à l'interphone un jour sur deux à l'improviste pour me rendre mes affaires au compte-goutte. Cette garce se pointait tous les soirs avec un vieux slip à moi dans une poche plastique et se tapait l'incruste pour l'apéro ; impossible de cicatriser tranquille. La traitresse prétendait qu'elle culpabilisait à cause de mon bras plâtré ; tu parles. En plus, elle avait gardé ma console de jeu... J'avais les nerfs et un furieux besoin de m'évader dans une vie différente.

Mon père devait passer sur le billard pour retirer une tumeur dans la vessie. Et quant à mon frère et à mon bras plâtré… N'en parlons pas.

Et donc, je suis à deux doigts de m'en remettre à un marabout pour conjurer le mauvais œil qui s'applique à bousiller ma vie, lorsqu'un ami téléphone et me conseille d'essayer :

« Ça marche, Georges, crois-moi, cesse de te morfondre, c'est le meilleur moyen d'attirer à soi des choses négatives » dit mon ami. Essaye, tu verras, ça a fonctionné pour moi. Après tout, c'est comme ça que j'ai rencontré Alice, non ?», ajoute-t-il pour achever de me convaincre.

Mais, justement, moi, Alice…

Vous voyez, c'est une belle fille, souriante, et tout ce qu'il y a de sympathique, mais voilà, Alice - la nouvelle copine de mon ami - est tarologue professionnelle. Imaginez un dealer qui, en sus de vous vendre de faux espoirs au gramme, ponctuerait la transaction de « oh ! C'est la carte de « l' impératrice », une femme va t'aider à réaliser tes souhaits. Regarde ! Ensuite, tu as tiré la « roue de la fortune », c'est synonyme de changement, d'un bouleversement rapide. Alors, un conseil, surtout sois attentif aux femmes blondes que tu croiseras ces trois prochains mois, l'une d'entre elles va changer ta vie. »

C'est ce que fait Alice.

Mon ami l'a connu sur un site de rencontre en vogue. Et désormais toutes les fois où je vais diner chez eux, j'ai droit à un tirage de tarot et au baratin astral de rigueur entre le plateau de fromage et le tiramisu.

Alors moi, les conseils de mon ami à propos des sites de rencontres, je suis sceptique, vous voyez.

« Essaye, donne-toi une chance, vieux. » insiste mon ami au téléphone. Je te file l'adresse du site, OK ? Sinon, ton bras? Ça va mieux ? »

Nan, ça ne va pas mieux, et foutez-moi la paix avec cette fracture.

Je raccroche. J'hésite, et finalement, au point où j'en suis… Je clique.

Au début, elles vous envoient un sourire du Népal, de Turquie, de leur club d'escalade ou de fitness. Vous les voyez bondir les jambes repliées, les cheveux éparpillés en soleil sur fond de ciel d'azur et de pyramides égyptiennes. Ça se passe à la plage, à la montagne, dans les souks à Marrakech. Elles s'immortalisent dans le miroir des cabines d'essayages en soutiens-gorge. Un jean slim leur remonte les fesses jusqu'aux omoplates. Ou bien une petite robe noire comprime leur poitrine en bénitier. Dans le miroir, le flash du portable se reflète en éclair d'orage blanc sur leur chevelure.

Elle s'appelle Petitcœur.

Elle s'appelle Pikachu.

Elle s'appelle Bonita.

Là, lorsque l'obscurité et le flash de l'appareil photo effacent toutes imperfections de leur visage, lorsque, ivres, écartant les doigts en « v » debout sur le bar d'une discothèque, leur lèvres roses s'avancent pour embrasser l'objectif. Épouser le rebord d'un verre à cocktail. Là, lorsque tout n'est que poitrines débordant de bustiers étroits, et jambes lisses et jeunes échappées de quelques centimètres de tissus nommés mini-jupe, vous les trouvez presque toutes bandantes.

Incroyable.

Après seulement quelques messages échangés sur le site, je n'en reviens pas, ces beautés aux seins énormes et au nez mutin, aux crinières éblouissantes, ces poupées sportives et toujours en vacances - tellement wahou et sensibles - elles m'envoient leur numéro de téléphone et souhaitent me rencontrer.

L'occasion de faire la peau à ce fichu hiver se présente.

Je propose ce bar cubain près de chez moi et, le soir convenu, je me pomponne comme pour le rôle de ma vie. Je viens un peu avance sur place, je me cogne une bonne demi-heure de Salsa criarde dans les oreilles, le cœur battant la chamade, le regard rivé sur l'entrée du bar, et j'attends le moment où ma chance va tourner. Quand enfin, elles se pointent. Mais avant...

Laissez-moi vous parler de mes vacances en Tunisie.

Ces quinze jours de juillet où j'avais réservé sur catalogue une chambre dans un hôtel de luxe à Hammamet. Ce palace berbère avec piscine et vue sur la mer. Sur les photos tout avait l'air génial. Les chambres sont immenses, le mobilier classieux, la literie et les dorures aux murs dignes du palais d'un Émir. Autour de la piscine, le port folio met en scène des hommes bodybuildés et des femmes-mannequins bronzées sirotant des cocktails multicolores. Corbeilles de dattes fraiches, palmiers géants, ciel turquoise et sable blanc, précisait là brochure. Les vacances de rêves.

Et donc je renseigne mes coordonnées bancaires pour le paiement sur internet et je prends l'avion. Je déboule à l'hôtel du bonheur pour récupérer la clé, je monte dans ma chambre et là… des auréoles marrons et blanches maculent les draps et le couvre lit - peut-être le sang, le café, ou le sperme des précédents occupants. Dans la salle de bain, des cafards se défient à la course sur les carreaux de carrelage fêlés. Je tourne le robinet : une gadoue ocre dégueule dans le lavabo. La piscine ? Eh bien, là où une eau claire devrait clapoter, là où des femmes et des hommes lascifs enduis d'écran total devraient se prélasser, il n'y a rien, ni personne ; juste une fosse vide tapissée de terre jaune, de tessons de bouteilles et de mauvaises herbes jaillissant, çà et là, anarchiques comme des poils de narines.

Mon rendez-vous arrive au bar cubain, et c'est à ça que je pense.

Ces filles de rêves franchissent le cône lumineux des halogènes à l'entrée du bar, et je remarque leurs genoux en dedans, les cicatrices de boutons d'acné, les kilos dissimulés, leurs vraies proportions. Je tique sur leurs gencives de cheval et les bourrelets autour de la taille. Elles se pointent à ma table en chair et en os et empestent le parfum de supermarché aux effluves de bonbon chimiques à la vanille ou de fleurs fanées. Derrière la couche de fond de teint cireux, je distingue les cratères lunaires des pores de leur peau de vieille. Et l'odeur de cendrier imprégné dans leurs cheveux trahit la clope fumée nerveusement cinq minutes auparavant dans la voiture.

Où est cette brune lascive, aux formes pleines et rondes, tellement hiiiihaaaa, admirée sur l'écran ?

Qu'est devenue la sirène bronzée en bikini de cette photo ensoleillé aux philippines?

Mystère.

Tout ce que vous avez, c'est cette contrefaçon grossière au visage fripé, et au corps galbé comme une bonbonne de butane assise en face de vous.

Je suis de retour à Hammamet et je revois la grosse réceptionniste tunisienne aux cheveux huileux écorcher mon nom à la réception chaque fois que je récupère mes clés : « Bonsoir, Monsieur Bickett ! » Je me remémore les interminables soirées passées au bar devant la télé à siroter des cocktails d' « Abdallah » à base de liqueur de figue, la Boukha, en compagnie d'un couple de retraités pris au piège comme moi dans l'antichambre bédouine de l'enfer.

Les soirs suivants, je cumule d'autre rendez-vous. Je rejoins ce bar Cubain pour trouver l'amour, oublier ma misère, et je repars avec un petit supplément de poison à digérer.

Aucune de ces filles ne correspond au visuel du catalogue.

Ajoutez à ma misère ce clodo qui vit toujours sur le banc au pied de mon immeuble et qui laisse rouler ses cadavres de bouteilles de vin un peu partout dans le caniveau.

Mon frère qui ne répond plus à mes appels téléphoniques.

Mon patron qui passe à intervalle régulier devant mon bureau pour s'assurer que je n'utilise pas mon ordinateur à des fins littéraires.

Mon ex qui sonne à la porte pour me restituer la bague offerte à la saint Valentin, et me montrer des photos de son nouveau mec - un cuisinier de seconde zone avec un nez à aspirer la poussière.

Je semble coincé à Hammamet dans cet hôtel miteux pour l'éternité.

Cet hiver de chien continue...

Déçu, je rappelle mon ami, mais, pas de pot - quelle surprise-, c'est Alice qui décroche.

« Tu es trop fermé, Georges. » me dit-elle au téléphone.

Ouais, ouais...

« C'est normal que ces filles trichent un peu sur leur profil, c'est le jeu. Pense à la publicité pour les petits suisses, ces trucs sont toujours moins bons en réalité qu'ils en ont l'air à la télé, non ? »

Peut-être.

Mais à trente-cinq ans, je rêve toujours de sentiments comme dans Roméo et Juliette, de rendez-vous secret et de bouquets de roses dérobés. L'amour, je l'imagine blond et cultivé, titulaire d'un doctorat de lettres anciennes. Un mélange d'élégance et de grâce, de vins millésimés et d'orgasmes courtois entre deux parties de trivial poursuit. C'est beau comme un lâcher de ballon, comme des pétales de cerisier japonais tombant en flocon fragiles sur la pelouse à la fin du printemps.

N'empêche, nous avions tout ça avec mon ex... Jusqu'à notre rupture.

Je me revois, au pied de mon immeuble, la supplier  de nous laisser une seconde chance. Elle et ses lèvres pincées, presque immobiles, sur son visage d'où avait disparu toute compassion. Elle qui me répétait :

« C'est fini, Georges. Ne t'inflige pas ça. C'est fini! »

Vous ne me verrez plus donner une pièce à un clochard depuis ce soir-là.

« Ouvres-toi, Georges! me conjure Alice au téléphone, souris et la vie te sourira. Avec l'évolution de la technologie ce qu'il y a sur l'écran semble toujours plus appétissant, plus réel que la vraie vie. »

Sans blague.

Vous attendez Rita Hayworth, et au lieu de ça, vous vous tapez une demi-heure de baratin en compagnie de Josiane Balasko. C'est ça, le futur ?

« As-tu déjà entendu parler de la loi de l'attraction, Georges ? »

Ça y est, Alice essaye de me fourguer son baratin ésotérique...

« Si tu projettes des choses négatives, ces filles ne te dévoileront pas le meilleur d'elle-même. Le moins attire le moins, Georges. Sois positif, souris, et tu verras apparaitre une belle jeune femme en face de toi, crois-moi. »

Je promets de sourire pour en terminer avec cette conversation absurde. Alice ajoute :

« Et sinon, comment va ton bras ? »

Ça gratte, ça gratte…

Je raccroche, pas convaincu du tout, et j'arrête de cliquer, résolu à accepter mon sort.

Une quinzaine de jours passent…

Un soir, je me complais à chialer devant une rediffusion de la route de Madison, lorsque ma boite mail m'informe que j'ai reçu un message d'une certaine Natachouille sur le site. Sans conviction et les yeux mouillés, je clique sur le lien pour visiter le profil truqué de cette fille et lire son message - Natachouille est une jeune femme blonde, une initiée de ce genre de rencontre, plus de cinq années de présence sur le site indique son profil. Elle me trouve mignon, intéressant et, bien sûr, elle me propose une rencontre.

J'ignore pourquoi je me souviens de la prophétie d'Alice :

 " un conseil, surtout sois attentif aux femmes blondes que tu croiseras ces trois prochains mois, l'une d'entre elles va changer ta vie. »

Au point où j'en suis,  je cède.

Rendez-vous dans le bar cubain habituel. Elle se pointe. Comme les précédentes, physiquement Natachouille est une pâle imitation, une impression lointaine de la femme promise par son profil. Un gros grain de beauté-groseille trône au-dessus de ses lèvres, des dents en créneaux de château fort meublent la cavité de sa bouche, et des cheveux jaune paille s'aplatissent sur son cuir chevelu comme des feuilles de fougères fanées...

Impossible qu'elle soit la blonde providentielle promise par les cartes d'Alice.

On ne m'y reprendra plus à croire à ces foutaises de gitane diseuse de bonne aventure.

Assourdis par le foutu vacarme latino craché par les haut-parleurs, je plonge définitivement la tête la première dans la piscine vide en Tunisie ; peut-être qu'une fracture du crâne abrègera une fois pour toute mes souffrances. Oui, cette fois je vais dire à cette petite tricheuse numérique mon avis sur la publicité mensongère - Photoshop nuit gravement à votre santé. Je prépare en silence mes arguments, gonflé à bloc par toute la rancœur de mon âme. Quand Natachouille commence à parler...

Cette nana au visage porcin m'explique comment elle a obtenu une maitrise de droit international à l'université de la Sorbonne. Pourquoi elle s'envole vers Bruxelles toutes les semaines pour rejoindre la commission Européenne. Elle me raconte en riant la fois où, à l'aéroport de Stuttgart, sa valise a percuté l'entrejambe de Georges Clooney :

« Georges était de passage pour la promotion d'une association caritative. »

Puis elle m'explique comment elle a bu un cappuccino en sa compagnie à la cafétéria de l'aéroport.

Comment ils ont échangé leur numéro.

Comment elle a obtenu une invitation à la cérémonie des oscars l'année passée par son entremise.

Je cligne des paupières.

Je l'accompagne ensuite en mission humanitaire en Afrique pour endiguer une épidémie du virus Ébola. Elle me transporte à New York pour l'enregistrement d'un disque de reprise d'Ella Fitzgerald. A Rome pour une vente aux enchères d'une toile de Michel Ange.

« Georges est en fait un peu plus petit qu'il n'y parait. », me confie Natachouille à l'oreille. Elle ajoute dans un souffle :

«Tu lui ressembles un peu... What else ? »

Et il se passe un truc vraiment meow meow.

Au déballage de cet emploi du temps extraordinaire, les tâches de tabac sur les  incisives de Natachouille se changent en blanc immaculé. Ses phalanges en saucisses apéritifs ont soudain la délicatesse de baguettes chinoises. Ses cheveux blonds filasses aux racines bicolores semblent flotter derrière elle en océan doré, emportés par quelques siroccos imaginaires. Et quand elle présente son profil écrasé sous les spots orangés, cette fille, je l'imagine sans problème en couverture de Vogue.

Cette impression-là.

Ce laideron aux dents carrées devient plus séduisant que Sharon Stone dans ce film de Verhoeven.

Sa botte frotte sur mon mollet, sa langue passe et repasse sur ses lèvres, et au moment où mon regard plonge dans la chair crayeuse de ses seins irisés de vergetures, soudain changés en poitrine de Marylin Monroe, Natachouille se lève d'un bond, caresse ma main, et chuchote à mon oreille :

« On va chez toi ? Je ne veux pas te presser, mais je monte sur scène dans une heure pour un numéro burlesque dans un cabaret. Ça nous laisse juste le temps... »

Et me voilà à mon appartement à faire ma petite affaire à une amie personnelle de Georges Clooney.

Ce soir la piscine est remplie d'eau claire, et des draps de satin roses brodés d'or bordent le lit en Tunisie. Une de ces filles me file une gaule d'enfer dans la vraie vie.

A peine est-elle en train de se rhabiller au pied du lit que sur toutes mes futures photos de vacances figure désormais la silhouette bovine de Natachouille. Mon incurable romantisme sort de sa tombe.

Pas de doute, la blonde dont parlait Alice, c'est elle.

" Au fait, mon vrai nom, c'est Martine. Martine Martin ", me confie-t-elle, avant de souffler un baiser dans sa main et disparaitre.

Je m'endors au paradis et, le lendemain, je m'empresse de téléphoner à mon ami pour lui raconter comment, grâce à lui, j'ai rencontré sur internet la future mère de mes enfants.

C'est encore Alice qui décroche...

« C'est génial, Georges ! Je suis contente ! Tu vois, la loi de l'attraction fonctionne, dit-elle, à force de réclamer mentalement l'amour à l'univers, tu entres en vibration avec lui, et il t'envoie tout ce que tu souhaites. Les cartes ne s'étaient pas trompées sur la blonde providentielle. »

Je laisse Alice me déballer son baratin mystique, triompher au téléphone de mon rationalisme indécrottable - après tout je suis heureux. Nous raccrochons, et avant le crouic, Alice ajoute :

« Surtout entretiens ta fréquence vibratoire, reste positif, et tout ira bien avec Martine. C'est dans ta tête qu'il pleut, Georges, pas sur ta vie, n'oublie pas ça. »

N'empêche, je commence à croire à ces conneries.

Le soir même, mon ex se pointe pour me rapporter ma console de jeu. Je l'accueille à la porte avec le sourire supérieur de celui qui a trouvé mieux ailleurs et, comme d'habitude, elle s'éclipse après l'apéritif. Mais cette fois une petite moue triste repeint son visage tout pâle, et elle me confie :

« Tu me manques, parfois, Georges… »

Dans la soirée, c'est mon frère qui téléphone - la première fois depuis notre fâcherie de la fête des mères. Il m'annonce que l'opération de Papa s'est bien déroulée. Notre père est tiré d'affaire ; la tumeur a été extraite de sa vessie sans complications. Il raccroche sur ces mots :

« Sans rancunes, mon frère, et à bientôt. Bisous. »

Merde, ça marche vraiment ces conneries de vibrations.

A ce stade, je parviens même à trouver du charme à mes vacances en Tunisie. Moi allongé au soleil sur un transat bancal autour de la piscine-blockhaus, et personne pour m'emmerder. Moi, saoul du matin au soir à la boukha, à m'empiffrer de datte et à bouquiner "l'attrape cœur" en maillot moulant sans gamins criards à proximité pour perturber ma lecture. Moi qui erre dans les couloirs moites et déserts de l'hôtel me prenant pour Barton Fink. Moi et mes douze heures de sommeil quotidien loin des casse-pieds du boulot.

N'empêche, c'était pas si mal.

Et donc, le lendemain, je replonge dans mon travail d'écriture au mépris de mon patron, et je lâche même une pièce au clodo au pied de mon immeuble. Krishna et l'univers tout entier m'ont de nouveau à la bonne, je suis sauvé.

Trois jours plus tard, Martine ne rappelle pas…

Pas grave, elle est sûrement entre deux avions...

Pour patienter, je tape "Martine Martin" sur Google en quête de nouvelles photos de ma belle ... En trentième position de la recherche, au milieu d'une mosaïque de portraits, je reconnais le visage porcin de mon dernier rencard surmonté d'un drôle de couvre-chef...

J'agrandis la photo.

Martine arbore une visière rouge de serveuse. Sur la casquette, je lis « Mac Donald ».

Oh.

Sur une deuxième photo, Martine tient par la main deux gamines sur fond de galerie commerciale - deux fillettes de six ou sept ans.

Oh.

Paniqué, je tape « Martine Martin mariage », « Martine Martin CV », je tape « Martine Martin » à toutes les sauces. Et voilà une photo de Martine en robe de mariée sur le parvis d'une église de province. A son bras, il y a ce type rougeaud au front bas, un grand maigre en costard mal taillé avec une petite fleur blanche à la boutonnière - ça date de l'été dernier.

OH.

Sur la photo suivante voilà MA Martine embrassant Monsieur bas du front au-dessus d'un plat de merguez.

Paniqué, je me connecte sur le profil de Martine, sur le site, et, à la place de sa bouille porcine, il est écrit : « cette utilisatrice a quitté le site ».

Anéanti, je suis prêt à rappeler mon ex et à rayer mon frère du répertoire de mon téléphone, ou à dépecer avec les ongles les derniers ours polaires. Je m'imagine crucifier Alice à l'envers sur une croix chrétienne, quand, à la télé, je tombe sur la publicité pour les petits suisses... Et c'est l'illumination.

La carte de « l'impératrice », la blonde qui doit changer ma vie,

Les petits suisses.

Tout fait sens.

La loi de l'attraction !

Je recommence à cliquer, à m'en fracturer l'index.

Les soirs suivants, je rencontre Hollywood.

Je rencontre Ratatouille.

Je rencontre Valoche.

Elles demandent : « Pourquoi t'as un plâtre au bras ? »

Elles disent : « Oh ! Ton bras. »

Mon bras ?

Eh bien, j'ai raté un virage au dernier grand prix de formule 3000, et crac, fracture de l'humérus. Juste après avoir remporté le championnat de France au cheval d'arçon. Après ma rencontre avec Béatrice Dalle au festival de Cannes. Oh, cette soirée mémorable en compagnie de Béatrice. Cette petite partie incroyable où nous avions barboté nus dans la piscine, à la fête privée de Bruce Willis.

Le lendemain soir, j'explique à Valoche, entre deux gorgées de mojito banane, comment j'ai peloté les seins de Demi Moore à Los Angeles. Je lui avoue tout bas :

« Ses seins d'origine, bien sûr. »

Pas ceux implantés en elle, par mes soins, grâce à mon diplôme imaginaire en chirurgie esthétique. Oui, le joli bonnet D qui a relancé la carrière de Demi après « Ghost », c'était moi.

Les implants capillaires de Mathew McConaughey ?

Moi.

La troisième rhinoplastie de Mickaël Jackson ?

Moi.

N'empêche, ça aurait pu être moi...

Et là, bien sûr, la mâchoire de Valoche tombe de surprise et d'envie façon cartoon de Tex Avery. Bien sûr, ses yeux s'ouvrent en phare de voiture. Ses mains sont moites, le rouge sur ses joues, et son entrecuisse bout de désir pour vous et gonfle jusqu'aux veines de son cou.

La loi de l'attraction.

Repensez à tous ces portraits flatteurs des rois et reines de ce monde. A ces affiches de propagandes truquées où des dictateurs se changent en dieux de la mythologie bodybuildés. Imaginez le retournement de vos échecs en réussite haut la main. Eh bien, à ce moment-là, sous votre pantalon, vous arborez une gaule à enfoncer des clous.

Mes rencards sont toujours aussi tartes, mais ce n'est plus leur goitre, ni leur gros bides que je vois, non, seulement mon reflet magnifié par leur admiration. On me regarde enfin comme celui que je mérite d'être  : Gatsby le magnifique. Et bingo, ça me la remonte jusqu'au menton.

 J'ai six ans, et on me ressert trois fois du dessert.

Fini la piscine vide et les draps moisis. Chaque soir, le temps d'un rendez-vous, je me prélasse enfin dans le palace Tunisien du dépliant.

Bien sûr, après ça, ces filles, elles vous chevauchent le manche du brillant chirurgien-pilote-ami-perso-de-Demi que vous êtes sans rechigner devant aucune position du Kâma-Sûtra. Et vous jouissez à l'intérieur d'un gros mensonge séduisant de vous, et poo poo pidoo, c'est votre image que vous baisez, et jamais vos orgasmes n'ont atteint des sommets comparables à ceux-là.

Et c'est tout ce dont j'ai besoin.

N'empêche, j'y ai cru.

Ce n'est que plus tard que je me suis souvenu de la conversation avec mon ex le soir de notre rupture.

Après l'accident, elle me conduisit à l'hôpital, moi, livide, allongé sur la banquette arrière avec mon bras cassé, incapable de trouver une position indolore. Arrivé aux urgences, mon ex m'aide à sortir de la voiture, puis elle dit ce truc qui m'achève - j'attendais un mot gentil et compréhensif : « Oh, pardon, mon amour, c'est de ma faute » -, elle a dit : « Faut toujours que tu en fasses des caisses, chou, et quand il ne se passe rien de tragique, tu t'ennuies, c'est ça qui nous a tué, Georges... Pour toi tes défauts sont tes qualités. Lâche ton égo un peu, tu es bien meilleur que tu ne le crois, arrête de lutter contre la réalité, accepte là, AIME TOI, bordel. Allez, viens... »

Et nous sommes sortis de la voiture pour nous diriger vers l'entrée scintillante des urgences. J'ai attendu mon tour au milieu de poivrots égratignés, j'ai vu le médecin de garde et passé une radio. Et quand je suis ressorti de là, shooté aux antidouleurs, vert comme une pomme Granny, avec mon plâtre tout frais, elle m'attendait. Elle fumait, adossée à la voiture, elle a souri à la vue de mon plâtre, et elle a dit :

« T'es content, tu l'as ta petite tragédie, mais ne crois pas que ça change quoi que ce soit, Georges, c'est fini... »

D'une certaine manière, elle avait raison : en l'état, j'allais droit dans le panneau. Mais ce n'est que plus tard que j'ai pu l'admettre.

Et donc, cet hiver-là, je continue à foncer tête baissée dans la mauvaise direction. Je pense sincèrement avoir trouvé le remède à mes problèmes.

Ces rendez-vous internet, ça devient rapidement mieux que la vraie vie. A force vous finissez par croire réellement que votre parcours est aussi wap doo wap que celui de Julia Roberts ou de Buzz Aldrin. Ouais, c'est mieux que moi avec mon bras plâtré, mon fichu cafard et mes refus chez les éditeurs. Ma dispute stupide avec mon frère, moi pleurant sur la « route de madison » à cause de mon ex me rongeant le cœur à distance dans mes souvenirs. Chaque soir je renais en pilote de course ou en partenaire de golf de Brad Pitt. Et flatter son égo dans le sens du poil, passer une épaisse couche de Polish sur sa dépression, aucune amourette ne vaut ce sentiment-là.

Mon père se remet bien de l'opération, mon premier recueil de nouvelle est sur le point d'être achevé malgré la menace de mon patron, et je parviens à faire croire à Alice que Martine et moi roucoulons, amoureux comme au cinéma. Je me garde bien de lui parler de mon interprétation très personnelle de la loi de l'attraction et de mes rendez-vous-mensonges cumulés avec la moitié des filles du site. C'est simple, je ne regarde même plus les photos, je clique, et celles qui mordent, je les rencontre.

Je rencontre Coco.

Je rencontre Wonderbra.

Je rencontre Artemis.

Chaque fois, ces filles sculptent des statues antiques à mon effigie de bonimenteur pathétique ; je jubile, et je me crois tiré d'affaire.

C'est donc le cœur léger que je me rends au diner mensuel chez Alice et mon Ami. Nous dinons Italien - escalope de veau au marsala, spaghetti et chianti. Je tâche de sourire pour faire plaisir à Alice, et mens au sujet de Martine et moi tout au long du repas. Mon ami est content, il me tape sur le plâtre en répétant :

" Tu vois, je te l'avais dit, c'est ta vision des choses qui était négative. T'es un gars extra, pas besoin d'en rajouter. "

Mes mensonges m'étouffent et le malaise grandit jusqu'au dessert. Au moment du traditionnel Tiramisu, je n'y coupe pas, Alice sort son jeu de tarot.

« Pose ta question, Georges », dit-elle.

Embarqué dans mes mensonges, je demande :

« Cela va-t-il fonctionner avec Martine ? »

Alice repousse son assiette vide, balaye les miettes de pain sur la nappe devant elle, puis commence le tirage ; les cartes s'abattent une à une... Le chariot, la maison de Dieu, le diable, le bateleur, l'Hermite, et... le pendu - Et là, même moi, je devine que mon destin s'annonce merdique. Alice louche vers mon ami par dessous ses sourcils froncés.

« Oh, Georges, ne m'en veut pas surtout », fini-t-elle par bredouiller, la main en coupe sur le front.

Je commence à transpirer, puis je me souviens que je ne crois pas à ces conneries quand Alice ajoute :

« Sois fort, Georges... Je vais quand même interpréter ce tirage, on ne défie pas les cartes, c'est ainsi."

Elle soupire.

"Bon... ça partait pas trop mal avec le chariot et la maison de Dieu, ils annoncent un changement radical... mais l'apparition du Diable en troisième position rappelle que les apparences sont trompeuses... »

Alice s'éclaircit la voix, et poursuit :

« L'Hermite coupe le bel élan donné par le chariot et annonce une longue période de solitude... Quant au pendu en synthèse, il signifie que tu resteras coincé dans le passé. »

Les mains d'Alice tremblent au-dessus de la table comme si elle s'adonnait à une séance de spiritisme ; mon ami m'observe, blême.

« Désolé, mais ce n'est pas bon... Chevrote Alice, cette blonde qui devait changer ta vie, eh bien, ce n'est pas pour le meilleur... Oh, Georges, pardonne moi, je déteste annoncer de mauvaises nouvelles. »

Là-dessus, Alice couvre ses yeux et disparait dans le couloir en direction des chambres. Les joues mouillées et la tête haute, la pythie s'enferme dans la chambre à coucher.

Mon ami et moi restons attablés en silence dans la salle à manger devant le tiramisu, les yeux rivés sur mon destin foireux tout en carte imprimé ; nous ne touchons finalement pas au dessert.

Après ça, mes vacances tunisiennes me paraissent aussi idylliques qu'une nuit allongé sur Marilyn Monroe.

Alice pourrait vous expliquer qu'on ne triche pas avec le destin. Oh, on ne berne pas l'univers indéfiniment. N'empêche, le lendemain, je recommence à cliquer, bien décidé à montrer à ces maudites cartes qui est le patron.

Je rencontre Babydoll.

Je rencontre Poivre vert.

Je rencontre Kittykit.

Quelque chose ne va plus. Je développe une sorte d'accoutumance, et l'effet salvateur ne se prolonge plus jusqu'au rencard suivant. Lorsque ces filles rentrent chez elles, au matin, je redeviens le petit nullard que j'ai toujours été. Entre les rendez-vous, je contemple dans la glace un sale petit mythomane prétentieux. Ces filles deviennent comme le miroir de la sorcière dans Blanche-Neige - Oh, miroir, mon beau miroir, dis-moi qui est le plus beau ?

Et j'ai besoin de ça.

C'est ainsi que j'organise des rendez-vous entre midi et deux heures pour pallier au manque. Mais, comme Cendrillon, deux heures après le départ de mon rencard, la réalité me rattrape, je réintègre le cours de cet hiver foireux, plus déprimé que jamais.
Je n'y crois plus, et mes boniments d'un soir deviennent de plus en plus abracadabrantesques. Je suis tour à tour le roi du Maroc, agent secret de la CIA, un membre de Daft Punk, et parfois les trois à la fois.

Le radeau coule.

Le matin, je pars au travail et le clodo au pied de mon immeuble me sert des excuses au sujet de mon bras, et chaque fois les paroles de mon ex me reviennent en boucle jusqu'au rendez-vous du soir.

AIME-TOI.

La nuit, je fais des rêves étranges... Je suis enfermé dans une pièce sans fenêtres aux murs parcourus de tentures orientales brodées au profil de Martine. Assis sur des coussins satinés devant un plateau doré, je prends le thé en compagnie de mon ex, de l'adipeuse réceptionniste de l'hôtel tunisien aux cheveux frisottés et de ce maudit clochard. Tous me dévisagent en silence, un sourire en coin...

D'autre nuit, je fais du ski nautique sur la méditerranée en compagnie d'Amanda Lear. Et lorsque le pilote du hors-bord se retourne, je reconnais le visage d'Alice. Elle me lance :

« Fais gaffe à la blonde, Georges! »

Puis un plâtre apparait autour de mon avant-bras et je lâche la poignée. La suite ? Je coule, inexorablement attiré vers le fond par mon bras de dix kilos...

Mon paradis prend l'eau. Mais toujours aucune apparition de la maudite blonde ; Alice s'est plantée.

Je rencontre Patatruc

Mistigri.

Lolipop.

Et un soir, je suis en retard pour rejoindre Valdamenthe, mon énième rencard de la semaine au café cubain, quand mon ex se pointe à mon immeuble avec une part de gâteau et un slip de bain moulant dans un sac plastique - celui-là même que j'arborais autour de la piscine en Tunisie. Elle me surprend à l'entrée de l'immeuble devant le clodo habituel ; je suis sapé comme un maquereau, un pull en cachemire ample découpé  autour de mon plâtre et des godasses pointues - ce soir, je suis un producteur de musique Jazz, ami intime de Quincy Jones, descendant direct, mais caché, de Chet Baker.

« T'as rencard ou quoi? » demande-t-elle en secouant le sac devant sa poitrine."

Un vertige me prend : le clodo, mon ex au pied de l'immeuble... Comme le soir de l'accident.

Tu resteras coincé dans le passé, Georges.

Ce foutu pendu.

Mon ex ajoute : « T'es pressé ? On peut parler cinq minutes, petit minet ? »

La vision du slip de bain exhumé des mes bagages tunisiens précipite ma fuite : je détale fissa. Et ce con de clodo qui se fend d'un « désolé pour votre bras, M'sieur! » sur mon passage, lui et ses putains de cadavres de bouteilles à rouler partout autour de lui.

Les petits suisses.

La loi de l'attraction.

La blonde qui va bousiller ma vie.

Les vacances en Tunisie.

La malédiction de Toutankhamon, cette impression-là.

Le piège des astres et ce foutu hiver se referme sur moi...

C'est essoufflé que je débarque dans le bar cubain à la table de Valdamenthe, ma poupée virtuelle en chair et en os, à peine reconnaissable sans Photoshop - maquillage en tartine, odeur de papier toilette parfumé à la lavande. Qu'importe, je vais me battre jusqu'au bout, chuter sur le champ de bataille tel Alexandre le grand. Je commence mon baratin, le sourire crispé, le regard fixé sur l'entrée du rade, présageant le pire.

Un peu gênée par ma nervosité, Valdamenthe demande :

« Ah bon? Tu es producteur de musique? Tu connais Quincy Jones ? Mais qu'est-ce que tu t'es fait au bras ? »

Quand la prophétie s'accomplit...

Entre dans le bar une blonde laiteuse aux cheveux filasses agrippée au bras d'un rugbyman en chemise de satin rose. La suite est un peu confuse... Réalité? Fiction? Imaginez-moi simplement, fort de mes quinze années de boxe anglaise et de mon titre de super Walter au JO de 1992 imaginaire, quitter la table pour bondir au cou de taureau du rugbyman. Imaginez mon corps de poulet plâtré éjecté d'un revers de main en plein dans le pif au milieu de danseurs de Salsa éméchés. Constatez comme on ne se voit jamais comme on est réellement. Voyez comme la réalité est brutale pour ceux qui rêvent de ballons roses et de femmes-mannequins au bout de leur bras. Et il n'y a rien qui puisse m'arrêter...

Le rugbyman répond à mes assauts répétés et désespérés du même coup de paluche nonchalant. Il ne change même pas de bras, l'enfoiré. L'humiliation est totale ; retour sur terre au milieu des pieds des danseurs affolés et mes narines qui pissent le sang. Étalé sur le sol poisseux, j'aperçois les talons compensés de Valdamenthe filer vers la sortie. En contre plongé, je vois Martine, ma malédiction peroxydée, retenir enfin la main du Rugbyman, son rencard, pour finalement venir m'aider à me relever. Elle dit :

« Qu'est-ce que tu fais, Georges? C'est le jeu... Je croyais que tu avais compris, c'est un jeu. »

C'est sur le trottoir que les videurs m'évacuent comme un mauvais rêve. Mon nez semble pousser à l'envers, vers ma cervelle - cassé. Et bien sûr, c'est elle que j'appelle... Elle se pointe quelques minutes plus tard pour me ramasser devant le rade.

« Qu'est-ce que t'as encore foutu, Georges? » dit-elle en m'épaulant jusqu'à la voiture.

« Putain, mais c'est pas vrai, pourquoi tu t'infliges ça? Allez viens... »

Mon ex.

Ce qui s'est passé le soir de notre rupture, celui de l'accident, c'est que je dévalais les escaliers de mon immeuble à sa suite pour la retenir. Ce qu'il y a, c'est que ce foutu clochard laisse trainer ses fioles de gnôle partout au pied du bâtiment et quand vous courrez sur le trottoir pour rattraper votre ex qui s'enfuit avec vos couilles et votre belle confiance en vous sous le bras, toutes ces belles images flatteuses dont vous avez besoin pour vous sentir quelqu'un, eh bien, vous posez le pied au mauvais endroit...

L'enseigne monolithique et scintillante des urgences arrose le pare-brise et repeint en bleu l'habitacle et nos visages fatigués, et mon ex dit :

« On est arrivé Bruce Lee, j'espère qu'il y aura moins d'attente que la dernière fois pour ton bras, et me fout pas du sang partout sur les sièges en sortant...»

Je réponds :

« Il faut prévenir Quincy... Préviens Quincy...

- Quincy ? »

Son rire vibre jusque dans les os brisés de mon nez.

« Oh, Georges, t'es taré, tu sais ça? »

Elle ajoute :

« Sors de la voiture, espèce de cinglé, tu pisses le sang partout... Et surtout, change rien, c'est pour ça que je t'aime. »

N'empêche, après ce soir là, le clodo a disparu.

L'hiver s'achève, on ma retiré mon plâtre, l'ecchymose autour de mon nez et sous les yeux a viré au jaune, je pars travailler, et la silhouette parée de guenille n'est plus là à ronfler sur le banc. Pas une bouteille vide qui traine à l'entrée de l'immeuble. Le soir, je rentre : idem. Envolé Monsieur le clochard. Et quand j'appelle mon ami au téléphone, le petit ami d'Alice, sa voix tremble dans l'écouteur :

« J'en avais marre de ses foutues prédictions et de ses airs de grande prêtresse, Georges. Sais-tu qu'elle refusais de manger du jambon à cause d'un tirage qui lui aurait prédit une intoxication alimentaire? J'adore le jambon de parme... Du coup, je me suis réinscrit sur le site. Ce soir, j'ai rencard avec une certaine Natachouille, on verra... Et toi, ton bras? »

D'une certaine manière, c'est pour ça que j'écris.

Ce qui est arrivé au clodo en bas de chez moi, je ne l'ai appris que les semaines suivantes. Mon ex et moi sommes de nouveau en couple, mon recueil de nouvelle est enfin achevé, la chance a tourné - Ouais, cette impression-là. Seule une petite bosse rosacée sur l'arrête de mon nez persiste comme unique stigmate de ce foutu hiver.

Un dimanche matin, je descends pour chercher les croissants, et il est là. Rasé de frais, la raie au milieu, ses cheveux longs jaune-morve bien peignés encadrent son visage émacié. Basket, manteau et pantalon neufs ; le type ressemble à un Jésus ivrogne repenti. C'est là que je réalise que mon clodo de malheur est paraplégique. Jésus est assis sur un fauteuil roulant, une couverture dissimule à peine ses jambes amaigries.

« C'est fini votre bras ? », demande Jésus.

Finalement, il me déballe toute l'histoire.

Il dit que c'était pourtant une chouette soirée. Dans ce squatte barricadé près des quais, Jésus et ses potes SDF étaient parvenus à grimper au deuxième étage à l'aide d'une vieille planche qui trainait là. Et les voilà  en train d'escalader la façade, des bouteilles pleins les poches, entrant par la seule fenêtre du squatte non condamnée. Ensuite, bien sûr, ils avaient picolé, et encore picolé... Si bien qu'au moment où Jésus avait voulu en griller une par la fenêtre... Il dit qu'il n'a rien senti. Il dit qu'il s'est réveillé à l'hôpital, que les infirmières étaient jolies, mais que ses jambes, il ne les sentait toujours pas. L'avantage, dit Jésus, c'est qu'il a arrêté de boire, et que maintenant il est pris en charge par un centre de réinsertion. Mon vieil ennemi dort au chaud tous les soirs et on lui donne de beaux vêtements. Et le type me sourit en me faisant une démonstration de fauteuil en équilibre sur les roues arrières - « Hé hé hé!», il fait.

« Nickel ! »

Ouais, nickel.

C'est pour ça que j'écris.

Il n'y a pas de vacances ni d'amour parfait, juste ce que vous en faites, juste ce que vous êtes prêt à concéder à la réalité pour être heureux.

N'empêche, j'y ai cru.

Signaler ce texte